Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Stéphane Mallard
La disruption est le phénomène par lequel une innovation rend obsolètes tous les autres acteurs du marché. Ainsi, Uber a disrupté les taxis, Airbnb a disrupté les hôtels et Netflix a disrupté les loueurs de vidéos. Dans cet ouvrage, Stéphane Mallard soutient que les progrès de l’intelligence artificielle vont généraliser la disruption : aucun des métiers actuels ne sera épargné. Comment nous préparer ?
Selon le dictionnaire de l’Académie française, le terme « disruptif » est utilisé depuis le XVIe siècle pour signifier « qui sert à rompre ». En tant que concept économique, la disruption a été théorisée dans les années 1990, comme la stratégie par laquelle des entrepreneurs audacieux vont conquérir un marché en utilisant les nouvelles technologies pour proposer des produits et des services moins chers. Airbnb, Uber ou Ryanair en sont des exemples.
Plus généralement, la disruption est synonyme d’innovation de rupture, à distinguer de la simple amélioration. On peut ainsi voir la couleur comme une amélioration de la photographie et le numérique comme sa disruption.
Les innovations disruptives sont généralement accueillies avec scepticisme, voire avec mépris. Par exemple, le projet de Wikipédia fit d’abord sourire les professionnels de l’encyclopédie : qui pourrait bien faire confiance à des articles écrits par des anonymes, souvent non-spécialistes de surcroît ? Et pourtant, en 2012, l’Encyclopedia Britannica cessait de commercialiser son édition papier, après 244 ans d’existence. De l’incrédulité à la sidération : tel pourrait être également votre parcours émotionnel à la lecture de l’ouvrage de Stéphane Mallard.
La thèse défendue par l’auteur est en effet particulièrement audacieuse : vous êtes déjà disrupté. Si la disruption était jusqu’alors un phénomène ponctuel, l’auteur est convaincu qu’elle va s’accélérer, se généraliser, devenir la norme. Les métiers actuels sont déjà dépassés. La cause ? Les progrès de l’intelligence artificielle. Après avoir cerné ce pouvoir disruptif de l’IA, nous nous plongerons dans le futur que nous prédit l’auteur. Nous écouterons, enfin, ses conseils sur l’état d’esprit à adopter pour nous préparer à l’ère de la disruption.
Pour prendre la mesure de la révolution à venir, il faut bien comprendre que l’intelligence artificielle est une automatisation de tâches intellectuelles, y compris celles que l’on considérait jusqu’à très récemment comme le propre de l’homme.
Par exemple, nous pourrions penser que le métier d’avocat a encore de beaux jours devant lui : les capacités d’analyse, de jugement et d’argumentation qu’il demande ne s’acquièrent qu’après de longues années d’étude et de pratique. Pourtant, Ross, une intelligence artificielle conçue par IBM, équipe déjà de nombreux cabinets d’avocats aux États-Unis. Les avocats lui posent des questions en langage naturel et, en un temps record, Ross parcourt les documents légaux, identifie et hiérarchise les arguments les plus pertinents. Après le métier d’avocat, c’est logiquement le métier de juge qui sera automatisé.
En effet, lorsque les parties en conflit utiliseront des algorithmes pour prédire le jugement sur un cas donné, ils pourront simplement régler leur différend à l’amiable, sans l’intervention d’un juge. Cette tendance à l’automatisation des tâches intellectuelles s’observe dans tous les corps de métiers, du chauffeur de taxi au médecin, du manager à l’ingénieur. En d’autres termes, alors que les vagues précédentes de mécanisation ont conduit à un déplacement de l’activité humaine, l’essor de l’intelligence artificielle semble plutôt mener à son remplacement.
C’est pour cette raison que l’auteur voit dans l’intelligence artificielle la perspective d’une disruption généralisée. En effet, plus nous déléguons de facultés intellectuelles (jugement, créativité, langage…) et plus se pose la question de l’utilité même de notre espèce…
L’ironie de l’histoire est que chacun d’entre nous contribue, quotidiennement, à l’éducation de ces nouvelles formes d’intelligence qui menacent de nous ringardiser. Comment ? Par la multitude d’actions que nous effectuons en ligne. Chacun de nos gestes, chacune de nos décisions, y compris la manière dont nous répondons à nos courriels, sont potentiellement disséqués en vue d’être reproduits par des intelligences artificielles. C’est en ce sens que nous sommes déjà disruptés. Ouvrons maintenant les portes de ce monde où notre intelligence aura de moins en moins l’occasion de s’exercer.
Google, Facebook et Amazon, entre autres, travaillent activement au développement d’assistants intelligents. Ils s’appellent Google Assistant, Jarvis ou Alexa.
D’après l’auteur, ces majordomes numériques nous connaîtront bientôt mieux que personne. Si cela vous semble relever de la science-fiction, rappelez-vous que Google connaît vos requêtes sur son moteur de recherche, les vidéos que vous regardez sur Youtube ou encore vos déplacements grâce au GPS de votre Smartphone.
Il est donc assez facile de déduire nos goûts, notre état de santé, l’évolution de notre état psychologique ou notre situation professionnelle.
Ainsi, en 2017, Facebook révélait sa capacité à identifier les adolescents anxieux ou manquant de confiance en eux pour alimenter des campagnes de publicité ciblées. Grâce aux données que nous produisons en ligne (par exemple, les contenus que nous « likons »), nos assistants intelligents seront en mesure de nous faire des recommandations de plus en plus pertinentes. Ils gagneront ainsi notre confiance et nous leur délèguerons de plus en plus de tâches. En retour, ils développeront des compétences toujours plus sophistiquées... D’abord capables de répondre à des requêtes simples et précises (« Peux-tu me commander du café ? ») ces assistants intelligents pourront répondre à des requêtes plus complexes et plus vagues (« Peux-tu organiser mes vacances ? »). En occupant ainsi une place croissante dans nos vies, ils seront un puissant vecteur de disruption.
Imaginons en effet avec l’auteur que ces assistants intelligents finissent par nous connaître parfaitement. Ils sauront, alors, quand sera le bon moment pour nous de changer de travail. Ils auront également accès aux postes qui nous correspondent le mieux et se chargeront des démarches pour nous obtenir un entretien d’embauche.
Bien sûr, notre futur employeur aura également un assistant intelligent, connaissant parfaitement les besoins de l’entreprise. Plus nécessaire, donc, de faire appel à des spécialistes du recrutement. Et si les assistants intelligents sont si efficaces pour recruter les bonnes personnes aux bons postes, les managers deviendront également facultatifs : « Si une entreprise a besoin de faire appel à des managers pour atteindre ses objectifs, c’est tout simplement qu’elle n’a pas recruté les bonnes personnes » (p. 217). En nous séduisant par leur capacité à anticiper nos désirs, les assistants intelligents finiront donc par éclipser de nombreux métiers…et peut-être même le nôtre.
Autre trait marquant du monde anticipé par l’auteur, la transparence totale : « Google sait tout sur tout le monde, personne ne ment à Google » (p.12).
Une nouvelle fois, nous contribuons activement à l’avènement de cette nouvelle réalité. Jusque très récemment, pour connaître la vraie valeur d’un produit ou d’un service, il fallait nous fier à des indices, à des signaux imparfaits : le bouche-à-oreille, ce que le vendeur voulait bien nous dire et, si nous en avions le temps et l’argent, l’avis d’experts indépendants… Ce temps est révolu. Notre époque se caractérise en effet par une démocratisation et une généralisation de l’évaluation par les utilisateurs.
Dès que nous sortons d’un café, d’une séance de cinéma ou d’un magasin, notre Smartphone nous demande d’évaluer notre expérience. Seuls les produits, les services et les lieux les mieux notés ont une chance d’apparaître en tête sur les moteurs de recherche. Partant de ce constant, l’auteur prophétise la fin du marketing. En effet, si une entreprise a besoin de vanter les qualités d’un produit, elle signale par là même son échec à convaincre les utilisateurs.
En outre, si le marketing peut abuser l’esprit humain, nos assistants intelligents ne s’en laisseront pas conter. Chargés de nos achats et de nous mettre en contact avec les fournisseurs de services, ils ne se fieront qu’aux données vérifiables et quantifiables. Si notre avenir prend bel et bien la direction décrite par l’auteur, il devient essentiel de soigner notre image en ligne…
En effet, après les produits et les services, il est tout à fait vraisemblable que l’évaluation s’étende aux individus eux-mêmes. C’est déjà en partie le cas : nous évaluons notre chauffeur Uber et il fait de même en retour.
Selon l’auteur, la qualité et la quantité des évaluations que nous recevrons dans diverses interactions sociales a vocation à remplacer notre CV. Le CV ne donne, en effet, qu’une idée approximative de notre vraie compétence. Il est par ailleurs de bonne guerre de nous montrer sous notre meilleur jour. Ces petits embellissements de la vérité seront bientôt de l’histoire ancienne. Comment, en effet, pourrons-nous tricher sur notre hygiène de vie dès lors qu’un algorithme pourra nous donner un score objectif à partir de nos achats alimentaires, du temps que nous passons sur Netflix et de l’heure à partir de laquelle nous cessons de tripoter notre Smartphone ?
Dans un monde où de plus en plus de nos actions seront scrutées et évaluées par des intelligences artificielles, nous n’aurons d’autre choix que d’être aussi compétents que nous l’affirmons. Mais au-delà d’être transparents, nous aurons également l’obligation d’être excellents, au risque d’être disruptés.
En effet, la leçon que l’on peut tirer des exemples d’entreprises disruptives est que toute activité qui n’offre pas une expérience parfaite à ses utilisateurs est menacée d’extinction. Ainsi, Uber a mis fin à des situations inconfortables : attendre de trouver un taxi libre, jouer des coudes avec d’autres utilisateurs, faire un arrêt à un distributeur, car la machine à carte du chauffeur « ne fonctionne pas »… De même, Netflix a mis fin à la frustration que l’on pouvait éprouver au vidéo club face à l’indisponibilité du film que l’on voulait tant emprunter…
Ainsi, pour savoir d’où viendra la disruption dans votre secteur d’activité, demandez-vous ce qui n’est pas absolument parfait dans l’expérience que vous offrez. C’est d’ailleurs en utilisant ce raisonnement qu’Amazon a développé un nouveau concept de magasin : Amazon Go. Grâce à un système de reconnaissance faciale et à des capteurs sensoriels dans les rayons et au plafond, les clients sont immédiatement débités des produits qu’ils prennent sur les étalages. Plus besoin, donc, d’attendre à la caisse.
Dans la même logique, on peut aisément envisager que les jours de l’enseignement traditionnel sont comptés : les étudiants n’ont plus l’attention ni la patience de rester assis pendant plusieurs heures à écouter un professeur. L’enseignement se fera en ligne, ce qui permettra aux étudiants d’apprendre ce qu’ils veulent, quand ils veulent et en faisant ce qu’ils veulent. Plus généralement, et comme il est fort probable que notre activité actuelle n’offre pas un service parfait, l’auteur nous conseille de partir du principe que nous sommes déjà disruptés.
Dans le monde que nous décrit l’auteur, il n’y aura donc pas de place pour le statu quo. Soit nous serons disruptifs, soit nous serons disruptés.
Dans ce contexte, l’auteur nous encourage à penser en entrepreneurs plutôt qu’en gestionnaires. L’attitude du gestionnaire face à la disruption est illustrée par la réaction de Kodak face à la photographie numérique. Les dirigeants de cette entreprise ont d’abord vu le numérique comme une chance : si les gens prennent plus de photos, ils devraient également en imprimer plus. Ils n’avaient pas vu venir le fait que les gens prendraient leur plaisir non plus dans la possession de photos physiques, mais dans le partage de photos en ligne.
L’entrepreneur, au contraire du gestionnaire, n’est pas amoureux de son produit ou de son service : il est prêt à tout abandonner et à tout recommencer. C’est, selon l’auteur, en suivant ce principe que Steve Jobs a pu rester si longtemps à la pointe de son industrie. Il n’a, en effet, pas hésité à rendre obsolète un de ses produits phares, l’iPod, en lançant l’iPhone. En d’autres termes, Steve Jobs était prêt à se disrupter lui-même pour éviter que quelqu’un d’autre ne le fasse à sa place. Comment nous mettre dans un tel état d’esprit ?
L’auteur nous recommande toutes les formes d’activités qui peuvent nous conduire à penser différemment, à changer de perspective : « La clef pour penser en rupture est de ne jamais faire deux fois la même chose. Le cerveau se nourrit de nouveauté : la nouveauté change sa structure et permet de penser différemment, la routine le tue » (p. 240).
Pour les plus sages d’entre nous, cela peut passer par la méditation. Cette pratique millénaire connaît un renouveau, notamment dans la Silicon Valley. Cet engouement pourrait être justifié : des études scientifiques récentes tendent à montrer l’efficacité de cette pratique pour diminuer le stress, développer l’attention et la créativité. Pour les plus audacieux, le changement de perspective peut passer par la prise de drogues. Se droguer pour booster notre créativité : la recommandation peut sembler de mauvais goût. Elle est pourtant prise au sérieux par certains chercheurs en neuroscience.
Les startupers, quant à eux, n’attendent pas le consensus scientifique et s’en servent dès aujourd’hui pour créer. En particulier, des microdoses de LSD se répandent dans les milieux créatifs et les utilisateurs décrivent leur expérience comme « une clarté intellectuelle profonde qui leur permet de voir au-delà des apparences en faisant surgir le subtil, de percevoir le moindre accroc dans leurs projets pour les corriger ». (p.225). On l’aura compris : pour nous préparer à la disruption, il faudra nous faire violence.
Tout au long de son ouvrage, l’auteur fait donc tout son possible pour nous secouer. Ses intentions sont louables : si nous sommes bien au seuil d’un monde radicalement différent, il nous faudra penser de façon radicalement différente. Et le fait est que le tableau qu’il nous dessine est vraisemblable. Mais est-il souhaitable ? L’auteur ne se pose pas la question. Il perçoit, en effet, le changement comme un phénomène aussi nécessaire qu’une loi de la nature. Rien ne sert de résister : « Moi-même, qui écrit ces lignes, je me ferai disrupter par un algorithme qui sera meilleur rédacteur que moi, et c’est une excellente nouvelle » (p. 6). Une excellente nouvelle : est-ce bien certain ?
Pouvons-nous, en effet, nous réjouir de l’automatisation d’activités comme le diagnostic médical, le jugement d’une affaire judiciaire, la composition d’une symphonie ou l’écriture d’un roman ? Certes, il est probable que l’IA parvienne à réaliser ces tâches mieux, plus vite et moins cher que nous ne le pourrons jamais. Cependant, et contrairement à l’auteur, il semble légitime de nous demander si nous souhaitons que ce soit le cas. En effet, le médecin qui pose un bon diagnostic, le manager qui remotive son équipe, le communicant qui réalise une bonne campagne ou le professeur qui donne une leçon appréciée éprouvent un sentiment de plaisir et d’accomplissement.
Dès lors, la question n’est pas seulement de savoir si nous sommes aussi efficaces que l’IA. Nous devons également nous demander si l’intervention l’IA, dans notre secteur d’activité, ne risque pas de nous priver d’une part de notre humanité.
Disruption est un ouvrage agréable à lire. L’auteur sait piquer notre curiosité avec des formules audacieuses et illustrer ses idées par des exemples parlants. Une limite méthodologique peut cependant être pointée sur son travail.
Stéphane Mallard n’est pas universitaire. De son point de vue, c’est un gage de qualité : rien de vraiment nouveau ne saurait sortir de vieilles institutions.
Pourtant, si l’auteur a sans nul doute nourri son ouvrage d’un important travail de recherche, il a trop souvent tendance à faire passer le spectaculaire avant la rigueur.
Voici, par exemple, selon lui, l’une de ses anecdotes pour prouver que l’intelligence artificielle va ringardiser l’intelligence humaine : « En 2016, WATSON, l’IA d’IBM, a réussi à diagnostiquer une leucémie rare sur une patiente au Japon en quelques minutes, alors que les médecins étaient incapables de poser un diagnostic correct » (p.51).
Vu comme cela, les médecins apparaissent effectivement dépassés. Mais, en procédant à une rapide vérification, on s'aperçoit cependant que le tableau est plus nuancé.
En vérité, la séquence des événements était la suivante : (1) les médecins diagnostiquent une leucémie chez une patiente ; (2) la chimiothérapie fonctionne et permet de supprimer les cellules cancéreuses ; (3) comme la patiente se remet lentement, ils font des recherches complémentaires ; (4) dans ce processus, ils ont recours à la base de données de Watson pour identifier chez leur patiente des mutations uniques à un type particulier de leucémie ; (5) cela fonctionne, ils adaptent le traitement, la patiente est guérie.
En somme, les médecins savaient ce qu’ils faisaient et ils savaient ce qu’ils cherchaient. Ce n’est pas leur expertise ou leur intelligence qu’ils ont déléguées, mais seulement une fastidieuse tâche de calcul. La morale de l’histoire est que l’on aurait peut-être tort de trop vite décréter l’obsolescence de l’intelligence humaine.
– Laurent Alexandre, La guerre des intelligences. Paris, JC Lattès, 2017.
– Jean-Marie Dru, Disruption : Briser les conventions et redessiner le marché. Paris, Village Mondial 1997.
– Bernard Stiegler, Dans la disruption: Comment ne pas devenir fou ? Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016.
– Bernard Tegmark, La vie 3.0. Être humain à l'ère de l'intelligence artificielle, Malakof, Dunod, 2018.