Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sophie de Beaune
Ce livre est une mise au point. Pour Sophie de Beaune, préhistorienne de métier, sa discipline ne va pas très bien. Ses collègues ne comprennent pas que la préhistoire relève des sciences humaines et non des sciences exactes. Ils prennent de pures constructions de l’esprit, d’ingénieuses extrapolations, pour la vérité même, établie et certaine. De ce fait, ils tournent en rond, s’enferrent dans l’impossible et induisent le grand public en erreur. La chose est regrettable, d’autant que les recherches sérieuses, qui existent, ont réellement fait progresser la connaissance que nous avons de nos premiers ancêtres.
La question posée – qu’est-ce que la Préhistoire ? – semble appeler une réponse toute simple : ce serait ce qui précède l’histoire, et donc l’invention de l’écriture. Mais, immédiatement, se posent de redoutables questions. L’écriture n’étant pas apparue partout en même temps, comment donc savoir quand s’achève la préhistoire ? Puisqu’il existe, aujourd’hui encore, des portions de l’humanité qui ne connaissent pas l’écriture, ou n’en usent pas, doit-on considérer que la préhistoire dure encore ? Par ailleurs, ceci ne nous dit rien de l’autre limite qu’il faut assigner à la préhistoire, son commencement.
Ici, la question se corse diablement, puisqu’il s’agit de déterminer l’origine de l’homme, et qu’on empiète donc sur les domaines de la philosophie, de la linguistique, de l’anthropologie, voire de la théologie. Chaque préhistorien, chargé de ses propres convictions, de ses préjugés, de ses désirs, voit midi à sa porte. Les uns considèrent que seul l’homo sapiens mérite le titre d’homme, et alors la préhistoire aurait débuté il y a 100 000 ans, mais que dire alors de ces hominidés qui enterraient leurs morts, se vêtaient, taillaient des outils, peut-être parlaient, mais n’étaient encore que des homo faber ou des hommes de Néandertal, et non déjà des Cro-Magnon ? Si on inclut tout le genre homo dans la préhistoire, alors elle commence il y a quelque sept millions d’années…
Par ailleurs, le mot préhistoire admet deux significations. Il désigne non seulement une période, mais encore la discipline chargée de l’étudier. C’est ici, surtout, qu’intervient Sophie de Beaune, ouvrant, sous les yeux ébahis du lecteur, le placard bien fermé de la méthodologie des préhistoriens, pour en ressortir une somme impressionnante d’idées préconçues, de méthodes datées, de préjugés vivaces, d’appareils de mesure sophistiqués et de fantasmes identitaires. En ce domaine, le progrès scientifique n’est pas allé sans quelques complications.
La préhistoire a une histoire. Elle est née, comme ses consœurs l’anthropologie, la sociologie, l’ethnographie, au XIXe siècle, siècle de scientisme, de déterminisme, de positivisme. Elle est née sous la plume de grands rêveurs, de savants intrépides à la recherche des origines, et de prêtres originaux. Elle est née sous les auspices d’un ethnocentrisme radical. À l’époque, on colonisait dans de grandes largeurs. Le monde s’acheminait vers le mieux, on croyait au progrès.
On était fier de la culture européenne, héritière des Anciens, et sur le point de donner le jour à la meilleure des civilisations possibles, au moyen de la science et de la technique. Or, voici que l’on découvrit, presque simultanément, d’une part des vestiges témoignant de l’existence très ancienne de nos premiers ancêtres (grottes ornées, silex taillés) ; et, d’autre part, des peuplades sauvages, terriblement arriérées, vivant dans les forêts, pratiquant la chasse et la cueillette, ignorant tout des métaux, de l’agriculture, de l’écriture et de tout ce qui fait la civilisation. On supposa que ces peuples étaient des vestiges. De même que les fossiles témoignaient de la matérialité de l’homme préhistorique, on jugea que ces tribus étranges témoignaient de son mode de vie.
Ainsi, comme les peuplades arriérées d’Amérique, de Sibérie, d’Océanie et d’Afrique pratiquaient le chamanisme, on pensa que les hommes préhistoriques devaient l’avoir pratiqué, eux aussi. C’est donc sous ce prisme que l’on engagea les premières recherches sur la religion préhistorique. Il fallait prouver et illustrer ce chamanisme, qui venait en premier sur la liste des stades de l’évolution religieuse supposée de l’humanité : chamanisme, animisme, polythéisme, monothéisme, agnosticisme, athéisme.
En histoire, la mode était à la périodisation. On avait : la Préhistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge, les Temps modernes et l’Epoque contemporaine.
Dans la très longue Préhistoire, on distingua des Ages. Il y eut ainsi le paléolithique et le néolithique. Le premier fut subdivisé en trois périodes, dont aujourd’hui on remet en cause les intitulés trop hiérarchiques : inférieur, moyen, supérieur. La protohistoire, cette partie du néolithique qu’historiens et préhistoriens s’arrachent, fut elle-même subdivisée en âges de la pierre, du bronze et du fer. Manie du classement. Comme les recherches se faisaient en Europe principalement, ce sont les datations européennes qui servirent de base à la datation générale. Or, comme en histoire, cela n’a guère de sens : il s’avéra un jour qu’homo sapiens était apparu d’abord en Afrique, et non en Europe…
Dans tous les domaines, on résonnait en boucle, selon le préjugé principal de l’époque : le progrès. On forgea un cadre où l’on s’efforça de faire entrer les découvertes que l’on faisait. Or, nous dit Sophie de Beaune, on sait aujourd’hui que ces constructions sont datées. On sait, par exemple, que l’hypothèse d’une religion totémique n’est qu’un fantasme occidental (cf. Lévi-Strauss). Mais il fallait que les découvertes corroborassent la théorie. Il fallait que les peintures ornant les grottes préhistoriques fussent les témoins de cette étrange religion primitive. Il fallait qu’il y eût une religion, et il le faut encore, pour certains, notamment pour Marcel Otte et Jacques Cauvin, pour qui « toutes les actions baignaient dans un climat magico-religieux ».
Alors, on a inventé des histoires. Comme c’étaient des scènes de chasse qui étaient représentées, on a dit qu’il s’agissait d’un totémisme de la chasse. Comme on découvrait les cultes à mystère de l’Antiquité, on pensa que, là aussi, il s’agissait de mystères et d’initiations ; que les grottes, donc, devaient avoir été des lieux sacrés, sans s’interroger, d’ailleurs, sur cette notion de sacré. On vit des traces de mains d’enfants haut sur une muraille, c’était donc que l’enfant avait été hissé par un adulte lors d’une cérémonie initiatique.
Bref, on brodait. Comme M. Jourdain fait de la prose sans le savoir, on faisait du roman sans s’en rendre compte. Le malheur, c’est que le roman se vend bien et que par conséquent les journaux se font souvent l’écho de théories datées, de constructions gratuites, où souvent un fait unique est érigé en loi valant pour des milliers d’années…
Cependant, le XXe siècle a eu du bon. Les savants défricheurs ont laissé la place aux savants méticuleux. Désormais, la Préhistoire a ses laboratoires, ses instituts, ses revues à comité de lecture, ses méthodes certifiées, ses ordinateurs. Elle collabore avec la science dite dure.
Elle fait dater les ossements, les pierres, les teintures, par des chimistes rigoureux employant des méthodes infaillibles, comme le Carbone 14. Elle a ses grands esprits, tel Leroi-Gourhan, qui ont élaboré des méthodes de fouilles d’une extrême précision. Mais elle a aussi ses doutes existentiels : comme parfois l’histoire, elle se demande si elle ne serait pas une science dure, elle aussi, puisqu’elle utilise la chimie, la biologie, la physique, la géologie et l’anatomie.
En son sein, des débats importants ont lieu : certains pensent qu’elle n’est qu’une science humaine, incapable de répéter des expériences ; d’autres qu’elle est une science très sérieuse, avec des résultats qui s’accumulent et un progrès de la connaissance. Quant à Sophie de Beaune, elle tient qu’il s’agit bien d’une science humaine, mais que la rigueur n’en est pas exclue et que, d’ailleurs, les sciences censément dures, n’avancent, elles aussi, guère que par voie d’imagination.
Comme toutes les autres sciences, elle utilise les lois du raisonnement logique ; mais les faits établis sont si ténus que le risque est grand de tomber dans l’extrapolation et la généralisation abusives. Il faut garder les pieds sur terre, et se souvenir de l’expérience d’Alberta : après avoir donné à fouiller, à des préhistoriens, un camp indien récemment abandonné, on se rendit compte que leurs conclusions ne correspondaient que très rarement avec les dires et les souvenirs des habitants…
Voici donc comment fonctionne la science préhistorique. Rigueur scientifique oblige, on garde tout. On trace tout. On date tout. Et cet énorme amas d’informations, on le stocke dans un document appelé le « rapport de fouilles ». Ce document se veut objectif. L’intérêt en est le suivant : grâce à lui, les chercheurs peuvent, comme l’historien avec ses archives, revenir en arrière, reconsidérer un document. Ceci est nécessaire, car la préhistoire détruit ses sources à mesure qu’elle les découvre. Un champ de fouilles mal analysé, c’est une somme d’informations annihilées.
Ainsi, on jetait jadis au rebut les outils que l’on considérait comme inachevés. Or, on s’est depuis aperçu que leur étude permettait de reconstituer la méthode de fabrication des outils, ce qui renseigne sur le degré de savoir technique atteint par la population étudiée. La chose est d’importance : on peut ainsi évaluer les capacités cognitives des hommes anciens, et mettre à bas nombre de préjugés sur nos ancêtres : ils étaient bien plus intelligents que ne le laisse à penser l’imagerie toujours colportée aujourd’hui de l’homme préhistorique hirsute, sale et mal élevé, tribal et donc incapable de politique, affligé d’une pensée totémique et primitive.
Mais le rapport de fouilles n’est pas tout. Le chercheur, puisque la recherche est l’activité collective de la communauté des savants, se doit de publier ses travaux. Outre son rapport de fouilles, il doit donc rédiger un article scientifique, qui sera publié dans une revue spécialisée. Cet article, en vérité, se désole Sophie de Beaune, n’est scientifique que partiellement. Le principal en est une répétition du rapport de fouille. Il est exact, inattaquable, mais ne se dégage pas de la glaise du fait brut. Ce ne sont que des choses, et les coordonnées spatiales et temporelles s’y rapportant. C’est plus ou moins détaillé, selon les capacités du chercheur, les moyens et le temps dont il dispose. C’est fastidieux, et souvent mal écrit. La pensée n’apparaît que dans la conclusion de l’article.
Alors, les choses se transforment en objets. Ils ont été choisis, bien sûr, puisqu’ils ne sont pas partis du rebut. Étant scientifiquement datés, ils sont replacés dans une période, c’est-à-dire admis dans une grille de lecture collective, élaborée au fil du temps par les préhistoriens. On dira que l’objet date du paléolithique supérieur, inférieur ou moyen, du néolithique, du mésolithique. Ainsi, il va pouvoir conforter la vision du monde dont la grille temporelle est l’expression, grille ancienne qui est bien souvent le résultat de la fossilisation des idéologies du XIXe siècle. Quand les choses ne collent pas, le préhistorien va bien souvent au plus simple. Au lieu de repenser la grille, il va la compliquer. Ainsi, les périodes se subdivisent en de multiples sous-périodes, et on invente de nouvelles espèces humaines, là où il faudrait tout simplement s’interroger sur nos préjugés.
Pour Sophie de Beaune, la préhistoire est un art autant qu’une science. Elle remarque, en effet, que cette conclusion, seule partie à proprement parler scientifique de l’article, est aussi une partie inventive. Comme l’historien, le préhistorien passe son temps à reconstruire le passé. On dira qu’il brode. Oui, dit Sophie de Beaune, et parfois il se trompe, mais c’est ainsi que la science avance. Les savants feraient simplement bien de ne pas s’enfermer dans l’illusion que leurs hypothèses, devenues théories, seraient définitivement établies.
Or certains, au lieu d’interroger leurs présupposés collectifs, les traduisent en classifications, pour ensuite ranger les faits dans des cases. Par exemple, les archéologues soviétiques voyaient partout des preuves du « communisme primitif » supposé par Karl Marx. Le pire, c’est quand l’informatique s’en mêle. Ainsi, un certain Timothy Kohler a « conçu un programme informatique capable de modéliser les ressources naturelles procurées par l’environnement dans le sud-est des États-Unis en tenant compte des variables climatiques, programme qui permet d’observer comment se comportent des groupes humains virtuels installés dans cet environnement » (p. 175). Ici, l’ordinateur permet donc de simuler l’observation des faits.
On raisonne sur des faits dont la construction est le fruit de présupposés, en l’occurrence que la rationalité de l’homo œconomicus serait générale à l’humanité. Évidemment, ceux-ci ne peuvent qu’en être confortés. On tourne en rond, d’autant plus vite que le processeur est plus puissant. Et plus on tourne, moins on doute.
Il faut douter de tout, tel est le très cartésien credo de Sophie de Beaune. C’est ainsi que, loin des scoops faciles de la presse et des médias de masse, on fait « avancer la science ». C’est ainsi que l’on a abandonné l’hypothèse du totémisme et de la magie. C’est ainsi qu’on n’interprète plus les images des grottes sculptées en termes de symboles, mais qu’on en analyse la structure. C’est ainsi que l’on n’affirmera plus, aujourd’hui, péremptoirement, que Néandertal ne parlait pas, que l’on n’inférera pas de l’existence d’une certaine technique en deux endroits ou deux époques différentes à la communauté culturelle de ces deux époques et de ces deux endroits, ni encore moins à une communauté ethnique.
Ainsi, au progrès positif (accumulation de données, datation, localisation…) se joint un progrès négatif : on sait ce que l’on ne sait pas, et c’est déjà une très grande chose. Mais on doit continuer d’inventer, d’imaginer. La science n’avance qu’ainsi. Elle est essentiellement une reconstitution, elle s’apparente au roman. Lucidité, tel est le maître mot de Sophie de Beaune.
Les progrès de la science, dont Sophie de Beaune fait état, sont-ils réellement des progrès ? Ne sont-ils pas plutôt le reflet de l’évolution de nos mentalités ? Du temps où la religion chrétienne dominait les esprits, il fallait que toute société ait une religion. Toute société non juive ou non chrétienne était considérée comme païenne (ou totémique), à moins qu’on ne se crût en présence d’une religion première, de cette révélation primitive dont Melchisédech est dans la Bible le symbole.
Puis, à mesure que changeait le regard de nos sociétés sur la religion, changeait aussi son regard sur son passé religieux. Ainsi, la recherche sur les croyances a fait place à une recherche sur les symboles. Puis, quand le symbolisme est passé de mode, désertant les églises aussi bien que l’art, il a aussi été évacué de l’étude de la préhistoire. Restaient les pratiques, mais elles supposaient toujours l’existence de quelque chose comme une religion, supposition qui à son tour fut remise en question. Resta la structure. L’âge de Bourbaki et de Malévitch, c’est aussi l’âge de Lévi-Strauss, de Leroi-Gourhan.
En somme, le rejet ou l’acceptation des hypothèses préhistoriques dépendent largement de l’opinion philosophique de chacun, tant il est vrai que la préhistoire a à voir avec la quête des origines et les mythes de l’identité. Les questions de méthode ne sont peut-être pas aussi décisives que ne le pense Sophie de Beaune.
Ouvrage recensé– Qu’est-ce que la Préhistoire ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2016.
De la même autrice– Notre Préhistoire. La grande aventure de la famille humaine, Paris, Belin, 2016.
Autres pistes– Jean M. Auel, Les Enfants de la terre, Paris, Omnibus, 2002.– Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture. La révolution des symboles au Néolithique, Paris, CNRS, 1994.– André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1965.– Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962.– Marcel Otte, Préhistoire des religions, Paris, Masson, 1993.