Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Silvia Federici
« (R)éinterprétation de l’histoire du capitalisme et de la lutte des classes dans une perspective féministe » (p. 15), ce livre reprend l’essentiel d’une recherche entreprise dans les années 1970 avec Leopoldina Fortunati (Il Grande Calibano, 1984). À travers cette étude systématique de la persécution des femmes à l’époque moderne, Silvia Federici dénonce l’idée reçue selon laquelle la différence de pouvoir entre les genres serait issue de simples dispositions culturelles, démontrant combien elles sont, au contraire, au cœur des processus historiques et des systèmes sociaux de production.
À la fois description diachronique, par une histoire socioéconomique étalée sur cinq siècles (XVe-XXe), et analyse économique synchronique des moments clefs de cette histoire, l’ouvrage défend l’idée selon laquelle l’accumulation primitive n’aurait pas seulement précédé, mais présidé à chacune des phases du développement capitaliste. L’auteure postule que la concomitance de la chasse aux sorcières et de l’apparition du capitalisme n’est pas accidentelle, et que la naissance de l’époque moderne sur les ruines du féodalisme, loin de tenir ses promesses d’émancipation, a durablement déstructuré et affaibli le monde paysan et ouvrier.
Au cœur de cette guerre contre les classes populaires, la longue campagne de terreur visant à dominer les femmes et prendre le contrôle de leur capacité productive comme reproductive, est pour Federici la clef des transformations sociales, politiques et économiques des temps modernes.
L’auteure étudie comment d’une part la féminisation de la pauvreté, accompagnant le développement du capitalisme et la mondialisation du travail devient une donnée durable et, d’autre part, comment le corps des femmes, constitue « la cible principale, le terrain privilégié du déploiement des techniques et des rapports de pouvoir » (p. 26).
Avec Federici, la chasse aux sorcières a moins à voir avec le dogme de l’Église qu’avec l’introduction d’une nouvelle division sexuelle du travail et la fin du système familial de production.
Au XVe siècle, le monde féodal entre dans une crise dont il ne se relèvera pas. L’entrée dans le capitalisme que permet la « concentration préalable de capital et de travail » (p. 102) – ce que Marx appelle l’« accumulation primitive » – se produit à un moment où les forces sociales en présence sont en pleine ébullition. Le monde féodal, nous dit Federici, est « une incessante lutte de classes » (p. 44) : émeutes, soulèvements, mouvements de sans-terre, millénarismes et hérésies partagent une même utopie égalitariste.
Les révoltes ouvrières, les guerres des paysans ou les utopies religieuses, si elles aboutissent à quelques éphémères réalisations collectivistes (les Ciompi de Florence, les travailleurs de la laine à Bruges ou les Anabapstistes à Münster), sont stoppées par la « contre-révolution » menée par les classes possédantes sur ce prolétariat naissant : le marquage au fer, le fouet, la pendaison menacent travailleurs rebelles et vagabonds, tandis que l’accusation d’hérésie est régulièrement brandie par les patrons pour mettre à mort les ouvriers indociles.
La persécution des hérétiques, pour lesquels l’Inquisition fut créée, n’est pas le seul fait de l’Église, mais également des autorités séculières, qui y recourent abondamment dans le but de conserver une politique de bas salaires. D’instrument de liberté tel qu’il avait un temps été envisagé du point de vue des serfs, le salariat est devenu instrument d’asservissement.
Dans ces deux siècles de « transition » du féodalisme au capitalisme, qui ne fut ni graduelle ni linéaire et que les historiens surnommèrent « l’Âge du fouet » – mi-XVe à mi XVIIe –, l’Église, la noblesse et la bourgeoisie naissante font front commun, leur « premier pas sur le chemin vers l’État absolu » (p. 96).
La crise du système féodal enregistre deux faits majeurs : d’une part, la fin des communaux, ces espaces naturels exploités par une communauté paysanne (en Angleterre, les « enclosures » remplacent l’openfield). L’expropriation terrienne marque la fin des relations de servage entre seigneurs et paysans, au profit des nobles et des bourgeois. D’autre part, l’imposition du salariat et de la monétisation [par la commutation des services en travail (ou corvées) en argent] fracture le monde paysan, dont la majorité, incapable de racheter les terres sur lesquels elle vit, est contrainte au départ. Les plus durement touchés sont les femmes, que l’explosion du système familial de production jette sur les routes parmi les mendiants promis à la potence ou aux « maisons de travail », vers la prostitution et les rémunérations les plus faibles.
Enfin, l’effondrement des salaires au XVe et XVIe siècles, dû à l’internationalisation des marchés agricoles et l’arrivée en Europe des richesses américaines, provoque une terrible crise économique. La viande et même le pain deviennent inaccessibles aux classes populaires, dont les « hordes sillonnaient le pays en pleurant et en gémissant » (p. 142). C’est la fin, dit Fernand Braudel, de l’« Europe carnivore » (p. 141). Loin d’avoir apporté la prospérité, « la transition au capitalisme a ainsi initié une longue période de famine pour les travailleurs d’Europe » (p. 142).
La reprise en main du pouvoir par les classes possédantes s’est exercée par le biais d’une étonnante politique de « sexe gratuit » : le viol des femmes pauvres est décriminalisé, ouvrant de véritables chasses aux femmes auxquelles on estime que la moitié des jeunes gens s’y livrent, seuls ou en bandes.
Condamnées dès lors à la prostitution, elles rejoignent les bordels d’État récemment créés par les classes dirigeantes et soutenus par l’Église à des fins de paix sociale. Si, au XVIe siècle, les bordels municipaux seront fermés et les prostituées pourchassées ou bannies, ces pratiques eurent un effet durable sur les solidarités de classe entre hommes et femmes. Pour Federici, qui n’hésite pas à parler de « terrorisme d’État » (p. 183) à propos de leur soumission forcée, « les femmes ont subi un processus unique d’avilissement social qui était fondamental pour l’accumulation du capital et qui est demeuré tel depuis lors » (p. 132).
D’un point de vue économique, les femmes voient également leur travail leur échapper. Ainsi invisibilisé, le travail reproductif, si nécessaire au capitalisme naissant, se trouve naturalisé, « mythifié(e) comme aspiration naturelle » (p. 132). « Ces bouleversements historiques, qui culminèrent au XIXe siècle avec l’introduction de la femme au foyer à plein temps, redéfinirent la position des femmes dans la société » (p. 132).
C’est également au XVe siècle que les femmes deviennent la cible principale de la lutte contre les hérétiques et que commencent les premières chasses aux « sorcières » – des célibataires, des veuves, ou des femmes soupçonnées de continuer à contrôler leur fécondité. L’ensemble des femmes, hors prostituées, est en effet soumis à l’obligation de procréer. L’État se mêle dorénavant de sexualité et veille à la reproduction de la force de travail. Ainsi, l’intimidation et le contrôle des femmes font partie des « politiques que la classe capitaliste introduisit pour discipliner, reproduire et élargir le prolétariat européen. Le début du XVIIe siècle voit pour la première fois les hommes jouer le rôle de « femmes sages », lesquelles sont désormais évincées de la chambre de l’accouchée et reléguées au rôle d’espionnes des cycles reproductifs d’un quartier, l’accusation d’hérésie pouvant être portée à l’encontre de toute personne soupçonnée de pratiquer la contraception ou l’avortement. La mise en place de la nouvelle société implique donc une politisation de la sexualité.
Les sorcières telles que les définit la Renaissance, ces siècles d’humanisme qui furent pour les femmes et les pauvres des siècles d’obscurantisme et de terreur, ont suivi le sort des hérétiques, parmi lesquels les femmes étaient nombreuses. Les débuts des temps modernes signalent une volonté de domestication des femmes et de ce que Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975) appellera la « disciplinarisation des corps ».
C’est paradoxalement au milieu du XVIe siècle, où les principes de rationalité et de tolérance religieuse commencent à s’établir, que le pic de la persécution des « sorcières » est atteint. Le développement, sinon le pullulement, de textes et de gravures, diffusés par l’imprimerie naissante et décrivant les supposées pratiques sorcières témoignent d’une véritable fascination intellectuelle chez les religieux, mais aussi les philosophes les plus rationalistes.
S’ils ne sont pas directement la cause des persécutions, admet Federici, le rationalisme et le mécanisme des philosophes de l’époque (Descartes, Hobbes) les accompagnent et les encouragent. Dans cette nouvelle division sexuelle du travail, à l’exception des femmes des classes supérieures, « chaque femme devenait un bien commun … les femmes elles-mêmes devenaient les communaux » (p. 172-173).
Au XVIe siècle, l’anatomie est enseignée de manière théâtrale et l’appareil reproducteur de la femme y fait l’objet d’un intérêt particulier. Son fonctionnement doit être rationalisé et exploité à l’instar du monde naturel. C’est d’ailleurs à cette époque que nait l’« individu abstrait , standardisé » (p. 234), mais aussi les statistiques et la démographie pour lesquelles le comportement social s’évalue « en termes de nombres, de poids et de mesures » (p. 236). Dans cette éthique cartésienne de contrôle sur soi par l’intériorisation des normes, l’individu est à considérer en fonction de nouvelles manières corporelles et comportementales et d’une attaque en règle contre toutes les formes de sociabilité populaire, jeux, danses, fêtes ou rituels collectifs.
Federici observe que la chasse aux sorcières n’est que rarement, voire pas du tout, mentionnée dans l’histoire du prolétariat, et qu’elle est même l’un des phénomènes « les moins étudiés de l’histoire européenne » (p. 255). Longtemps abordée comme relevant du folklore ou de l’histoire religieuse, alors qu’elle est, au final, le plus souvent le fait d’autorités civiles, ces campagnes de terreur ne sont reliées à la question politique et économique que par les féministes. « (C)ontrairement à l’idée propagée par les Lumières, la chasse aux sorcières ne fut pas le dernier feu d’un monde féodal mourant. Le concept même de “ sorcellerie ” ne fut pas formulé avant la fin du Moyen Âge » (p. 261).
Leur apogée se situe entre 1580 et 1630, en pleine naissance du capitalisme mercantile qu’accompagne un changement fondamental d’institutions politiques : l’État s’empare de ce qui n’était jusque-là qu’une affaire religieuse parmi d’autres. Il s’agit avant tout d’imposer à tous, par la violence, la législation introduite à la même époque « pour réguler la vie familiale, le genre, et les rapports de propriété » (p. 298).
Touchant les pays catholiques comme protestants – où la Réforme joua un rôle majeur dans la persécution –, ce phénomène de psychose qui s’empare des villages est en réalité suscité par les autorités, à grand renfort d’écrits, de peintures, de gravures. Avec leurs messes inversées, leurs balais volant à l’envers et leurs danses à contresens, les sorcières incarnent la peur de la mobilité paysanne et « la diabolisation de l’utopie prenant corps dans la rébellion contre les maîtres » (p. 286). Le diable lui-même acquiert à cette époque des pouvoirs étendus, il n’est plus pluriel, mâle ou femelle, mais unique et presque aussi puissant que Dieu. « La chasse aux sorcières renversa l’image de la femme âgée : traditionnellement considérée comme une femme savante, elle devint symbole de stérilité et d’hostilité à la vie » (p 310).
Les homosexuels sont également poursuivis pour rapports stériles, et le terme anglais faggot, qui vient des fagots des bûchers, et celui, italien, de finnochio (fenouil, en référence aux aromates que l’on brûle avec les condamnés pour en couvrir l’odeur) nous rappellent la longévité de ces représentations. Silvia Federici montre enfin l’existence de liens structurels entre groupes opprimés : si sorcières et hérétiques incarnent une même subversion sociale, de même on observe de nombreuses similitudes entre la persécution des sorcières et celle des juifs : ils se trouvent accusés des mêmes crimes et souffrent des mêmes stéréotypes (sodomie, meurtre rituel d’enfants, cultes animaliers, sabbats appelés synagogues, sabots et cornes, nez crochu…).
Aux XVIe et XVIIe siècles, la nécessité pour le nouveau système mercantile de s’appuyer sur une main-d’œuvre abondante et bon marché pousse dans deux directions que Silvia Federici décide de penser conjointement, hors de tout propos eurocentré : l’exploitation de la moitié féminine de la population européenne, et celle des peuples colonisés.
Soulignant que « la division internationale du travail (…) émergeait sur la base de la colonisation de l’Amérique, de la traite des esclaves et de la chasse aux sorcières » (p. 321), l’auteure trace clairement un parallèle utile à sa démonstration, tout en précisant ses évidentes limites (elle parle ainsi de « proportions génocidaires » à propos de l’exploitation de la force de travail en Amérique, où la population autochtone connut une destruction allant jusqu’à 95%).
Déplacés de force de leurs terres désormais privatisées, Amérindiens, Africains déportés et femmes paysannes d’Europe ont perdu d’un même coup leurs communautés et leur autonomie. Des formes comparables de répression furent exportées et appliquées au Nouveau Monde, pour être ensuite réimportées en Europe. Tous subirent un processus de naturalisation. Les sociétés non européennes sont envisagées sous le prisme du satanisme et du cannibalisme. Les attaques contre les dieux indigènes prennent la forme, à partir du début du XVIIe siècle, de chasses aux sorcières ciblant les femmes tout comme en Europe, selon les mêmes modèles d’enquête.
Réduites par les Espagnols aux fonctions de servantes et de travailleuses du textile serviles, les Amérindiennes perdent comme les Européennes les pouvoirs et l’usage de la terre. Elles subissent, quoique bien plus durement encore, l’assujettissement de la procréation à l’accumulation capitaliste, allant dans les Caraïbes jusqu’à une véritable « politique d’« élevage d’esclaves » » (p. 201). Afin que soit justifiée leur exploitation, un même dénigrement culturel vise les femmes, les peuples indigènes américains et les captifs africains, animalisés ou représentés comme des êtres démoniaques.
Tandis que l’économie coloniale s’appuie sur l’esclavage, on assiste en Europe orientale à un « second servage » (XVIe-XIXe) et en Europe occidentale aux enclosures, à la chasse aux sorcières et à l’enfermement des vagabonds dans des maisons de travail forcé. Les systèmes d’engagisme en France et d’indenture en Angleterre autorisent de nouvelles formes de servitude temporaire dans les territoires coloniaux.
Plus largement, les correspondances thématiques et iconographiques permettent de repenser le phénomène européen au prisme de l’américain. Lorsque la persécution des sorcières prend fin en Europe, on observe sa migration vers les plantations d’esclaves en plein essor.
Silvia Federici, par sa démonstration magistrale des liens existant entre, d’une part, la marginalisation des femmes dans la sphère du travail et l’exploitation de leur force tant productrice que reproductrice, et, d’autre part, le phénomène encore mal compris de la chasse aux sorcières, dévoile l’évidence de mécanismes communs tout au long de l’histoire mondiale. Elle voit dans les Communardes de 1871, dépeintes dans la presse comme des sorcières et exécutées par centaines, une nouvelle incarnation de ces persécutions.
Selon elle également, des « sorcières » continuent d’apparaître dans des sociétés caractérisées par l’exploitation absolue de la force de travail : Transvaal sud-africain, où 70 femmes ont été brûlées, mais aussi Kenya, Cameroun ou Nigeria. On pourrait y ajouter Haïti, héritière de la société française de la Renaissance et de son modèle esclavagiste, où sont régulièrement lynchées des femmes pauvres accusées de sorcellerie.
Par cet ouvrage riche en illustrations et en notes précieuses, Federici montre que la fin de l’économie de subsistance, qui s’appuyait sur la solidarité familiale et la complémentarité au sein du couple, passa par la destruction de l’image de la femme et de ses capacités.
Représentée le plus souvent comme une femme âgée, seule, dont on redoute qu’elle n’ait, elle aussi, des besoins, la sorcière apparaît fréquemment lors des crises économiques et l’on observe des pics de persécutions là où les prix de la nourriture s’envolent. En ouvrant sa perspective aux questions coloniales et aux actions actuelles menées par le FMI et la Banque mondiale dans les pays du Sud, l’auteure tire des conclusions utiles aux historiens comme aux économistes.
Ouvrage recensé– Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève/Paris/Marseille, Entremonde/Senonevero, 2014.
De la même auteure– Le capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019.
Autres pistes– Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Le Pouvoir des femmes et la Subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973. – Selma James, Sex, Race and Class. Bristol, Falling Wall Press, 1975.– Leopoldina Fortunati, The Arcane of Reproduction. Housework, Prostitution, Labor, and Capital, New York, Autonomedia, 1995.– Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997.