Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Spinoza
Le Traité politique, rédigé par Spinoza à la fin de sa vie, est un court traité inachevé dans lequel le philosophe s’interroge sur les différentes formes d’État et d’institutions. Pour comprendre le fonctionnement réel des États, Spinoza concentre sa réflexion sur la « puissance de la multitude » (multitudinis potentia) car c’est le droit naturel de la multitude qui constitue le corps commun, c’est-à-dire l’État. Spinoza abandonne la théorie classique du contrat social pour concentrer sa réflexion sur la multitude, composée de puissances individuelles et source du pouvoir politique.
Spinoza rédige le Traité politique de 1675 à 1677 alors qu’il est mourant. Dans la continuité du Traité théologico-politique de 1670, cette œuvre s’en distingue pourtant, notamment du fait de l’évolution de sa conception de la politique. Deux événements historiques ont modifié sa conception et son rapport à la politique : la révolution orangiste en Hollande et plus précisément l’assassinat des frères Jean et Cornelis de Witt à la Haye lors d'une émeute populaire orangiste . Accusés d’avoir trahi leur pays, ils furent massacrés sur la place publique. Cette violence de la multitude, a bouleversé Spinoza, l’a poussé à se questionner.
C’est dans ce contexte qu’il s’interroge sur la multitude et le corps politique. Dès le Traité théologico-politique, la finalité de la politique et de l’État s’incarne, selon lui, dans la liberté. Toutefois, dans ce texte, il s’agit de savoir comment tendre vers cette liberté tout en garantissant la stabilité du corps politique. L’État ne doit pas seulement garantir la paix et la sécurité, mais aussi la liberté. Pour ce faire, Spinoza use d’une méthode réaliste : on doit s’appuyer sur la nature humaine et le fonctionnement réel des États pour maintenir le corps politique et sa stabilité, et non pas sur une conception idéalisée du corps politique.
Dans un premier temps, Spinoza présente les principes fondateurs de l’État (chapitre I à V); puis, il décrit les trois imperia, les trois types d’État que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie (chapitre VI à XI). Spinoza est décédé en laissant le chapitre XI sur la démocratie inachevé, même s’il a tout de même précisé ce que ce type d’État signifiait selon lui : il est « entièrement absolu » (chapitre XI), c’est la souveraineté que « possède la multitude toute entière ».
La démocratie est en réalité présentée comme un mouvement, une étape vers l’accomplissement de la multitude. L’affirmation de la souveraineté de la multitude, pour Spinoza, c’est son conatus, c’est-à-dire la puissance de tout « étant », son effort naturel pour persévérer, conserver et même augmenter sa puissance d'être. Ainsi, les deux questions centrales que Spinoza développe tout au long de son traité sont le droit naturel des hommes (leur conatus, leur puissance d’exister et d’agir) comme le fondement réel de l’État, de la souveraineté, et le principe de paix et de concorde comme finalité au sein de cet État.
Dès le chapitre I du Traité politique, Spinoza se réfère explicitement à Machiavel et applique une méthode de réalisme politique. Il regrette que les philosophes ne conçoivent pas les hommes tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient.
La plupart des philosophes n’ont pas écrit une « éthique », mais une « satire » et n’ont pas conçu un système politique applicable concrètement : « ils « n’ont jamais conçu une politique qui put être mise en pratique, mais plutôt une chimère bonne à être appliquée au pays d’Utopie ou du temps de cet âge d’or pour qui l’art des politiques était décidément très superflu » . Or, il est nécessaire de se référer aux phénomènes humains dans leur réalité car « le but de la politique est de déduire de la condition même de la nature humaine un certain nombre de principes parfaitement d’accords avec la pratique » .
Spinoza veut comprendre le réel, ce qui existe et qui est nécessaire. Il ne veut pas construire une cité idéale qu’on tenterait d’appliquer par la violence, mais s’intéresse aux passions humaines. « Je regarde les hommes tels qu’ils sont et j’en tire des « preuves » pour estimer plus ou moins tel ou tel gouvernement et non pas pour imaginer un gouvernement idéal mais comprendre la chute d’un empire d’un point de vue historique ou des leçons historiques ». En regrettant la satire et l’absence d’éthique des philosophes, Spinoza évoque indirectement la nécessité de penser une éthique. Dans un esprit machiavélien, l’éthique est distincte de la politique et la politique ne doit pas directement viser une éthique – car cela tomberait nécessairement sous le coup de la contrainte. Néanmoins, une politique bien pensée rend l’éthique possible et la stabilité politique chère à Spinoza permet un développement personnel de la vertu – elle est même nécessaire pour cela.
En outre, Spinoza insiste sur l’importance de la prudence politique. On ne peut s’en remettre à un seul homme et attendre de lui plus qu’on ne peut attendre de soit même. On ne peut attendre du gouvernant plus de vertus et de constance qu’on ne peut en attendre de soi même. Tous les hommes sont passionnés, les gouvernés comme les gouvernants. C’est pour cette raison que les lois et les institutions doivent empêcher les hommes politiques raisonnés et passionnés de mal agir. Ils doivent crainte la multitude et le gouvernant doit agir de manière rationnelle.
Alors que dans le chapitre XVI du Traité théologico-politique, Spinoza s’était interrogé sur la naissance de l’État et avait élaboré une théorie du contrat social, dans le Traité politique, la théorie du pacte est abandonnée. Pour décrire le fonctionnement réel de l’État, son fondement naturel, on doit s’interroger plutôt sur l’équilibre des passions, des intérêts et des institutions . La raison de la disparition de cette théorie du contrat réside dans la conviction selon laquelle l’État n’est pas tant le produit d’un pacte social que la continuité de l’état de nature : « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit de nature et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur ses sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature » . Les individus sont des êtres passionnés. Partant, le contenu du pacte sera la réalité des passions.
Les hommes ont besoin les uns des autres et trouvent de nombreux avantages à vivre en société dans la cité. Alors qu’il distinguait la sociabilité construite de la société naturelle dans l’état de nature dans le Traité théologico-politique, dans le Traité politique, il affirme que lorsque l’homme entre dans la société, il n’abandonne pas son droit naturel quand il s’associe avec d’autres hommes. Ce lien donne à chaque individu une puissance plus importante. Spinoza fonde la puissance de chaque individu sur la puissance divine, donnant ainsi un fondement divin au droit naturel humain. « Ce que l’homme fait d’après les lois de nature, il le fait du droit souverain de la nature et autant il a de puissance autant il a de droit » . Les droits naturels sont définis par les désirs et non pas la raison, ce sont les puissances de la nature. La puissance, le droit de nature individuel est identifié au conatus lui-même.
La puissance des individus apparaît comme le fondement du droit et de la politique. Le droit des individus est fondé sur leur puissance, c’est-à-dire que le droit des individus doit être fondé sur leur puissance. Et ce droit naturel de la multitude est ce qui constitue l’Etat. Le pacte social apparaît en effet comme une mise en commun des puissances pour créer un corps politique, l’État, qui est une puissance plus robuste. Mais le pacte social n’empêche pas les individus possédant une puissance de s’opposer à la puissance de l’État et de le mettre en danger insiste Spinoza. Ainsi, chez Spinoza, c’est la puissance réelle, le droit concret qui est fondamental, pas la théorie du pacte. Ce qui compte, ce n’est pas d’établir un pacte mais d’être conscient que ce dernier qui institue l’État peut être mis à mal par les passions des individus.
Spinoza est « très convaincu que l’expérience a déjà indiqué toutes les formes d’État capables de faire vivre les hommes en bon accord et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites » . Dans le Traité politique, il construit la monarchie, l’aristocratie, puis il esquisse la démocratie. Pour chacun de ces trois régimes, il ne se demande pas lequel est le meilleur. Il ne s’agit ni d’inventer un régime nouveau ni de classer les régimes existants de manière hiérarchique, mais de considérer chaque régime comme donné, de se demander comment améliorer chacun de ces régimes pour obtenir le modèle le plus stable. Chez Spinoza en effet, le meilleur régime est le plus stable, celui qui évite la guerre civile, c’est-à-dire l’effondrement de l’intérieur. La structure du régime est donc une question fondamentale.
L’État n’est plus une entité générale, une somme de citoyens comme dans le Traité théologico-politique mais il constitue l’ensemble des institutions et en garantit l’équilibre. Dans cette conception où il n’y a plus de contrat social, c’est la relation et l’équilibre entre les institutions qui compte plus que la somme des individus et leurs relations. Les institutions fondamentales de l’État se déduisent la nature même de cet Etat (ou de sa forme) .
Le philosophe étudie les trois types d’État et la structure propre à chacun de ces imperia dans le Traité politique. La question centrale pour chaque imperium est de savoir comment le conserver, le but étant d’assurer la paix et la sécurité, et par extension la liberté. Pour ce cela, les contre-pouvoirs jouent un rôle important en ce qu’ils garantissent la liberté. Ils permettent d’accompagner le souverain, quel qu’il soit, dans ses décisions.
Dans l’État monarchique réformé et démocratisé de Spinoza, les décisions sont prises par le roi, mais celui-ci est entouré de conseillés, sur propositions de l’Assemblée. Le Conseil doit « défendre le droit qui est au fondement de l’Etat, […] donner des avis sur le affaires publiques ». Aussi, il promulgue les décrets du Roi . Les citoyens ont accès au Roi par l’intermédiaire de ce Conseil. Spinoza décrit le processus de délibération entre l’Assemblée et le corps politique.
Dans l’État aristocratique où la souveraineté est de préférence détenue par plusieurs villes, Spinoza préconise un autre contre-pouvoir : l’Assemblée des syndics qui est une instance de vigilance à laquelle il accorde une place fondamentale. L’Etat démocratique enfin, est la forme d’État dans lequel les conflits sont les plus importants. Mais avec Spinoza, le conflit n’est pas négatif en politique. Au contraire, l’absence de consensus est positive et constructive, tout comme la pluralité des voix. La démocratie est le régime de la multitude dans laquelle le corps commun s’affirme de plus en plus. Ainsi, dans tous ces imperia, le souverain doit sans cesse être conseillé et prendre en compte les délibérations, après lesquelles il tranche. Un pouvoir absolu et arbitraire n’est à aucun moment envisagé, car il ne peut pas aboutir à la stabilité. Au contraire, la multitude cherchera à le renverser. Spinoza défend ainsi l’idée selon laquelle le peuple se conduit mal si le souverain l’a mal conduit. Le souverain est donc responsable devant son peuple.
La société, qui est la somme des puissances des individus, vise la paix et la concorde. La paix est l’instauration de la concorde entre les individus et elle est rendue possible par la liberté de pensée. L’instauration de la paix est une des propositions centrales du Traité politique. Elle n’est pas seulement l’absence de guerre, mais elle doit être « le résultat de passions positives ». « Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espoir plus que la crainte ». Car si on instaure la paix par la terreur et la crainte, la multitude sera offensée et frustrée. Or, « ce n’est pas une vie humaine que de vivre en paix sous la terreur, c’est une vie misérable et surtout c’est contre productif » , car la multitude ne fera qu’attendre le meilleur moment pour renverser le souverain. En faisant usage de la violence face à la multitude, l’État agirait de manière irrationnelle et irait à sa perte.
« La paix n’est pas l’absence de guerre mais une vertu qui nait de la fermeté de l’âme ». Considérer la paix comme une simple absence ou cessation de guerre, c’est considérer l’homme comme un troupeau. Le troupeau s’apparente à du bétail, il est traité comme un esclave et ne joue aucun rôle dans le gouvernement. La multitude se distingue du troupeau, car elle constitue le corps politique, elle est la puissance de l’État. Ainsi, il relève aussi de la responsabilité humaine de ne pas se laisser tyranniser et traiter comme du bétail, de ne pas renoncer à sa condition d’homme somme toute. De même, l’État ne doit pas traiter les hommes comme du bétail, car c’est dans ces circonstances qu’il se fera renverser. L’État chez Spinoza est à la fois menacé par les passions de ses sujets et des passions de ses gouvernants qui méprisent les dirigés et abusent de leur pouvoir.
La société civile et politique est la condition de la liberté. La liberté n’est pas le droit de faire tout ce que l’on veut mais l’exigence, le fait d’agir dans le sens de sa propre nature : c’est la possibilité de suivre la voie de la raison. La stabilité du corps politique est la condition nécessaire à la liberté. Le corps politique ne détermine pas les libertés et il n’en est pas la cause, mais il les rend possible.
Le Traité politique est une œuvre singulière et importante dans la réflexion politique en ce que Spinoza accorde une place centrale à la puissance de la multitude. L’État n’est pas tant conçu comme une mise en commun contractuelle des volontés individuelles, mais comme une mise en commun des puissances individuelles qui constituent la multitude. La souveraineté est puissance de la multitude. Dans une démarche politique réaliste, il prend en compte le fonctionnement réel de l’État qui se fonde avant tout sur les passions naturelles de la multitude.
Ainsi, comme le montre Laurent Bove, dans la continuité de Machiavel et avant Marx, Spinoza s’intéresse à la masse. Il lui accorde, de manière nouvelle, une place fondamentale dans la politique et le droit. Le droit n’a pas une dimension contractuelle et morale, mais il est conçu comme un effort naturel et passionnel de préservation de son être.
Dans la continuité du Traité théologico-politique, cette œuvre est également très moderne en ce que le philosophe tente de s’affranchir de la conception traditionnelle de l’État pour penser un Etat moderne.
Le Traité politique n’est pas l’œuvre la plus connue et la plus commentée de Spinoza : le Traité théologico-politique et l’Éthique sont ses œuvres les plus étudiées. Pour autant, le Traité politique est important car il s’agit de sa dernière œuvre dans laquelle il s’appuie sur les acquis de ses œuvres antérieures. Il s’y réfère explicitement et les assume – pensons à l’Éthique qu’il avait publié anonymement en 1670.
Alors que dans l’Éthique, il a essayé de comprendre la nature des hommes, il en rappelle les éléments essentiels pour la politique dans le Traité politique.
De même, le Traité politique apparaît comme un condensé de sa pensée politique, un traité théorique où il cherche l’efficacité réelle. Il ne cherche plus à défendre la liberté de philosopher comme dans le Traité théologico-politique mais à présenter et analyser concrètement les différentes formes d’États et les institutions. Il s’agit de regarder et comprendre les phénomènes humains tels qu’ils sont. L’évolution de ses œuvres et la présence de divergences de fond, notamment entre le Traité théologico-politique et le Traité politique attestent de l’évolution de la pensée de Spinoza.
Ouvrage recensé
– Traité politique, Paris, Le Livre de Poche, coll. Classiques de la philosophie, 2002.
Ouvrages de Spinoza
– L'Ethique, Paris, Folio, coll. Folio Essais, 1994.– Traité théologico-politique, Paris, Flammarion, coll. Garnier Flammarion / Philosophie, 1997.
Ouvrages sur Spinoza
– Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2014.– Etienne Balibar, Spinoza et la politique (1985), Paris, PUF, 2011.