Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Stéphane Courtois
Élève doué et travailleur, Lénine aurait pu devenir un serviteur du Tsar, à l’exemple de son père, brillant inspecteur des écoles anobli par le régime. Mais, son frère aîné ayant été exécuté pour complot, il conçut pour le régime une haine absolue, qui trouvera un exutoire dans le marxisme. Son goût pour la violence vint, en 1917, rencontrer celui des masses russes révoltées. Au pouvoir, Lénine centralisa le pouvoir d’une façon inédite afin d’exterminer la bourgeoisie. La dictature du prolétariat s’était muée en totalitarisme.
Le livre s’ouvre sur une anecdote. Invité à Kiev, en 2013, pour une conférence sur la grande famine ukrainienne (Holodomor) qui fit plusieurs millions de victimes entre 1932 et 1933, Stéphane Courtois s’indignait de ce que l’imposante statue de Lénine qui trônait en plein centre de la ville n’ait pas encore été abattue. L’auteur veut faire de même, mais sur le plan historique.
Son Lénine est l’entreprise de démolition d’un mythe dont il pense qu’il empêche de comprendre le totalitarisme. S’appuyant sur un corpus anti-soviétique et principalement anglo-saxon (il ne parle pas russe), Courtois revient sur l’ensemble du mouvement socialiste russe, sur l’enfance du chef et ses traumatismes psychologiques, sur sa vie en exil et sur ses combats politiques au sein de la social-démocratie.
Soigneusement, il décortique la passion de Lénine pour la pureté doctrinale marxiste et la manière dont ses conceptions se conjuguent avec la soif de pouvoir et de vengeance qu’il lui prête.
Enfin, il nous montre comment cet homme intransigeant, tendu vers son idéal, exerça le pouvoir, un pouvoir d’un type nouveau : la dictature révolutionnaire du prolétariat s’incarnant dans un parti d’intellectuels déclassés, dans son appareil bureaucratique et, pour finir, dans le génial Lénine dont le corps embaumé, exposé dans le mausolée de Moscou, devait être l’objet d’une des plus stupéfiantes idolâtries de l’histoire.
Lénine, de vrai nom Vladimir Ilitch Oulianov, est né en 1870 dans une Russie en proie à la décomposition sociale. Quelques années auparavant, le Tsar a procédé à la libération des serfs. Ce sont en principe des hommes libres, capables de posséder la terre. Mais la chose est théorique.
En fait, ils doivent racheter les terres qu’ils veulent s’approprier, ce qui a pour conséquence de les endetter. Leur servitude n’a pas disparu, elle s’est modernisée, passant du féodalisme au capitalisme. Dans le même temps, le Tsar fait construire des écoles, et pour cela il a besoin d’hommes instruits et dévoués, comme Ilya Oulianov, le père de Vladimir, qui fera une très brillante carrière, puisqu’il deviendra inspecteur de toute la région de Simbirsk. Lénine grandit donc en fils de notable et même de noble, puisque son père fut promu, comme tous les haut-fonctionnaires de l’Empire, membre héréditaire de l’aristocratie.
Parallèlement, on construit des universités, des chemins de fer, des télégraphes, l’activité économique se développe, et la démocratie pénètre doucement le pays, sous forme d’assemblées locales élues au suffrage censitaire (les zemstvos et les doumas municipales).
Mais les élites ne se reconnaissent pas toujours dans le régime politique et économique. Ainsi se forme un groupe social très particulier et dont Lénine est, pour Courtois, un membre caractéristique : l’intelligentsia. Nourris d’une culture classique et occidentale qui les éloigne du peuple russe, profondément insatisfaits et travaillés par la culpabilité d’être au-dessus du peuple sans l’avoir mérité, ils trouvent satisfaction dans le mouvement révolutionnaire européen, notamment la Révolution française et ses grands terroristes. Ils lisent Saint-Simon, Proudhon, Owen et Marx, mais ajoutent à ce cocktail déjà détonnant une touche de radicalité typiquement russe, issue de la tradition des sauvages révoltes à la Pougatchev, cette insurrection populaire cosaque, racontée par Pouchkine dans La fille du capitaine (1836), qui mit au XVIIIe siècle la Russie à feu et à sang.
Ce sont les « hommes nouveaux », ces nihilistes mis en scène par Tourgueniev dans Pères et Fils (1862) qui poussèrent le terrorisme anarchiste à son maximum d’intensité et de folie, allant jusqu’à l’assassinat du Tsar Alexandre II, en 1881, ou à celui de membres de l’organisation qui voudraient la quitter, comme fit le tristement célèbre Nétchaïev, inspirant à Dostoïevski ses Possédés (1872).
Pour Stéphane Courtois, qui instrumentalise ici habilement la littérature pour démontrer ce à l’égard de quoi les faits sont muets, c’est là que se situerait la principale source d’inspiration de Lénine. La cause est donc entendue : Lénine, fils spirituel de Nétchaïev, serait une sorte de monstre, et le fruit de son activité politique, savoir le régime communiste russe, serait la matrice de tous les totalitarismes.
Au sortir de l’adolescence, le jeune Vladimir Oulianov connut un double drame. Il perdit coup sur coup son père, atteint de congestion cérébrale, et son frère. Affilié à une société secrète, ce brillant étudiant en chimie avait été chargé de préparer des explosifs pour tuer le Tsar. Arrêté par la police, il avait été pendu. Ce frère était le héros de Vladimir, alors encore lycéen, le modèle sur lequel il avait reporté toute l’affection due au père récemment décédé. La blessure, on l’imagine, était vive. Pour Courtois, elle est fondamentale, puisqu’elle expliquerait la vocation révolutionnaire de Lénine comme une longue et impitoyable vengeance, ravalant l’épopée au rang de médiocre vendetta.
Mû par une volonté inflexible, Lénine entreprit de lire toute la bibliothèque du frère, dont il embrassa le destin, mais avec la ferme résolution de ne pas finir, lui, au bout d’une corde. Il avala les révolutionnaires français, russes, allemands et anglais, entra dans des conspirations, fut arrêté, connut la prison. Malgré l’interdiction qui l’avait frappé, sa mère parvint à l’inscrire à l’université en 1890. Deux ans plus tard, il était avocat, avec félicitations du jury. Que la sœur de Lénine soit morte juste avant les examens et que cela n’ait pas empêché Lénine de travailler, ce n’est pas, pour Courtois, de la force de caractère, c’est la preuve de la monstruosité du personnage.
Mais il ne plaida que très peu. Vivant en rentier des ressources familiales, remarque Courtois non sans malicieuse ironie, il se fit polémiste violent, promoteur infatigable de la pure doctrine marxiste. Sa bête noire ? Le réformisme de Bernstein, l’héritier d’Engels qui avait entrepris de détourner le marxisme de la révolution pour lui substituer la lutte parlementaire. La révolution est, pour Lénine l’alpha et l’oméga du marxisme : par dogmatisme, pense un Courtois qui prend nettement le parti des réformistes. Elle doit être menée de façon militaire, par des professionnels. En Russie, il provoque la scission du Parti social-démocrate (marxistes russes). Préférant la pureté doctrinale d’un petit groupe d’affidés prêts à tout, il se resserre, se « délimite ». Ainsi se forme, dans l’exil et la lutte, la fraction bolchevik, dont il est le chef incontesté.
Installé à Genève, Londres ou Paris, loin de la police politique russe qui le recherche, vivant des subsides du parti, Lénine mène une vie ascétique, totalement consacrée à la Cause, ne buvant jamais, ne fumant pas, faisant de grandes randonnées à bicyclette et travaillant en bibliothèque. Ayant fondé à Longjumeau, en banlieue sud, une école du parti, il y forme une poignée de militants dévoués. Mieux vaut quelques militants bien formés, dotés d’une volonté de fer, que des masses désorganisées, peu sûres. C’est déjà, l’idée fasciste des milices politiques armées.
Sur ce, éclate la guerre. Pour Lénine, les choses sont claires. Le capitalisme en est à sa crise ultime, il rédige alors, en 1916, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Opposé aux pacifistes parce que l’arrêt des hostilités ne ferait que prolonger la domination du capital sur les classes laborieuses, il ne soutient pas non plus la masse de ses camarades socialistes, qui se sont ralliés à la guerre. Ce qu’il veut, c’est la transformation du conflit en guerre sociale. Mais les ouvriers, massivement, se rangent sous leurs drapeaux respectifs. Les années passent et la tuerie continue. Lénine est abattu : peut-être ne verra-t-il jamais l’aube rouge de la libération universelle.
Cependant, en Russie le corps des officiers fidèles au tsarisme a été décimé lors de l’offensive allemande de 1915. Les communications sont désorganisées. On peine à faire venir les céréales dans la capitale. C’est la disette. Les soldats, quant à eux, ne comprennent pas le sens de cette guerre : la terre qu’ils défendent ne leur appartient pas, elle est aux seigneurs. En février 1917, des manifestations monstres éclatent à Pétrograd (Saint-Pétersbourg), la capitale.
On brandit le drapeau rouge, on demande du pain et la fin du tsarisme. La police tire. Des régiments se rebellent et prennent l’Arsenal. Les prolétaires forment des Soviets (ou Conseils) d’ouvriers et de soldats. Pendant des années, Lénine a attendu ce moment. Il est comme un ressort tendu à l’extrême.
À peine arrivé, il proclame les revendications du mouvement : le pain, la paix, le pouvoir aux soviets, la suppression de la police, de l’armée et du fonctionnariat. Il veut rééditer la Commune de Paris. « La masse était obnubilée, écrit Courtois, […] par les questions de la terre et de la paix, loin devant la sacralité des libertés publiques, qui n’intéressait qu’une minorité éduquée. » (p. 329)
S’appuyant sur les masses de la capitale, Lénine prend donc le pouvoir. Bientôt, il supprime les libertés « bourgeoises ». La presse, pour échapper au contrôle du capital, passe à celui du pouvoir politique. Les soviets (ou Conseils d’ouvriers et de soldats, assemblées populaires locales), censément expression de la démocratie, sont pris en main par le Parti, qui prend nom de communiste, tandis que les autres sont interdits. Opportunistes et affairistes affluent dans le Parti, qui devient pléthorique. La police politique peut arrêter sans preuve, condamner sans jugement, torturer sans raison. La propriété privée est supprimée. Plus personne ne jouit des bases matérielles de son indépendance.
Plus personne n’est responsable de rien. Jamais, dans l’histoire du monde, aucune organisation n’aura eu autant de pouvoir, ni aucun peuple n’aura été asservi avec autant de méthode. La paysannerie se soulève, les puissances étrangères envoient des contingents, le Tsar et sa famille sont exécutés en catimini. La paix n’est bientôt plus qu’un vieux souvenir. Partout, des bandes de paysans défient le pouvoir. Les contre-révolutionnaires, appuyés par l’étranger, forment des armées partout. On largue du gaz sur les populations civiles. Pour abattre la paysannerie récalcitrante, on affame des régions entières. Lénine ne conçoit pas la pitié. L’homme nouveau a une nouvelle morale : est bon ce qui est révolutionnaire, mauvais ce qui ne l’est pas.
Tenant solidement le centre du pays, Lénine et ses affidés vinrent à bout de leurs adversaires : armées contre-révolutionnaires, paysans révoltés, anarchistes et révolutionnaires authentiques indignés par le nouveau pouvoir et révoltés contre lui. En 1922, la guerre civile était gagnée. Elle avait fait deux millions de morts, que Courtois fait tous passer pour des victimes des rouges et à quoi il ajoute neuf millions de victimes, mettant dans le même sac la famine de 1922-1923, le typhus ou l’émigration, se livrant à ce type de déformation statistique qu’il reproche avec raison aux soviétiques dans leur appréciation de la production agricole. Mais, quoi qu’il en soit, le pays est ruiné, exsangue.
En 1922, Lénine a établi le pouvoir le plus absolu qui soit, sur le plus grand pays de la terre. Non seulement il dispose d’une armée et d’une police permanentes et séparées du peuple, au rebours de ce qu’il avait annoncé vouloir faire, mais, comme il a établi partout des monopoles d’État sous tutelle du parti, il contrôle la presse, la religion, l’art, la culture, l’enseignement, la politique, les syndicats et l’économie.
Lui qui voulait établir la société la plus libre possible par le pouvoir émancipateur de la classe la plus libre, le prolétariat, il a établi, en son nom, un pouvoir infiniment plus absolu et contraignant que le tsarisme. Même les ouvriers, glorifiés par le régime, se sont vus imposé, dans le communisme de guerre, la militarisation du travail. Le type d’État inventé par Lénine, c’est le contraire absolu du communisme de Marx, qui était censé être une société sans État, puisque sans classe sociale à mater. Par une singulière ironie de l’histoire, il s’est avéré que, pour pouvoir établir cette société, il fallait d’abord mater la société toute entière, et que la tâche serait sans fin, sanglante à l’infini.
Beaucoup plus violent et meurtrier que les régimes bourgeois, le régime communiste, en outre, inspirera au fascisme nombre de ses traits distinctifs : police politique toute puissante, camps de concentration, décimation de populations entières pour des motifs politiques, parti unique, embrigadement de la jeunesse, contrôle de l’économie, etc., ce qui permet à Courtois d’affirmer qu’il n’est pas seulement un régime totalitaire parmi d’autres, mais bien l’origine et l’essence du totalitarisme.
Opposé à la conception marxiste de l’histoire, où les hommes ne sont rien et les classes sociales tout, Stéphane Courtois réhabilite le rôle des personnalités dans l’histoire. Le totalitarisme n’est pas le fruit de la nécessité ou de la fatalité historique, mais d’un homme : Lénine.
Ce faisant, Courtois doit hausser l’individu à la hauteur du mal métaphysique dont il n’a été que l’accoucheur. C’est pourquoi il fait de son personnage un démon, commettant la même erreur, au fond, que les communistes attribuant à Lénine toutes les vertus de leur idéal. À l’inverse, il doit rabattre le concept de totalitarisme à hauteur d’homme, au risque de faire l’impasse sur les raisons systémiques de son apparition : guerre totale, impérialisme, technique moderne, culte de la violence, darwinisme, etc.
Stéphane Courtois brûle ce qu’il a adoré. L’ascétisme de Lénine, sa constance et son dévouement ne sont que maladies psychiatriques. Les Révolutionnaires, chez lui, ne font que torturer, affamer, détruire. Ils ne bâtissent jamais. Lounatcharski ne construit pas d’écoles ; ce sont les Tsars qui le font. Ils ne tentent pas de sevrer le peuple de l’opium religieux, ils détruisent les églises, affament les popes. Les conditions de vie des exilés en Sibérie sous le Tsar sont qualifiées de paradisiaques, puisque Tchyrnichevski a pu en profiter pour écrire un livre.
Que Soljénitsyne ait fait de même sous les Soviets, ou que Dostoïevski ait écrit les Récits de la maison des morts, cela ne compte pas. Stéphane Courtois fait l’impasse sur le caractère tragique, indissolublement bon et mauvais, de l’aventure communiste, ce caractère qui apparaît si bien dans la grande fresque de Dobritsa Tchossitch, Le Temps du Mal, où l’on voit les hommes les meilleurs de leur temps, les plus sincèrement épris de justice, devenir, peu à peu et sans qu’ils comprennent très bien la nature du mécanisme qui les entraîne, les bourreaux de leurs peuples et de leurs frères.
Ouvrage recensé– Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, 2017.
Du même auteur– Le livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997.
Autres pistes– Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Seuil, coll. « Point Essais », 2005.– Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1997.– Lénine, L’État et la Révolution, Paris, La Fabrique éditions, 2012.– Victor Serge, Lénine 1917 in Mémoires d’un Révolutionnaire, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2001.