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La Mémoire spoliée

de Sophie Cœuré

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Société

La mémoire spoliée, publiée une première fois 2007, est un ouvrage majeur de l’historienne Sophie Cœuré. Écrit par une spécialiste des archives et des relations franco-russes, il nous entraîne à travers 80 ans de périple documentaire de Paris à Moscou en passant par Berlin. Son sujet (le vol des archives par les Allemands, puis par les Russes pendant la Seconde Guerre mondiale) et son traitement (une scrupuleuse enquête) en font un livre remarquable.

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1. Introduction

On dit souvent, à tort, qu’il y a deux types d’historien : ceux qui dépouillent les fonds d’archives et ceux qui consultent les ouvrages des premiers. Ce livre, le cinquième de Sophie Cœuré, prouve qu’il en existe aussi un autre, celui des historiens ayant fait des archives leur sujet de recherche.

L’intérêt que porte l’auteure pour les documents, matière première de sa discipline, n’est pas nouveau. En effet, quand sort La mémoire spoliée, elle a déjà co-écrit avec Vincent Duclert en 2001 un manuel sur les archives, le premier du genre en France. La critique des sources fait partie intégrante du métier d’historien, insistait déjà Marc Bloch en 1941.

En revanche, plus rares sont les historiens qui se consacrent à l’histoire matérielle des documents comme à l’organisation de leur classement. Car les papiers ont une histoire propre, faite de tri, d’éliminations voire de vols, de secrets et de longs voyages pour les plus convoités. Ils peuvent devenir aussi des cadeaux diplomatiques, rendus à leur propriétaire avec parcimonie. C’est par exemple Khrouchtev qui offre en 1960, à De Gaulle, « un manuscrit d’Henri IV de 1599, une ordonnance de Louis XVI daté de 1792 ou un inventaire des meubles du palais de Versailles » (p. 173).

Ces documents restitués appartiennent au fonds communément appelé « fonds de Moscou », conservés dans les secrètes Archives spéciales d’État d’URSS, rassemblant un ensemble disparate de documents provenant de ministère, d’organismes publics français, de partis, de syndicats, d’églises, d’associations, d’entreprises, d’organisations maçonniques ou encore de personnalités… La seconde édition de ce livre en présente une précieuse synthèse mise à jour.

2. Une enquête minutieuse

Ce livre, passionnant, se lit comme une enquête avec ses délits, ses victimes, ses coupables, ses témoins, ses hypothèses et ses énigmes non résolues. Son sujet ? Le devenir de plusieurs millions de documents français après un parcours invraisemblable de milliers de kilomètres à partir de 1938 jusqu’à nos jours. Il s’agit des archives publiques, privées, d’associations, de syndicats, ou encore de culte et – dans une moindre mesure – d’ouvrages issus de bibliothèques d’institutions comme de particuliers.

Certes, des mesures préventives ont été prises, dès 1938, pour protéger les papiers les plus précieux, comme le célèbre trésor des Chartes, des documents allant du XIIe-XVIIIe s. comprenant notamment le testament de Louis XIV, le journal de Louis XVI, le serment du Jeu de Paume ou l’ensemble des textes constitutionnels de la France depuis 1791. Certes, des milliers de cartons d’archives diplomatiques ont été brûlées entre 1935 et 1940 par les équipes du quai d’Orsay pour éviter les saisies allemandes. Certes, des évacuations ont été réalisées dans l’urgence.

Néanmoins, à partir de 1940, l’Occupation allemande a eu pour conséquence une dispersion et une disparition d’une quantité considérable de documents. Ceux évacués en Allemagne ou en Pologne ont été, en partie, saisis par les Russes, déclassés, reclassés quand ils n’ont pas été perdus ou tout simplement détruits.

Patiemment, Sophie Cœuré a dépouillé les fonds des Archives d’État de la fédération de Russie et ceux des Archives militaires d’État russes à Moscou. Elle s’est aussi plongée dans ceux des Archives nationales (à Paris et à Fontainebleau), ceux du quai d’Orsay et du Service historique de la Défense. Si elle n’a pas réussi à reconstituer l’intégralité du puzzle, elle est parvenue à retracer le parcours des documents dont l’accès est officiellement signalé ainsi que les conditions de leur retour en France.

Ce travail considérable, sinon diabolique, se traduit par 42 pages de tableaux récapitulant, en fin d’ouvrage, la liste des archives françaises restituées depuis 1960, avec notamment le nombre de cartons, le numéro des fonds, leur localisation et leur destinataire.

3. Des pillages à répétitions

Le recours au temps long permet de mettre en perspective ce phénomène de pillages, commencé bien avant l’Occupation allemande et poursuivi après, malgré une législation internationale remontant au bas Moyen Âge. Dès le XIVe siècle, des traités comportent des clauses liées aux archives afin que soient transférés ou restitués « les titres de souveraineté et les documents administratifs des territoires qui changeaient de main » (p. 216).

Le principe est de ne pas dissocier une région, une ville ou une province de ses papiers. Lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle, la Pologne est partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, ses archives d’État sont réparties entre les trois pays. Cette règle de respect de la territorialité n’a été jamais appliquée par Napoléon, dont les armées ont systématiquement collecté les papiers des États annexés depuis le Piémont jusqu’à la Hollande en passant par le Vatican, la Ligurie et la Vénétie. Cœuré nous apprend aussi que ce butin s’élevait à quelque 12 000 caisses de documentation. Le congrès de Vienne en 1815 obligera l’Empereur, vaincu, à les rendre.

Près de six décennies plus tard, la France sera de nouveau contrainte par le traité de Francfort (1874) de restituer ses archives à l’Allemagne. En 1907, lors de la deuxième conférence sur la Paix de La Haye est attesté le fait que toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle des biens des communes ou d’un État, sera interdite et poursuivie.

Et pourtant… avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces principes sont une nouvelle fois relégués aux oubliettes de l’Histoire. L’Armée rouge, arrivée la première en Allemagne, organise, dès le printemps 1945, le transfert d’une trentaine de wagons d’archives militaires françaises, néerlandaises et belges vers Moscou. Quelques mois plus tard, 38 wagons de documents français suivront le même chemin.

L’auteure explique que chacun des pays administrateurs d’une zone allemande (définie lors de la conférence de Yalta) se comporte comme il l’entend. Les Occidentaux (Anglais, Américains et Français) renoncent à se servir dans les collections des musées, des bibliothèques ou dans les fonds d’archives ne leur appartenant pas, contrairement aux Russes.

En revanche, concernant « les archives stratégiquement intéressantes, ce fut d’emblée “chacun pour soi” » (p. 113) dans un contexte de guerre froide naissante.

4. Trophées de guerre et espionnage

La majorité des citoyens, si l’on excepte les historiens et les généalogistes, peinent probablement à cerner l’intérêt que représentent les archives. Ils ne soupçonnent certainement pas la valeur symbolique de certains documents ou l’usage politique et idéologique qui peut être en fait.

En effet, Goebbels, ministre de la Propagande, entame dès le printemps 1940 un programme sollicitant notamment les directeurs d’archives afin de servir un triple objectif : « la réécriture nationaliste de l’Histoire, [le] combat idéologique contre le “judéo-bolchévisme” et la franc-maçonnerie [et permettre] une utilisation opérationnelle des documents récents » (p. 27). Aussi la correspondance, les listes nominatives ou les dossiers des Juifs, des francs-maçons, des syndicats, des communistes, de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) ou encore des Églises ont-t-elles représenté des sources extrêmement précieuses pour les nazis. Les perquisitions chez les ennemis du Reich en ont été d’autant plus facilitées.

Quant aux archives coloniales, militaires et policières, avec leurs 600 000 dossiers de surveillance individuelle, leurs rapports d’espionnage et de contre-espionnage (notamment américain), les cartes des campagnes françaises, les plans des sous-marins, elles ont suscité un grand intérêt chez l’occupant. L’auteur nous apprend que, « au total, d’après un rapport officiel de 1947, vingt millions d’archives, de manuscrits et de livres avaient disparu de France entre l’été 1940 et l’été 1944 » (p. 75). On imagine aisément qu’ils n’ont pas non plus laissé les Russes indifférents quand ils les ont découverts l’année suivante.

Outre cet usage immédiat, opérationnel, qui peut être fait des archives, il y a aussi la dimension symbolique qui consiste au nom de la réparation de guerre à en faire des trophées. Pour les Allemands, il s’agit de rapatrier une partie des biens culturels en France considérés comme spoliés depuis 400 ans, d’effacer l’humiliation du traité de Versailles et de démontrer historiquement la présence et l’influence des Germains en Flandre, en Alsace et en Lorraine. Ils entendent aussi récupérer les objets spoliés par Napoléon à la Prusse en volant au musée des Armées 2 000 pièces, canons et drapeaux.

5. Rose Valland, l’héroïne

Parmi les personnages évoqués dans cet ouvrage, certains sont plus exemplaires que d’autres. Il en va ainsi pour Rose Valland (1989-1980), résistante attachée de conservation au musée du Jeu de Paume à Paris. Elle assiste, impuissante au pillage organisé du Louvre, mais prend soin d’inventorier les œuvres volées et espionne les hommes de l’Einsatzstab Reichleiter Rosenberg (ERR), organisme chargé du pillage, rattaché directement à Hitler.

Ses carnets (Dagen et Polack, 2019) ont été très utiles pour identifier les tableaux, en permettre la restitution et surtout comprendre l’institutionnalisation de ces vols. À la fin de la guerre, l’implication de Rose Valland a largement dépassé le cadre muséal puisqu’elle a été « nommée capitaine auprès de la 1re armée française comme “chef de la section des beaux-arts” […] et joua un rôle clé d’intermédiaire auprès d’un corps spécial d’officiers américains “des Beaux-Arts et des Archives” » (p. 87), chargé d’établir la liste des biens spoliés, de repérer les archives et monuments à protéger.

À la Libération, elle fera partie des experts de la Commission de récupération artistique, habilitée à circuler librement dans le Reich, se rendant aux collecting points créés par les Américains pour identifier et récupérer les biens français. La mission de la Commission s’étala d’octobre 1945 à octobre 1949 et se solda par 16 convois d’objets vers Paris, essentiellement stockés dans les zones anglo-saxonnes. Dans son rapport, Rose Valland note que les Soviétiques ont « un sens très particulier de la propriété » et une « détermination […] à ne rien restituer » (p. 116). Elle les soupçonne de n’en avoir rendu qu’une infime partie. L’histoire lui a donné raison.

Beaucoup de biens sont encore à l’Est, y compris des archives, conservées aux Archives spéciales centrales d’État de l’URSS à Moscou. La fin de la Guerre froide et la Perestroïka aidant, Moscou a renvoyé aux Archives nationales et au quai d’Orsay, après de longues négociations diplomatiques, plus d’un million de dossiers en 1994 et en 2000. La DST et la DGSE furent les premiers à ouvrir ces cartons.

6. Pour la petite histoire

Si cet ouvrage de Sophie Cœuré resitue le pillage des archives dans le temps long à travers une perspective géopolitique, il regorge aussi de délicieux détails dont se régale le lecteur. Il en va, par exemple, du traité de Versailles, dont les manuels scolaires s’abstiennent de relater l’histoire. Ce document, signé le 28 juin 1919, entre le vainqueur français et le vécu allemand a, en effet, été volé par les Allemands.

Pourtant des dispositions avaient été prises dès mai 1940 par le ministère des Affaires étrangères pour évacuer 30 000 cartons vers des châteaux en Touraine ou vers la prison de Fontevrault afin de mettre à l’abri les documents les plus précieux. Hélas, nous apprend l’auteure, le plan d’évacuation est resté à la bibliothèque du quai d’Orsay, bibliothèque rapidement pillée. Le traité a donc été récupéré en août de cette même année au château de Rochecotte, puis remis à Hitler par le baron Eberhard von Künsberg, avant d’être pris par l’Armée rouge et de disparaître jusqu’à nouvel ordre.

Toujours pour la petite histoire, il faut savoir que Charles Samaran, directeur des Archives nationales pendant l’Occupation fut blanchi par la Commission d’épuration des archives et réintégra son poste jusqu’en 1948. La coexistence d’une double administration française et allemande dans ses locaux comme dans ceux des autres services d’archives ne semblait pas déranger outre mesure le personnel, donnant l’image « d’une collaboration acceptée », pouvant « rarement [être] qualifiée de résistance » (p. 49).

L’auteure écrit même qu’« aucun des fonctionnaires français concernés ne semble avoir douté, publiquement du moins, du bien-fondé de ce ratissage documentaire, dès lors surtout que les papiers et les livres restaient en France » (p. 62). D’ailleurs, poursuit-elle, bibliothécaires et archivistes « ne furent jamais soumis à des sanctions aussi sévères et spectaculaires que celles qui frappèrent les artistes et les intellectuels » (p. 164).

7. Conclusion

Le livre de Cœuré est un ouvrage important. Il est important pour l’histoire, bien sûr, des fonds spoliés d’abord pendant le Seconde Guerre mondiale par les Allemands, puis par les Soviétiques à la Libération.

Mais il l’est aussi, car il met en perspective sur le temps long les enjeux diplomatiques et politiques dont peuvent être l’objet les archives ou les données qu’elles contiennent. L’auteur nous apprend qu’en « 1998 la Douma [a voté] une loi de nationalisation des trésors culturels se trouvant en Russie depuis la guerre, indépendamment des circonstances de leur arrivée » (p. 198).

Autrement dit, la France devra patienter pour récupérer ses archives à moins qu’elles ne soient vendues aux « enchères sans scrupule particulier » (p. 255) comme ce fut le cas d’une lettre de Napoléon à sa Martiniquaise de Joséphine en 2006. La spoliation des archives est plus que jamais d’actualité. L’auteur nous rappelle que les services secrets russes et américains se sont affrontés pour récupérer les papiers de Saddam Hussein en 2003.

8. Zone critique

Sans surprise, ce livre a été salué par la communauté archivistique française, qui a profité de la seconde édition pour organiser une conférence autour des « fonds de Moscou » sur le site des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine le 11 juin 2013. Quant aux historiens, ils ont, eux aussi, souligné les apports incontestables de ce pharaonique travail. Pauline Pouradier Duteil souligne qu’il « ne se borne pas à retracer le voyage matériel des archives françaises, il est aussi une réflexion sur le voyage mémoriel » (2007).

Alexandre Sumpf relève l’écriture élégante de cette enquête passionnante (2007) quand Philippe Artières écrit dans les Annales « qu’on est frappé à la lecture de ces pages […] combien [dans ce contexte] archiver s’articule ici à gouverner » (2009). Il faut dire que ce livre aborde de manière limpide la grande complexité des questions soulevées par les archives : l’oubli, la trace, la preuve, l’absence, la conservation, le droit, le secret ou encore la valeur.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi, puis soviétique (de 1940 à nos jours), Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2013 [2007].

De la même auteure– Avec Vincent Duclert, Les archives, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001.

Autres pistes– Philippe Artières, « Sophie Cœuré. La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de 1940 à nos jours. Paris, Payot, 2007, 267 p. », Annales. Histoire, sciences sociales, no 64(3), 2009, p.736-737. – Marc Bloch, L’apologie pour l’histoire ou métier d’historien, préf. de Jacques Le Goff, Paris, Armand Colin, 1997 (1949).– Philipe Dagen et Emmanuelle Polack (dir.), Les carnets de Rose Valland, Le pillage des collections privées d'œuvres d'art en France durant la seconde guerre mondiale, Lyon, Fage Editions, 2019.– Pauline Pouradier Duteil, « Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique », Revue historique des armées, n°249, 2007 (<http://journals.openedition.org/rha/893>).– Alexandre Sumpf, « Sophie Cœuré, La mémoire spoliée », Cahiers du monde russe, no 48 (4), 2007, p. 843-845.

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