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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Pays de malheur

de Stéphane Beaud, Younes Amrani

récension rédigée parJoël Charbit Docteur en sociologie, chercheur associé au CLERSE (Université de Lille).

Synopsis

Société

Pays de Malheur, Un jeune de cité écrit à un sociologue est un ouvrage atypique à plusieurs titres. Coécrit par Younes Amrani, nom d’emprunt d’un jeune homme de 28 ans lors de la sortie de l’ouvrage, et par Stéphane Baud, sociologue, l’ouvrage des compose majoritairement de la correspondance électronique des deux auteurs. Sans paternalisme et sans voyeurisme, il mêle le récit de vie à plusieurs facettes d’un jeune garçon se désignant lui-même comme « jeune de banlieue » et les relances, réponses et commentaires du sociologue. Pays de malheur brosse ainsi un portrait à la première personne des questions politiques, urbaines, sociales, familiales qui traversent l’époque et la vie de son principal protagoniste.

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1. Une œuvre atypique

« Cher Monsieur. Je me permets de vous écrire pour vous remercier. J’ai terminé votre enquête 80 % au bac. C’est un livre qui m’a à la fois ému (j’ai souvent eu les larmes aux yeux) et mis en colère (contre moi-même) » (p. 9). C’est ainsi que Younes Amrani, employé dans une bibliothèque municipale de la région lyonnaise de 28 ans, prend contact avec le sociologue Stéphane Beaud.

Ce premier courrier marque le démarrage d’une correspondance d’un peu plus d’un an, entre décembre 2002 et janvier 2004, qui compose la plus grande partie de l’ouvrage. Younes Amrani s’est largement reconnu dans l’évocation des trajectoires de jeunes lycéens et étudiants de classe populaire appartenant à une génération faisant l’expérience d’un accès massifié à l’enseignement secondaire et supérieur. Les prises de parole de Younes Amrani et de Stéphane Beaud sont donc alternées, au rythme des moments que l’un et l’autre trouvent pour s’écrire.

Très rapidement, c’est la trajectoire biographique, scolaire, familiale, professionnelle et conjugale de Younes Amrani qui se retrouve au centre des échanges, l’un comme l’autre manifestant un désir de comprendre, ou de se comprendre, s’attachant en tout cas à restituer les lignes de force d’une trajectoire que tous deux considèrent comme à la fois commune et atypique. L’échange entre les deux auteurs du livre n’est donc pas symétrique. À quelques exceptions près, Stéphane Beaud questionne, et Younes Amrani répond.

Les thématiques qui parsèment l’ouvrage, la famille, l’école, le service militaire, le travail, la vie conjugale, le racisme et la disqualification, pour n’en citer que quelques-unes, ont cette première vertu de remettre en question ce que, faute de savoir comment bien le nommer ou en prendre la mesure, on nomme souvent le « discours médiatique » sur les jeunes de banlieue.

Ces thématiques sont le support d’une réflexion et d’un retour sur soi riches, parce qu’à la première personne, et souvent traversés de révolte et de questionnements, sur le destin de Younes Amrani. Cet ouvrage est dès lors un document peu commun, quel que soit le regard que l’on porte dessus au sortir de cette correspondance.

2. Itinéraire familial et scolaire d’un jeune homme en porte-à-faux

À l’invitation de Stéphane, Beaud Younes Amrani consacre une large partie de ses lettres à détailler sa trajectoire et les principaux moments qui l’ont déterminée.

Sa famille y tient un rôle de premier plan, et le regard que porte sur elle le jeune homme n’est pas toujours flatteur. Vers 1945-1985, écrit-il, « mes frères ont commencé à faire des conneries et mon plus grand frère s'est fait jeter de la maison, mes sœurs voulaient “se libérer”, […] bref, il n'y avait personne pour “s'occuper” de mes études » (p. 18). La trajectoire scolaire de Younes Amrani devient bien vite le principal facteur qui le singularise au sein de sa famille et de ses quatre frères et sœurs.

La période lycéenne est marquée par d’importants bouleversements de l’environnement de Younes Amrani. Son cadre familial est brusquement transformé. Son père est mis en retraite, sa deuxième sœur tombe enceinte. Accablés, ses parents décident de rentrer vivre au Maroc et Younes Amrani se retrouve à habiter avec sa sœur et son frère plus âgés. Dans ce contexte, il rate plusieurs fois son bac. Cette période marque, pour l’adolescent, l’ouverture d’une période de crise qui va culminer avec la période de son service militaire.

Celui-ci est, pour le jeune Younes Amrani, un véritable désastre : « coupure du monde lycéen, brimades, racisme, désertion, “défonces”, néant sentimental, trou et jours d’arrêt… tout ça pour finir reformé ‘P4’ après 10 mois et demi de service » (p. 37). À cette époque, l’opposition entre « nous » et les « français » prend de la consistance dans les pensées du jeune homme. Au retour dans son quartier de Malpierre, Younes Amrani fait l’expérience du vide de ses journées, période qu’il se remémore avec amertume, puisqu’il regrette d’avoir « gâché pas mal de temps pour rien » (p. 66).

Une nouvelle bifurcation intervient alors dans sa trajectoire. Sa décision de reprendre sa vie où il l’avait laissée rencontre deux appuis, un demi-frère qui lui permet de passer deux mois loin de son quartier, à Narbonne, et un ancien « pion » rencontré en foyer qui l’a « littéralement “traîné” au rectorat » pour qu’il tente une nouvelle fois de passer son bac, qu’il obtient finalement en candidat libre. Viennent donc « les années fac ».

Younes Amrani quitte alors le foyer pour la Cité U. Avec difficulté, car il sent son parcours peser sur ses épaules et se retrouve peu soutenu, il passe en deuxième année, et rencontre sa future épouse, Sofia, qui le soutiendra tout au long de son parcours. Younes Amrani bloque cependant au cours de la deuxième année de son DEUG d’histoire, paralysé par l’impression de décalage et l’impossibilité de s’ « acculturer » à l’université. Il quitte alors l’université et reste, jusqu’à l’époque de sa première lettre à Stéphane Beaud, poursuivi par le regret de cet échec.

3. Une socio-analyse : entre récit d’une trajectoire et questionnements politiques

Parmi les nombreux thèmes qui structurent le récit thèmes, deux en particulier reviennent régulièrement dans ses évocations et dans les questions de Stéphane Beaud : celui du rapport au quartier qu’entretient Younes Amrani, sa vision de la politique et de la religion. Le quartier dans lequel Younes Amrani a grandi, nommé Malpierre est tout d’abord un lieu d’ancrage. Il y développe des amitiés durables dès l’enfance. Malpierre, à d’autres moments de sa vie, apparaît comme un lieu d’enfermement.

Après le désastre de son service militaire, Youns Amrani y passe des jours vides avec ses anciens amis, la plupart au chômage, « sans but » : « on faisait que fumer et se défoncer à la bière […] pas de copines, pas de sorties… RIEN ! C'est la fin des illusions » (p. 25). Au cours de son évocation, il revient régulièrement sur les sentiments complexes qu’il entretient avec Malpierre : Il n’y met « presque plus les pieds, tellement ce quartier [l]e dégoûte » ; mais ressent pourtant « de la nostalgie » (p. 28) pour ce lieu ambigu.

Concernant sa relation avec les questions politiques et religieuses, Younes Amrani fait régulièrement état d’un constat : sur ces deux aspects, il se sent profondément désabusé. S’il est en opposition avec la droite, et aurait plutôt des sensibilités d’extrême gauche, il n’accorde aucun crédit aux intellectuels et acteurs politiques qui soit discréditent, soit exploitent l’image des habitants des quartiers pour un profit électoral ou en s’adressant à la bonne conscience de leur électorat.

Sur les questions religieuses, Younes Amrani explique que la pratique de l’islam l’a aidé à « ne pas devenir fou » (p. 33), mais, au-delà de son propre cas, fait peser sur Malpierre plusieurs risques : celui, tout d’abord, d’un refuge spirituel ne modifiant en rien la situation matérielle des habitants du quartier, celui du repli, mais également celui d’une alliance des conservatismes, illustrée par l’entente qu’il a constatée et qu’il dénonce entre les vues de ceux qu’il nomme les « barbus » et de « Sarko », notamment sur la question de la criminalisation de la jeunesse.

Younes Amrani, et cette question traverse le texte de part en part, ne s’estime ni être représentant de celles et ceux qui ont hérité de l’étiquette stigmatisante de « jeunes de quartiers », ni vouloir se désolidariser des personnes et des groupes qui ont marqué sa trajectoire depuis sa naissance, Younes Amrani semble chercher une meilleure compréhension de son propre parcours, et le produit de ce retour sur lui-même peut, à juste titre, être distingué du témoignage et du discours politique pour être qualifié de socio-analyse. Il s’emploie, ce faisant, à remettre en question bon nombre des préjugés dont lui-même, et les différents groupes auxquels il appartient, par choix ou par assignation, sont victimes.

4. Apports et écueils du témoignage

La mise en récit atypique que propose Pays de Malheur interroge à de multiples niveaux le rôle de la sociologie, qu’il s’agisse de sa réception par les groupes de population qu’elle prend régulièrement comme objet ou dans le débat public concernant ce que l’on a coutume d’appeler des « questions de société ».

Le point de vue de Younes Amrani sur la discipline évolue largement au fil du temps. Mis en contact avec la sociologie dès le lycée, le jeune homme est révolté par la manière dont elle lui semble renforcer un stigmate pesant sur le groupe auquel il se sent appartenir. Confronté aux études de Bourdieu sur la réussite scolaire des enfants en fonction de leur classe sociale, il réagit : « Je l’ai pris comme une attaque. Je me disais : “qu'est-ce qu'y nous veut, ce Bourdieu ! Il veut nous démoraliser ou quoi !” » (p. 14).

C’est pourtant l’ouvrage de Stéphane Beaud, 80% au bac, qui, quelques années plus tard, résonne avec les dispositions durables de Younes Amrani pour la lecture, l’envie de comprendre et d’analyser sa situation. Au fil des années, mais aussi de la correspondance, sa relation à la sociologie semble s’être modifiée. Il y voit à présent une occasion pour les « gens de mieux se connaître, pour mieux se comprendre et trouver des solutions (mêmes partielles) à des problèmes qui peuvent nous dépasser » (pp. 173-174). L’acharnement avec lequel Younes Amrani lit, critique et analyse les théories sociologiques souligne la fécondité d’un questionnement sur la réception de ces savoirs.

Plus largement, et d’après ses deux auteurs, l’ouvrage se veut une réfutation des raccourcis médiatiques et politiques concernant les « jeunes de banlieue ». Y parvient-il ? Le risque serait, pour Younes Amrani, que le témoignage prenne le pas sur ce qu’il contient de valide et d’important au-delà de sa personne même. La question que cette individualisation des situations décrites se pose avec acuité tout au long de l’ouvrage.

Younes Amrani se constitue volontiers en porte-parole des « jeunes de quartier », mais, dans la postface de l’ouvrage, répond de manière particulièrement forte à celles et ceux qui ne voient, dans son parcours, que la mise en avant d’un individu. Refusant de répondre aux questions portant sur l’évolution de son parcours depuis la sortie de l’ouvrage, il insiste sur ce point : « Le problème c'est que, moi, je ne suis pas dans une démarche où je veux que l'on s'intéresse à moi […]. L'objet du livre ce n'est pas moi, mais plutôt une situation sociale qui a fait et qui fait que beaucoup de personnes issues de l'immigration ont vécu et vivent difficilement sur tous les tableaux » (p. 233).

5. Conclusion

Cet ouvrage présente donc l’échange entre deux acteurs, un jeune homme en questionnement sur son parcours, ses appartenances, ses échecs et sa révolte, et un sociologue qui l’incite à poursuivre la mise en récit de sa trajectoire. Mais l’ouvrage est également riche et précieux à plusieurs autres niveaux.

En effet, on y trouve bien entendu le parcours d’un jeune homme en porte-à-faux avec son environnement, dont la trajectoire est simultanément typique et atypique. Il est également de part en part une critique des conceptions stigmatisantes ou généralisantes qui ont cours dans les échanges publics, qu’ils soient médiatiques, politiques ou intellectuels, progressistes, misérabilistes ou répressifs, concernant les « jeunes de quartiers ». Ce livre est, enfin, une mise en perspective précieuse de la réception et du rôle de la sociologie en dehors des cercles des acteurs qui la font. Pays de malheur informe ainsi largement tant sur la dynamique complexe du couple « enquêteur/informateur » que ses périls, mais également sur la manière dont la sociologie parle « de » et parle « aux » personnes et aux groupes qui sont souvent au centre des questions qu’elle traite.

Pour ces raisons, il est un de ces ouvrages dont il est particulièrement enrichissant de faire la lecture, d’autant que, par sa nature même, il est dépourvu des technicités de langage qui caractérisent parfois cette discipline. Mais, pour ces mêmes raisons, il est un ouvrage difficile à classer et à évoquer sans tomber dans de nombreux écueils.

En faire un simple témoignage reviendrait à nier sa force critique et politique. L’y réduire déposséderait Younes Amrani de son propos à la première personne, décrivant un point de vue singulier sur le social. Considérer que les deux protagonistes sont sur un pied d’égalité et conversent simplement risquerait de nier la violence symbolique dont Younes Amrani fait état tout au long de son parcours et la difficulté permanente qu’il rencontre à faire cette auto-analyse courageuse et douloureuse. Mettre l’accent sur l’asymétrie de ces positions, à l’inverse, risquerait d’annuler les efforts et le long processus d’apprivoisement dont font preuve les deux auteurs, et qui constituent l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage. Ne voir en Younes Amrani qu’un « jeune de quartier » reviendrait à redoubler le stéréotype dont il est, comme bien d’autres, victime. L’abstraire de sa trajectoire et des groupes auxquels, par choix ou par assignation, il s’identifie reviendrait au contraire à nier les attaches complexes et contradictoires qu’il questionne et reconnaît avec l’endroit et les personnes l’ont vu grandir.

Dans tous les cas, il s’agit d’une lecture hautement recommandable pour qui s’intéresse, de près ou de loin, aux apports et aux limites de la démarche sociologique, ou qui cherche un regard moins stéréotypé sur celles et ceux que l’on appelle, aujourd’hui encore, les « jeunes de quartier ».

6. Zone critique

Parmi les critiques qui ont été adressées à l’ouvrage, la relation inégale entre Stéphane Beaud et Younes Amrani et le risque du témoignage biaisé, car aiguillé, a plusieurs fois été soulignée (cf. Michel Samson, « Le beur et le sociologue », Le Monde, 3 décembre 2004). Au-delà de la question de la validité de ces critiques, qui peuvent sembler exagérées, elles mettent en avant une question, celle de la manière dont la sociologie traite la parole de celles et ceux qu’elle interroge. Plusieurs travaux peuvent permettre de mieux saisir à la fois les risques et la nature de ce type de relations.

On peut notamment citer les contributions de Gérard Mauger ou encore de Dominique Memmi et Pascal Arduin (voir ci-dessous) sur cette question. Elles le sont également dans les travaux ethnographiques prenant également la vie des habitants des « quartiers » pour objet, lorsque ceux-ci entreprennent de porter un regard critique sur leur propre démarche. C’est notamment le cas des travaux de David Lepoutre, en France, ou de Philippe Bourgois, sur le ghetto étatsunien.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Pays de malheur. Un jeune de cité écrit à un sociologue, Paris, La Découverte, coll. « Essais », 2004.

Du même auteur– Avec Florence Weber, Guide de l'enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, coll. « Guide repères », 1997.– 80% au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La découverte, Poche, 2003.– La France des Belhoumi : Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018.

Autres pistes– Philippe Bourgois, En quête de respect, le crack à New-York, Seuil, coll. « Liber », 2013.– David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites, langages, Odile Jacob, 1997. – Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, pp. 125-143. – Dominique Memmi, Pascal Arduin, « L'enquêteur enquêté. De la ‘connaissance par corps’ dans l'entretien sociologique », Genèses, 35, 1999, pp. 131-145.

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