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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Et le monde devint silencieux

de Stéphane Foucart

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Science et environnement

Depuis les premières alertes, lancées en 1994 par les apiculteurs français, le lien entre la mort des abeilles et les produits de type Gaucho ou Régent est de plus en plus évident. Les recherches récentes soupçonnent même les pesticides introduits à la fin du siècle de provoquer la disparition massive des oiseaux et des batraciens. À l’origine de cette catastrophe, l’industrie agrochimique a pourtant tout fait pour expliquer la mort « mystérieuses » des insectes par le changement climatique, le parasitisme, etc. Elle a pesé de tout son poids sur les structures officielles d’expertise, comme sur les publications scientifiques, en jouant de ses financements auprès des chercheurs et même des organisations écologistes.

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1. Introduction

Depuis que les apiculteurs français ont signalé l’inquiétante disparition de leurs abeilles (de 40 % à 70 % de leur cheptel), il s’est écoulé 25 ans. Aujourd’hui, l’hécatombe frappant tous les insectes ne fait plus de doute. En Grande-Bretagne, les aires de répartition de 350 pollinisateurs se sont, en moyenne, réduites d’un quart. Aux Pays-Bas, les populations de papillons auraient chuté de 70 %.

Le phénomène s’observe dans toute l’Europe où 30 % des papillons de prairie ont disparu entre 1990 et 2015. En France, une espèce comme le carabe, suivie dans une zone des Deux-Sèvres de 450 km², a vu ses effectifs fondre de 85 % en 23 ans. En Floride, le Monarque, fameux papillon migrateur, a enregistré un déclin de 80 %

Dans une étude qui a fait date, plusieurs chercheurs ont calculé que, dans une soixantaine de zones protégées en Allemagne (avec suivi des populations de 1989 à 2016), le poids des insectes capturés a chuté de 76 % en 27 ans. Plus des trois quarts des insectes disparus en seulement un quart de siècle : cette perte de biomasse est tout simplement vertigineuse.

2. Les néonicotinoïdes en accusation

Plusieurs facteurs peuvent jouer un rôle dans une telle hécatombe, et l’industrie chimique l’a très vite fait savoir. Mais il faut se rendre à l’évidence. Le réchauffement climatique est plutôt bénéfique aux animaux à sang froid. Quant aux parasites, ils se répandent de façon lente et progressive. Cela ne signifie pas que les agents pathogènes, le varroa en particulier, ne jouent aucun rôle.

Originaire d’Asie, identifié en France en 1982, ce parasite de 2 mm s’accroche à l’abdomen des abeilles, pour y puiser sa nourriture et transmettre des virus. Mais la correspondance du Pr. Creswell, dévoilée par le New York Times, est sans équivoque. Auteur d’une étude utilisée par Syngenta, le producteur du Cruiser (qui lui avait financé un poste de collaborateur), l’universitaire d’Exeter, reconnaît qu’il est « assez improbable que le varroa soit responsable des déclins d’abeilles domestiques ».

Le parasite peut toutefois profiter de la faiblesse des abeilles pour prospérer. On sait aujourd’hui que les nouveaux insecticides mettent en surrégime un gène synthétisant une protéine qui bloque le système immunitaire. Un phénomène analogue pourrait être à l’œuvre chez les amphibiens (grenouilles, crapauds, salamandres) et chez les chauves-souris (7 millions de moins, en quelques années, aux États-Unis ), en favorisant deux champignons bien connus.

En réalité, le seul facteur qui explique la disparition soudaine et massive des insectes à partir du milieu des années 1990 est à rechercher du côté des pratiques agricoles. Comme les apiculteurs l’ont rapidement établi, en France comme aux États-Unis, avec une décennie de décalage, l’effondrement des butineuses coïncide avec l’apparition des néonicotinoïdes. Ces « néonics » sont des produits chimiques qui regroupent imidaclopride (le fameux Gaucho, autorisé en 1992 sur le maïs, et en 1993 sur le tournesol, si apprécié des abeilles), dinotefuran, acétamipride, thiaméthoxame (nom commercial : Cruiser)… auxquels on peut ajouter le fipronil (Regent) et des produits comme le sulfoxaflor, etc. Ces pesticides agissent sur le système nerveux central des invertébrés et leur efficacité est redoutable. Ils imprègnent tous les tissus végétaux : feuilles, tige, racines, nectar, pollen. Les plantes deviennent ainsi leur propre insecticide.

3. De véritables armes chimiques

Alors qu’il fallait pulvériser 200 à 600 g de DDT pour traiter un hectare, l’enrobage des graines ne demande que 75 grammes d’imidaclopride. Les neurotoxiques en sont d’autant plus dangereux pour la faune. Pour se faire une idée du potentiel destructeur de ces produits, Stéphane Foucart signale que les 20 000 tonnes d’imidaclopride consommées dans le monde en 2010 correspondent à la mort immédiate de 3 milliards de milliards d’abeilles. En mettant les butineuses bout à bout, cela représente une chaîne de trois années lumière ! Une dose de 3,7 milliardième de gramme (ou nanogramme : ng) d’imidaclopride est en effet létale pour une butineuse.

Une telle dose est à mettre en relation avec le poids des insectes (80 à 100 mg pour une abeille), et les réalités agricoles. Si les machines sont censées enfouir les semences enrobées d’insecticide, les semoirs génèrent des nuages de poussière toxique, selon un mécanisme « oublié » par les tests d’homologation. Les poussières pouvant contenir 30 microgrammes (?g) par mètre cube (soit 30 000 ng) de néonics, la moindre abeille est immédiatement foudroyée.

Les néonics peuvent aussi être répandus en granules sur les sols, afin que les substances actives soient absorbées par les plantes. Ou mis dans des troncs d’arbre, appliqués au pinceau. Leur utilisation concerne désormais la sylviculture, l’horticulture, la pisciculture, etc. Avec plus de 1 000 utilisations autorisées en 2012, peu de productions y échappent. À tel point que les néonics représentaient, vers 2015, 40 % du marché des insecticides. En France, malgré leur interdiction partielle en 2018, leur consommation progresse.

La plupart des produits restent dans le sol pendant des années : de 80 % à 98 %, indiquent les chimistes de Bayer, à partir de résultats collectés entre 1989 et 1993. L’industrie a donc toujours su à quoi s’en tenir, résume l’auteur. Cela explique qu’en 2005, sur une petite centaine d’échantillons prélevés sur différents types de terres agricoles, 91 % présentaient plus de 1 ?g/kg d’imidaclopride, alors que seuls 15 % des sols avaient été traités dans l’année.

4. Des effets de mieux en mieux perçus

On voit poindre ici un problème qui a entaché bon nombre d’études mettant les néonics hors de cause dans la mort massive des insectes : les « zones témoin » étaient contaminées (par des néonics, mais aussi du glyphosate, etc.) ou n’avaient pas fait l’objet d’une évaluation. Comme dans l’étude, non publiée, donc scientifiquement inexistante, mais très médiatisée, de Helen Thompson, qui finira par quitter le service britannique d’expertise sanitaire (Food and Environment Research Agency) pour rejoindre Syngenta et siéger comme « scientifique indépendante » à l’agence spécialisée de l’ONU. Ce jeu de chaises tournantes entre l’industrie et l’expertise n’épargne ni la France ni l’Europe.

L’industrie cherche à gagner du temps : quand aucune zone ne sera plus indemne, il sera impossible de faire des comparaisons. On relève déjà 15 ?g/litre de néonics dans les eaux agricoles suédoises. Au Pays-Bas 320 ?g d’imidaclopride ont été mesurés près de la ville de Noordwijkerhout. Bien au-dessus du seuil létal.

Cette diffusion massive conduit à une exposition chronique de la faune, dont on perçoit les effets délétères. En exposant chaque jour une abeille à des taux environ mille fois inférieurs à la dose létale, l’insecte meurt en huit jours. En d’autres termes, « la toxicité chronique du produit et de ses produits de dégradation est très supérieure à sa toxicité aiguë » (p. 79).

Une étude pionnière, menée sous l’égide du CNRS et de l’INRA, a par ailleurs révélé, grâce à une puce à radiofréquence collée sur l’abdomen d’abeilles exposées ou non à des doses de 1,3 ng de thiaméthoxame (potentiellement consommées lors d’une journée de butinage), que le taux de retour à la ruche était inférieur de 30 % pour les abeilles exposées. Ce qui peut réduire de moitié la taille de la colonie en 3 mois. Ce travail pourrait aussi expliquer la disparition des bourdons.

Il attire l’attention sur un autre aspect des néonics : comme les perturbateurs endocriniens, leurs effets dépendent de la période de l’exposition. On a ainsi découvert, en exposant les abeilles à un champignon microscopique, qu’elles pouvaient être affectées sans pour autant présenter une trace quelconque de néonics. Par rapport à une population témoin, une exposition au stade larvaire avait suffi à les affaiblir.

5. Le noyautage de l’industrie

On comprend d’autant mieux le biais des études qui ne font référence qu’à des expositions aiguës aux produits de traitement. C’est comme si on considérait qu’en avalant moins de un litre d’alcool pur (dose mortelle), l’alcool était sans effet sur l’organisme. On devine aussi qu’en commandant des travaux qui se penchent sur la disparition des insectes en ignorant les réalités agricoles, on exonère les produits chimiques.

Stéphane Foucart montre que l’industrie chimique a financé, coproduit, ou suggéré de telles études, en même temps qu’elle dénigrait, par des moyens douteux, les travaux pointant la responsabilité des néonics. Les publications scientifiques sont en effet devenues un enjeu : elles influencent l’opinion publique et pèsent sur les élus lors de votes cruciaux.

Il convient donc de décrédibiliser les études « hostiles » et faire du buzz autour de travaux « positifs ». En gommant la signature des chimistes au service de l’industrie, par exemple. Mais pour se prévaloir d’une recherche indépendante, il est plus efficace de s’associer à des travaux académiques. En 2016, une grande étude, menée avec 7 000 abeilles équipées d’une puce, a ainsi débouché sur un communiqué très rassurant pour Syngenta, pris comme argent comptant par les parlementaires français… alors qu’il était en opposition avec les conclusions mêmes du rapport. « Le CNRS et l’INRA ont simplement accepté de travestir les résultats de leurs propres chercheurs sous la pression de l’agro-industrie qui cofinançait l’expérience, en la personne de Terres Inovia », représentant les intérêts des producteurs de protéo-olagineux (p. 232).

L’auteur montre comment l’industrie agit dans les coulisses européennes et révèle que Syngenta a même approché l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Celle-ci n’a pas donné suite au partenariat et aux substantiels financements qui l’accompagnaient. Pourtant, à la même époque (2014), la vénérable institution a publié un communiqué sur le sort des bourdons d’Europe (30 espèces en déclin, 12 menacées d’extinction) où le mot « pesticide » n’apparaît qu’une seule fois. Leur déclin est attribué au changement climatique.

Il est vrai que, quatre ans plus tôt, l’UICN avait apporté son soutien à la Task Force on Systemic Pesticides (TFSP), issue de l’appel de Notre-Dame de Lourdes, lancé par un biologiste néerlandais. La composition de ce regroupement (70 spécialistes du monde entier) est secrète pour protéger ses membres statutairement fragiles. Cela en dit long sur les pressions pouvant peser sur les scientifiques indépendants. Il est bien plus confortable d’expliquer la disparition des insectes par « de multiples facteurs » qui nécessitent « de faire d’autres études ».

C’est d’ailleurs la teneur du communiqué diffusé en février 2019 par la plus grande société consacrée à l’étude scientifique des insectes, l’Entomological Society of America (ESA). Communiqué stupéfiant de la part d’un tel organisme. Mais, comme le révèle l’auteur, l’ESA compte parmi ses plus grands donateurs Bayer, Syngenta et Dow.

6. Un tiers des oiseaux a disparu en quinze ans

Seule l’industrie oublie que les insecticides sont conçus pour tuer les insectes ! Et que les produits à large spectre ne ciblent aucune espèce précise. De la vaste compilation effectuée par deux chercheurs australiens en 2018, il ressort que près de 40 % des espèces d’insectes sont en déclin, un peu plus de 30 % menacées d’extinction. Chaque année, 1 % des espèces viennent s’ajouter à cette liste. Cela correspond à une disparition des insectes à l’échelle du siècle.

Moins d’insectes, c’est moins de pollinisateurs. Des inquiétudes commencent d’ailleurs à se faire jour, car 88 % des plantes à fleurs sont tributaires des insectes. Moins d’insectes, ce sont aussi des animaux qui disparaissent, faute de nourriture. Si certains sont à peine visibles, d’autres retiennent désormais l’attention. Aux Pays-Bas, les oiseaux diminuent de 3,5 % par an. Cela signifie qu’un oiseau sur deux disparaît en 20 ans.En France, les populations se sont réduites d’un tiers en quinze ans, indique une étude conjointe du CNRS et du Muséum d’histoire naturelle. Cette étude de 2018 confirme les observations des ornithologues. Le déclin s’est accentué en 2008-2009, période qui marque la fin des jachères imposées par Bruxelles, mais aussi la généralisation des néonicotinoïdes. Certaines espèces sont plus touchées que d’autres – jusqu’à 90 % d’effondrement pour la perdrix grise – et la France n’est pas isolée. « Les populations d’oiseaux des champs ont décliné en moyenne de 56 % entre 1980 et 2015 – soit plus d’un demi-milliard d’oiseaux en moins sur le Vieux-Continent » (p. 276).

Si plusieurs facteurs peuvent expliquer cette évolution, la contribution des insecticides systémiques est majeure, souligne l’auteur. Y compris chez les espèces granivores. Car il suffit qu’une perdrix consomme six graines traitées à l’imidaclopride pour succomber aussitôt. Une graine et demie pour un moineau. Or, dans 70 % des cas de mortalité relevés par l’office de la faune sauvage entre 1995 et 2014, une intoxication à l’imidaclopride est en cause.

7. Conclusion

Malgré le moratoire européen sur trois produits, mis en place en 2013, les décisions publiques sont symptomatiques « d’une médecine qui attend que le malade soit perdu pour commencer à le soigner » (p. 22). Attitude que l’on a vue à l’œuvre avec le DDT, l’amiante, le glyphosate etc. L’industrie agrochimique entretient systématiquement le doute, profitant de cette spécificité de l’agriculture : les recherches en conditions « réelles » sont quasiment impossibles à conduire, l’abeille butinant dans un rayon moyen de 3 à 5 km autour de sa ruche.

« Les ressources de l’industrie des pesticides, sa capacité à générer de la controverse et à pénétrer le débat public pour créer le doute sont sans limites », résume l’auteur (p. 283). Côté grand public, BASF a ainsi créé le « Réseau biodiversité pour les abeilles » (avec un site web très friendly). À destination des décideurs, Bayer (à l’origine du Gaucho) a dépensé en lobbying 6 millions de dollars (M$) par an entre 2010 et 2014. En 2015 : 8 M$, en 2017 : 15 M$.

À l’heure où les terres agricoles deviennent « des bombes à retardement », il faut cependant questionner la logique à l’œuvre derrière l’aspect préventif de traitements dont les Italiens ont montré l’inefficacité économique : se bourre-t-on d’antibiotiques toute sa vie pour éviter d’être malade ?

8. Zone critique

L’auteur passe en revue la littérature scientifique sur les néonicotinoïdes, et ses comparaisons permettent de comprendre les enjeux de leurs statistiques. En plus de ce travail pionnier, qu’on pourrait qualifier d’investigation scientifique, il explique, et c’est le second apport de cet ouvrage, comment cette littérature est instrumentalisée pour influencer l’opinion et les scientifiques eux-mêmes.

Le fipronil ou l’imidaclopride ne tuent pas seulement les insectes. Ils montrent comment se structurent les connaissances savantes dans une société de l’information. Et comment sont manipulées des décisions publiques, censées être démocratiques. L’agence française pour la sécurité alimentaire (désormais ANSES, qui a autorisé le sulfoxaflor) est une nouvelle fois dans le viseur. De même que les structures européennes : on attend toujours la révision des tests d’homologation, déjà repoussée… 27 fois. L’industrie peut-elle continuer à produire ses propres critères dévaluation ?

Le réquisitoire est d’autant plus impitoyable, qu’il met en lumière des pratiques déjà observées chez Montsanto. La question de l’intégrité de la recherche et de l’expertise publiques est donc clairement posée.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Et le monde devint silencieux, Paris, Seuil, 2009.

Du même auteur– La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Paris, Denoël, 2013.

Autre piste– Une interview sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/092282-001-A/stephane-foucart-28-minutes/– Les rapports de l’EFSA : https://www.efsa.europa.eu/fr/search/site/n%C3%A9onicotino%C3%AFdes.

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