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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Intoxication

de Stéphane Horel

récension rédigée parNicole MassonNormalienne, agrégée et docteure en Lettres Modernes.

Synopsis

Société

Stéphane Horel, à partir d’une question de santé publique, nous entraîne dans une exploration fascinante des rouages de décision au sein de l’Union Européenne. En effet, son livre Intoxication n’est pas une enquête sur les perturbateurs endocriniens, sur leur présence dans différents produits (aliments, plastiques et autres), ni sur les effets qu’ils peuvent avoir sur la santé. C’est la reconstitution, parfois au jour le jour, du processus par lequel il a fallu passer pour que puisse être déterminée une réglementation européenne sur ce sujet.

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1. Introduction

Stéphane Horel est une dure-à-cuire, si on peut dire. Rompue à l’exercice de l’enquête journalistique en milieu hostile, elle a choisi un sujet a priori un peu aride – les perturbateurs endocriniens – mais essentiel pour notre santé, au même titre que la dénonciation des effets nocifs du tabac, le dérèglement du climat ou la classification des produits cancérigènes qui ont suscité des débats lors des précédentes décennies.

Après avoir lu et analysé des tonnes de documents que l’administration européenne est obligée de fournir à tout citoyen européen qui en fait la demande, depuis l’adoption du règlement sur la transparence de 2001, l’auteure a pu reconstituer le déroulement précis de la lutte d’influence qui s’est jouée autour de la question des perturbateurs endocriniens, entre experts scientifiques, lobbies industriels et différentes directions de la commission européenne, en tenant compte de toute la porosité possible entre ces différents groupes. C’est une histoire édifiante qui permet de mieux comprendre le fonctionnement des institutions (et leur dysfonctionnement parfois).

2. Une question de définition et de vocabulaire

En 2006, le Parlement européen a adopté le règlement REACH, un acronyme pour désigner la nouvelle règle du jeu en ce qui concerne les produits chimiques et leur nocivité. Ce fut un coup d’arrêt pour les industriels. Ce règlement inversait la charge de la preuve : les entreprises devaient apporter la preuve de l’innocuité de leurs produits pour être autorisés. Catégorie par catégorie, les produits devaient dès lors être définis et classés. Pour les perturbateurs endocriniens, la Commission européenne s’était donnée jusqu’au 1er juin 2013 pour définir cette classe de produits et concevoir les critères de classement qui devaient lui être appliqués.

Stephane Horel, au fur et à mesure de son récit chronologique, fait entrer en scène les protagonistes de ce jeu d’ombres et de faux-semblants. Son analyse entre dans le détail du fonctionnement des différents lieux de pouvoir, examine les instances consultatives qui doivent éclairer les décisions politiques et nous donne à voir toutes les interactions. Son point de vue n’est pas manichéen ni simpliste, il n’y a pas d’un côté les gentils scientifiques, les braves ONG, la faible commission européenne et, de l’autre, les méchants industriels. Elle entre à ce point dans les mécanismes qu’elle permet de comprendre où se situent les moments-clefs, qui sont les personnages essentiels et comment les circonstances politiques permettent de faire basculer les décisions d’un côté ou de l’autre. L’auteure part du règlement REACH en 2006, du vote de son application par le Parlement en 2009 et des premiers travaux lancés pour pouvoir l’appliquer aux « perturbateurs endocriniens ».

Pour ce faire, il était nécessaire d’obtenir une définition précise de ce groupe de produits chimiques. Son livre suit alors toutes les péripéties de ce long processus comme le tournant de 2013 qui voit un revirement de la Commission européenne, jusqu’en 2015 avec les plaintes déposées par certains États membres et par le Parlement contre la Commission. Ce faisant, l’auteure démonte le modus operandi des lobbies et illustre comment ils appliquent leur devise : « délivrer le bon message au bon moment à la bonne personne. »

3. Jouer sur les mots pour agir sur les choses

Toute l’affaire des perturbateurs endocriniens commence par une question de définition qui peut sembler à un néophyte assez simple, purement scientifique, essentiellement factuelle. En effet, tout un chacun pense qu’il suffit de bien nommer et de faire des expériences scientifiques pour pouvoir classer les produits chimiques. Mais, dès le départ, on comprend que rien n’ira de soi dans le dossier. Un détail qui n’en est pas un : en anglais on va pouvoir choisir entre deux expressions pour les nommer : « endocrine disruptor », encore plus brutale que la formule française, ou bien « endocrine modulator » qui est redoutablement anodine. La deuxième formulation – qui n’a finalement pas été retenue – aurait été déjà beaucoup moins négative et si on l’avait choisie, on aurait déjà inquiété beaucoup moins les citoyens.

De même, le choix d’un critère de tri plutôt qu’un autre, influe grandement sur le périmètre du groupe de produits. Ainsi, pour déterminer la nocivité d’un produit, en français courant, on ne distingue pas vraiment le terme de « danger » et celui de « risque ». Or le « danger » (hazard en anglais) est une valeur absolue qui détermine une valeur intrinsèque pour le produit, valeur qui implique qu’on impose des précautions, alors que le « risque » (risk en anglais) donne lieu à tout un processus d’évaluation qui prend en compte les probabilités d’un individu d’être exposé au produit, en fonction de la dose et de la durée. La détermination du danger intrinsèque relève d’une analyse chimique, l’évaluation des risques est une longue enquête où tout un dossier doit être constitué pour prendre en compte les usages et les conditions réelles d’utilisation parmi différents groupes d’individus. Autant le critère de danger agit comme une règle stricte (hazard-based cut-off criteria ou encore critère-guillotine), autant l’enquête sur les « risques » est plus facilement soumise à des jugements et à des interventions visant à minimiser l’impact des substances.

On peut prendre un dernier exemple pour montrer l’importance de la terminologie, les scientifiques pour évaluer la nocivité d’un produit parlent de sa « puissance » (potency en anglais). Ce terme permettrait de mettre en avant les substances « les plus préoccupantes ». Mais le choix de ce critère permet surtout de laisser passer entre les mailles du filet de la législation « les moins préoccupantes ». Donc sous couvert de rechercher les produits les plus actifs et les plus nocifs, en réalité on vise à regarder avec indulgence toute une catégorie moins virulente.

Le livre, au fil des pages, montre parfaitement les enjeux de la terminologie et des protocoles choisis pendant la procédure d’évaluation des produits.

4. Les experts et la sound science

Puisqu’il faut examiner des substances chimiques, on aurait aussi tendance à penser que les appareils de mesure, les expériences et les microscopes vont rendre des avis indiscutables. Le livre nous montre encore une fois qu’il s’agit d’un point de vue simplificateur. Les experts ne sont pas seulement des scientifiques. La mise en place d’une commission d’experts relève du jeu politique. En effet, les spécialistes internationaux sont légions et, pour le sujet qui nous intéresse, on va créer en 2010-2011 une commission ad hoc pour définir cette fameuse classe de produits.

Qui trouve-t-on parmi les experts ? La doctrine de la Commission européenne en cette matière consiste, officiellement pour obtenir un consensus, à réunir dans ces cercles consultatifs toutes les « parties prenantes » (stakeholders), qu’il s’agisse d’opérateurs privés industriels ou d’organismes qui représentent la société civile. On va donc demander aux très grosses firmes internationales d’envoyer leurs propres représentants, on va accueillir des membres d’ONG concernées, les uns et les autres jouant un rôle d’observateurs participant aux débats, mais n’ayant pas de droit de vote. Puis, on va mélanger avec eux des employés de la Commission, mais aussi des délégués d’agences européennes, des experts des ministères et des agences sanitaires des états membres. Tous ces experts ne sont pas des savants isolés dans leurs labos, ils ne sont pas hors-sols.

On le comprend : pour financer leurs recherches, les scientifiques bâtissent des partenariats avec des géants de l’industrie qui bénéficient en retour des progrès de la science. Aucun machiavélisme là-dedans. Il n’empêche que lorsque l’auteure analyse, nom après nom, les potentiels conflits d’intérêts, le résultat est édifiant. Si tous ses travaux et sa carrière dépendent du financement de Bayer ou de BASF, comment le chercheur peut-il parvenir à garder une parfaite indépendance de jugement ?

Ajoutons encore que différentes conceptions de la science peuvent s’opposer au sein de ces institutions européennes. Celle qui prévaut, c’est la « sound science » des anglo-saxons, « science solide », expression que l’auteure traduit par « science sensée ». Elle s’oppose à la science fondée sur le principe de précaution, elle refuse les critères du danger pour aller du côté des risques et elle s’appuie sur le vieux principe de Paracelse : « Tout est poison, rien n'est poison : c'est la dose qui fait le poison. » Bref, c’est une science accommodante qui prend en compte tous les intérêts en jeu, y compris économiques, et pas seulement ceux de la santé publique.

5. La Commission et ses différentes directions

Il est impossible de retracer tous les épisodes des guerres de tranchées que se livrent les protagonistes, mais le livre insiste sur un élément mal connu du grand public qui imagine la Commission européenne comme une équipe monolithique ou tout du moins soudée. Le dossier des perturbateurs endocriniens met en scène deux Directions générales de la Commission : la DG Environnement qui est d’abord chargée du dossier, mais aussi la DG SANCO, Santé et Consommateurs, qui a son mot à dire.

À certains moments, on voit aussi apparaître la DG Entreprises qui, bien entendu, ne manque pas de peser dans les débats. Le livre permet de comprendre qu’il se joue des luttes d’influence sanglantes entre ces différentes composantes de la Commission qui ont en charge des intérêts pratiquement irréconciliables. La DG Environnement apparaît comme la plus résistante face aux influences extérieures. Mais elle n’échappe pas à des tirs, croisés ou non, des autres directions ou encore à des interpellations par la conseillère scientifique principale auprès du président de la Commission.

On voit également qu’au moment des dernières élections européennes en 2014, alors que le Luxembourgeois Jean-Claude Junker succède à Manuel Barroso, le changement politique rebat certaines cartes. Tous les cinq ans, les États se disputent les 27 (puis 28) postes de conseillers ayant en charge des périmètres plus ou moins importants. Avec les élections européennes, toutes les équipes sont renouvelées. Jusqu’en 2013, la DG Environnement mène avec acharnement un travail exigeant sur la définition des perturbateurs. Elle a missionné Andreas Kortenkamp, un chercheur britannique, professeur en toxicologie humaine, qui publie un premier rapport sur l’état de la science au début de 2012. Il cherche à établir un protocole multi-critères et à observer le principe de précaution. Jusqu’à l’été 2013, c’est la ligne qui prévaut et qui aboutit à un premier vote au Parlement le 14 mars.

Et pourtant les ennemis ont fourbi très tôt leurs armes et ne vont pas désarmer. Du côté des États membres, le Royaume-Uni et l’Allemagne, dont les industries chimiques pèsent très lourd dans l’économie nationale, ont affirmé par un document conjoint, dès 2011, sans attendre les conclusions des scientifiques, que l’impact sur l’industrie devait être d’abord pris en compte et qu’ils étaient prêts à sacrifier les pesticides les plus puissants pourvu qu’on épargne tous les autres perturbateurs. Les industriels, par le biais de centres d’études leur appartenant, comme l’ECETOC (Centre européen d’écotoxicologie et de toxicologie des produits chimiques), ont enchaîné conférences, groupes de travail et colloques pour faire valoir le seul critère de « puissance » (potency) pour l’identification des perturbateurs.

L’ECPA (Association européenne de protection des plantes) – qui est en réalité l’organisation européenne de lobbying de l’industrie des pesticides – lance une grande offensive en 2013 avec la publication de documents alertant sur l’impact potentiel sur l ‘économie si on adopte les critères du projet qui circule : cette association cherche par tous les moyens à influencer la DG SANCO de la Commission. Le relais est repris par Bayer qui réclame aussi une étude d’impact. Finalement, Catherine Day, toute-puissante secrétaire générale de la Commission, demande cette étude en juillet : en septembre 2013, la Commission cède et lance l’enquête.

6. Les lobbies et la politique

À la lecture du livre, on finit par penser que tous les intervenants dans le dossier sont à un moment ou à un autre des lobbyistes potentiels. Quand, à l’été 2013, les scientifiques se déchirent en deux camps à coups d’éditos et de manifestes dans les revues spécialisées, réfutant mutuellement leurs arguments, il faut regarder de près pour comprendre qui roule pour qui. Les périodes de négociation de traités avec les États-Unis donnent lieu aussi à des tentatives de pression américaines.

Les élections européennes et le renouvellement des équipes qui en découle au sein de la Commission rendent encore plus aléatoire le pilotage de dossiers qu’on aimerait voir mieux préservé des aléas électoraux et plus serein.

Ainsi, une fois les nouvelles équipes autour de Jean-Claude Junker mises en place après novembre 2014, dès le 1er janvier 2015, la DG Environnement, qui pourtant avait tenu la barre au milieu des tempêtes, se trouve dessaisie du dossier des perturbateurs endocriniens au profit de la DG SANCO – qui devient la « DG Santé » – et qui vise plutôt à minimiser les risques, à mettre en avant des seuils en dessous desquels les expositions aux produits sont « négligeables » et ainsi à créer une porte de sortie pour éviter une réglementation drastique. Le ministère de l’environnement suédois proteste sur cette nouvelle direction prise. Alors que la Suède avait déjà fait cavalier seul en 2014 et déposé plainte contre la Commission pour tous les atermoiements et le retard pris, elle est finalement soutenue en 2015 par le Parlement et par le Conseil de l’Union européenne. Les scientifiques de l’Endocrine Society s’enhardissent et publient en 2015 des chiffres alarmants dans une enquête de santé publique.

Malgré tout, la DG Santé résiste et lance pour gagner du temps une longue enquête d’évaluation des risques ; elle organise des conférences durant l’année 2015, au risque parfois de se ridiculiser en faisant monter à la tribune des pseudo-scientifiques peu sérieux.

7. Conclusion

L’auteure relate donc une affaire qui s’étend de 2009 à 2016, avec une plume acérée, souvent drôle, et un sens du détail qui rend la lecture très plaisante.

À partir d’un point très précis, elle démonte tous les mécanismes qui président aux décisions politiques au sein de l’Union européenne.

8. Zone critique

L’auteure a réalisé un véritable tour de force pour compiler et restituer de manière très pédagogique des milliers des documents. Cette rigueur, unanimement saluée par ses pairs, lui a permis de remporter le prix spécial Louise Weiss, organisé par l’Association des journalistes européens (AJE) en 2016.

Cette enquête extrêmement minutieuse, exhaustive et non dénuée d’humour peut cependant donner le tournis quand on n’est pas familier avec le fonctionnement des instances européennes, tant le sujet est dense et le nombre d’acteurs important. Les annexes sont bien utiles pour se repérer.

Le livre s’achève à un moment où le dossier n’est pas encore clos. Depuis, fin 2017, les critères ont été votés par le Parlement et la Commission a affirmé fin 2018 adopter une « stratégie de long terme pour minimiser l’exposition » à ces substances dangereuses. Rien n’est jamais perdu, mais rien n’est non plus acquis. C’est tout le sens du livre de Stéphane Horel qui invite au fond les citoyens à s’emparer de ces dossiers pour peser de tout leur poids, au moins électoral.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Intoxication, Paris, La Découverte, 2015.

De la même auteure

– La Grande Invasion, Paris, Éditions du Moment, 2008.– Les Médicamenteurs, Paris, Éditions du Moment, 2010.– Lobbytomie - Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, Paris, La Découverte, 2018.

Autres pistes

– Michel Clamen, Manuel de lobbying, Paris, Dunod, 2005.– Pierre Bardon et Thierry Libaert, Le Lobbying, Paris, Dunod, 2012.– Naomi Oreskes et Eric M. Conway, Les Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.– Naomi Oreskes et Eric M. Conway, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Paris, Les Liens qui libèrent, 2014.– Marine Jobert et François Veillerette, Perturbateurs endocriniens, la menace invisible, Paris, Buchet-Chastel, 2015.

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