Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Simone Korff-Sausse
Si le handicap est un sujet délicat à traiter, il l’est encore plus quand il s’agit d’un nouveau-né ou de jeunes patients. Dans son livre Simone Korff-Sausse choisit l’angle de la psychanalyse pour aborder les différentes phases de la construction identitaire de l’enfant handicapé, de la petite enfance à l’adolescence. Elle explore aussi la façon dont le handicap modèle les relations avec les autres, en étudiant les représentations fantasmatiques qui lui sont associées.
Le handicap de l’enfant est une réalité difficile qui heurte de plein fouet ceux qui y sont confrontés, des parents aux experts médicaux. C’est néanmoins oublier que l’individu atteint d’une infirmité psychomotrice ou d’une déficience mentale est le premier touché par cette différence.
Dans cet ouvrage publié en 1996, Simone Korff-Sausse se place à contre-courant des tendances psychanalytiques en vigueur. Elle prône la prise en considération de la dimension psychologique de l’enfant handicapé et croit en sa capacité à évoluer.
Mais comment la psychanalyse peut-elle venir en aide à ce type de patient ? Quelles répercussions le handicap a-t-il sur la vie psychique des parents et de quelle façon est-il perçu par la société ? Simone Korff-Sausse propose d’analyser les conséquences du handicap sur la construction de l’identité de l’enfant handicapé, à travers le rapport à ses parents et à la société.
La naissance d’un enfant handicapé constitue un événement traumatique pour les parents. Le choc lié à l’annonce du handicap est si violent qu’il les plonge dans un état de sidération psychique. Au lieu d’exprimer leur souffrance, ils se focalisent sur des préoccupations d’ordre matériel concernant le diagnostic, les soins quotidiens, les dispositifs sociaux visant à les aider. Il faut dire qu’ils doivent faire face à un isolement profond. Leur solitude se révèle d’autant plus grande que l’événement n’a pas de dimension collective, comme peuvent l’avoir les traumas résultant d’une catastrophe naturelle ou d’une guerre vécue par l’ensemble d’un groupe social.
C’est pourquoi les parents éprouvent souvent le besoin de se tourner vers des associations spécialisées au sein desquelles ils rencontrent des personnes confrontées aux mêmes difficultés. Il peut arriver que la douleur et la peur que suscite le handicap se conjuguent à un « phénomène d’après-coup », c’est-à-dire l’émergence de traumatismes du passé non résolus pouvant dater de l’enfance. Cette complication ne fait qu’amplifier les effets du choc traumatique.
Le point commun de tous les parents d’enfants handicapés est le sentiment de culpabilité. Ils s’en veulent d’avoir donné naissance à un bébé anormal. Ils cherchent donc à comprendre et se lancent dans la quête éperdue d’une cause qui expliquerait la malformation ou l’infirmité de leur enfant. La possibilité d’une tare héréditaire se présente inévitablement à leur esprit. Certains parents soumettent leur bébé à de multiples examens cliniques pour obtenir une réponse médicale concrète, ce que l’auteur qualifie de « shopping médical » (p. 109).
Des explications plus superstitieuses, telles qu’une faute morale, viennent aussi alimenter leur malaise. Sans oublier que la culpabilité des parents est se double parfois de fantasmes de meurtre concernant un enfant dont ils jugent la mort préférable à la vie.
Le handicap est une réalité qui met en exergue les limites de la science. Il souligne en effet l’impuissance du corps médical à maîtriser toutes les données biologiques d’un individu, mais aussi à le soulager d’une anomalie physique ou psychique par le biais de moyens thérapeutiques. C’est pourquoi peu d’écrits scientifiques sont consacrés aux problèmes posés par le handicap.
La plupart des infirmités psychomotrices ou mentales figent en effet les patients dans un état qui exclut tout espoir d’évolution ou de guérison. Les obstacles sont tels que de nombreux psychanalystes considèrent qu’il est inutile d’engager une psychothérapie avec un enfant handicapé. Les professionnels exerçant dans les maternités, quant à eux, tiennent parfois des discours inadéquats qui proposent comme unique perspective l’abandon de l’enfant ou l’espoir d’une nouvelle grossesse. Cette déconsidération de la douleur des parents et du bébé handicapé en tant qu’individu signe l’échec du corps médical.
En parallèle, les avancées scientifiques sont nombreuses. Elles semblent ouvrir des perspectives optimistes, avec l’amniocentèse, le diagnostic prénatal ou encore le développement du conseil génétique. Cependant, ces progrès posent des soucis éthiques selon Simone Korff-Sausse. En proposant l’avortement thérapeutique, on décide quel type d’individu a le droit de naître.
Quel sera par ailleurs l’impact psychologique d’une erreur médicale sur le devenir des parents et de leur enfant, porteur d’une anomalie malgré les précautions prises ? Peut-on enfin interdire toute grossesse à une femme trisomique, ce qui consisterait à dire qu’elle est une erreur de la nature ? Du point de vue social, certaines questions éthiques se posent également. Les sociétés modernes travaillent à l’intégration des personnes handicapées, les catégorisant par là même comme différentes. Même si l’auteure soutient toutes ces initiatives médicales et sociales, elle n’en souligne pas moins leur aspect paradoxal : on fait le choix de protéger les enfants handicapés, tout en veillant à ce qu’ils ne se multiplient pas dans la société.
Quand des parents donnent naissance à un enfant atteint d’une anomalie, ils sont dans l’impossibilité de se reconnaître en lui. Le handicap crée une distance qui complique l’établissement du lien affectif avec le bébé. En psychanalyse, on dit communément que les parents doivent faire le « deuil de l’enfant imaginaire », c’est-à-dire qu’ils doivent renoncer à l’enfant qu’ils avaient espéré. Simone Korff-Sausse préfère parler, quant à elle, d’acceptation de l’inacceptable.
Car l’image renvoyée par le bébé est un reflet inquiétant et déformé de l’enfant désiré. Le handicap laisse les parents totalement démunis et les déstabilise au point qu’ils s’avèrent incapables d’opérer des choix sensés pour l’avenir ou le quotidien de leur progéniture. Dans d’autres cas, on assiste à une identification extrême avec l’enfant handicapé. La fusion qui en découle peut engendrer des manifestations somatiques surprenantes, faisant écho au type de handicap touchant le tout-petit : la paralysie du nerf optique de la mère d’un enfant aveugle, une entorse immobilisant le parent d’un enfant handicapé moteur, etc.
L’enfant handicapé opère aussi un processus d’identification qui a pour vocation de lui permettre de construire son identité. S’il est en mesure de se reconnaître en sa mère ou son père en fonction de son sexe, l’infirmité ou la déficience dont il est atteint érige toutefois une barrière insurmontable. Comment s’identifier à des personnes qui ne présentent aucun handicap et pour qui la vie n’est pas un combat quotidien ?
D’autant que l’enfant handicapé est parfaitement conscient de son anormalité et qu’il est capable d’évaluer ses capacités en se comparant aux gens de son âge. Par conséquent, il est également confronté à un processus de deuil. En raison des limites imposées par son handicap, il doit renoncer à certaines aspirations et s’astreindre à des objectifs réalisables. Cette limitation des perspectives a des incidences sur la santé psychologique de l’enfant et peut occasionner un état dépressif. L’absence de modèle rend donc difficile l’élaboration de l’identité et en fragilise les fondations.
Pour l’enfant handicapé, l’absence d’autonomie physique ou intellectuelle crée une dépendance permanente. La dénégation de certains parents concernant le handicap empêche l’enfant de se construire. Le fait de refuser de nommer l’infirmité ou de nier son existence cause une inhibition intellectuelle qui a un effet régressif et renforce la dépendance. Celle-ci est également amplifiée par le comportement contraire, qui consiste à adopter une attitude de surprotection ayant deux fonctions principales.
D’une part, elle permet d’atténuer le sentiment de culpabilité qu’éprouvent les parents, en se dévouant corps et âme et mettant leur propre vie entre parenthèses. D’autre part, elle vise à maintenir leur enfant dans un statut infantile : cela permet d’occulter la maturation sexuelle qui accompagne inévitablement l’âge adulte et qui reste un tabou dans le cas d’une personne handicapée. Dans tous les cas, cela a pour conséquence de mettre en exergue le handicap au lieu de le réduire.
Par ailleurs, l’enfant handicapé se trouve soumis en permanence au regard des autres. C’est tout d’abord dans les yeux de sa mère que le tout-petit décrypte les éléments constitutifs de son identité. Cette première confrontation au regard maternel le met face à sa différence et à la douleur qu’elle suscite chez ceux qu’il aime. Cette « expérience traumatique du regard » (p. 57) est une constante chez les individus marqués par une déficience ou une infirmité. Elle se poursuit d’ailleurs tout au long de la vie et fait de la personne handicapée un objet de fascination ou de rejet qui la réduit à sa différence.
Pour Simone Korff-Sausse, « le narcissisme – à savoir la confiance en soi, la certitude de son monde intérieur et la solidité des assises de l’identité – est fortement ébranlé par cette dépendance au regard de l’autre » (Id.). Elle conduit l’enfant, dès son plus jeune âge, à développer des stratégies de défense qui consistent tantôt à dissimuler son handicap, tantôt à l’exhiber.
La psychanalyse a un rôle important à jouer dans l’accompagnement de l’enfant handicapé. Celui-ci est en effet souvent réduit à son anormalité physique au détriment de sa vie intérieure. Or Simone Korff-Sausse a pu constater au fil de sa pratique que les enfants porteurs d’un handicap suivent les mêmes phases d’évolution que les enfants normaux. La psychothérapie n’a pas pour objectif « une tentative de réparation, mais [représente] un lieu où on peut mettre en mots toutes les expériences, psychiques, émotionnelles, corporelles » (p. 95). Le travail est ardu, d’autant plus que les jeunes patients ne maîtrisent pas forcément l’outil verbal ou que leur handicap les rend impuissants à s’exprimer normalement.
Le psychanalyste doit donc s’attacher à interpréter tous les modes de communication mis en place par l’enfant pour établir un échange : phases de jeu, comportements excessifs ou de repli, langage symbolique, etc. Il doit également faire abstraction des théories établissant un « profil psychologique » pour chaque handicap. Il a pour mission de dépasser ses préjugés pour considérer son patient dans son individualité, en prenant en compte son vécu et sa relation avec ses parents qui doivent être inclus dans le processus.
L’enfant handicapé doit aussi être accueilli dans des structures adaptées à ses besoins. Les centres d’action médico-sociale précoce (CAMSP) permettent une approche pluridisciplinaire des problèmes liés au handicap des patients âgés de 0 à 6 ans. Leur objectif ? Intégrer les parents dans les soins médicaux dispensés à leur enfant et apporter un soutien psychologique à toute la famille. Certaines structures d’accueil, non médicalisées, ont une orientation bien différente et misent davantage sur l’insertion sociale. Elles sont basées sur le principe de la mixité puisqu’un enfant sur trois est atteint d’une anomalie.
Pour l’auteure, ces crèches ou garderies innovantes répondent à une nécessité fondamentale. Elles aident le jeune handicapé à s’identifier à d’autres enfants porteurs d’une infirmité afin « d’affirmer son appartenance à un groupe » (pp. 147-148). Elles ont aussi le mérite de briser le cercle vicieux de la solitude et de l’exclusion en familiarisant les enfants normaux avec différents types de handicaps. Cette interaction n’est rendue possible que par le choix de la mixité : placer un enfant dans une structure scolaire classique, où il est le seul à être porteur d’une anomalie, ne ferait qu’accroître sa stigmatisation.
Forte de ses nombreuses années d’expérience en suivi psychanalytique, Simone Korff-Sausse propose de dépasser les a priori concernant l’enfant handicapé pour le considérer en tant qu’individu à part entière. Le handicap constitue évidemment un obstacle majeur à l’établissement d’un contact et d’un échange nécessaires à toute psychothérapie.
Mais l’enfant frappé d’une anomalie motrice ou mentale est animé d’émotions et de questionnements qui ne demandent qu’à s’exprimer par le biais de moyens détournés. C’est au psychanalyste de faire preuve de patience pour l’accompagner dans un processus d’évolution psychique qui lui sera bénéfique, ainsi qu’à sa famille.
Avec cet ouvrage, Simone Korff-Sausse se démarque de la communauté psychanalytique qui préfère s’intéresser à des pathologies pouvant évoluer sur le plan thérapeutique, comme l’autisme. Pour l’auteure, il faut se départir de ces préjugés sur le handicap et ouvrir la voie à une nouvelle approche : l’enfant handicapé est un être en devenir qui a une vie psychique.
La parole peut l’aider à résoudre ses conflits intérieurs et le traumatisme découlant de sa différence, même dans le cas d’une déficience mentale lourde.
S’inscrivant à contre-courant des pratiques traditionnelles, l’auteure soutient également l’importance de la transversalité des savoirs et de la pluridisciplinarité, qu’elle considère indispensable pour l’accompagnement de l’enfant handicapé. Se plaçant dans le sillage du psychanalyste précurseur Georges Devereux, elle met d’ailleurs en œuvre ce concept à travers son livre qui fait appel à la mythologie, à l’histoire et même à la littérature.
Ouvrage recensé
– Le Miroir brisé, Paris, Éditions Fayard, Coll. « Pluriel », 2016.
De la même auteure
– Éloge des pères, Paris, Hachette, 2009.– Plaidoyer pour l'enfant-roi, Paris, Fayard, 2013.
Autres pistes
– Philippe Caspar, Le Peuple des silencieux : une histoire de la déficience mentale, Paris, Éditions Fleurus, Coll. « Psycho-pédagogie », 1994.– Sandor Ferenczi, Le Traumatisme, Paris, Éditions Payot, Coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2006.– Janine Lévy, Le Bébé avec un handicap, Paris, Éditions du Seuil, 1991.