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Fatwâs et politique

de Stéphane Valter

récension rédigée parAntoinette FerrandAgrégée d’Histoire et doctorante en Histoire de l’Égypte contemporaine (Sorbonne-Université)

Synopsis

Société

Est-il licite de jouer au football ou de soutenir la révolution ? Peut-on exciser sa fille ou la marier – même mineure – à un combattant salafiste ? En s’intéressant à la pratique des fatwâ-s (avis juridiques non contraignants), Stéphane Valter dévoile les ressorts des évolutions dogmatiques de l’islam sunnite contemporain face à la mondialisation des normes sociales.

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1. Introduction

L’homogénéisation des pratiques sociales à l’échelle mondiale provoque de graves crises sociétales dans le monde arabo-musulman : tiraillées entre désir de modernité et souci de préserver des valeurs civilisationnelles ancrées dans l’islam, les sociétés orientales sont confrontées à la nécessité de mesurer le degré d’adaptation des coutumes et avis fournis par la Tradition sunnite.

C’est par le prisme des fatwâ-s que Stéphane Valter se propose d’en étudier les remises en question et les nouvelles codifications sociales. En effet, ces avis juridiques permettent de mesurer l’instrumentalisation du discours religieux au profit de projets socio-politiques concurrents qui caractérisent les évolutions de l’islam contemporain.

2. Origine d’un avis juridique et évolutions à l’âge moderne

À l’origine, le terme fatwâ renvoie soit à la gestion des connaissances que l’on peut avoir de la religion musulmane, soit à une consultation juridique au sein d’instances spécialisées, soit à une interprétation de la loi shariatique. Dans le Coran, le terme désigne un avis non contraignant, formulé en guise d’éclairage ponctuel.

À partir de l’élaboration des grandes écoles juridiques de l’islam sunnite au IXe siècle, la fatwâ prend le sens d’un avis interprétatif convoqué en cas de doute ou de lacune dans la jurisprudence casuistique (fiqh) : elle déborde ainsi des cadres stricts de la justice (qadâ’) puisque le muftî en charge de sa formulation n’est pas un juge en soi (qâdi). La demande de fatwâ concerne le plus souvent un comportement individuel, la compréhension d’un rite (‘ibâda) ou un conflit d’intérêts ; la réponse apportée, elle, repose sur le principe du raisonnement par analogie (qiyâs). Par exemple, le Coran condamne la consommation d’alcool de dattes puisque celui-ci fait perdre à l’homme respectable toute mesure et toute réserve : il désapprouve donc l’état d’ivresse. Or, le vin en provoquant également l’ivresse, tombe sous le coup de la même interdiction faite à l’alcool de dattes. Par conséquent, toute boisson enivrante est prohibée.

Une fatwâ est donc une « opinion légale sur une question en rapport avec la loi shariatique [donnée] par un expert juridico-religieux » – un muftî pour l’islam sunnite ou un mujtahid pour le chiisme duodécimain. Or, à l’inverse de celle du second, la parole du premier n’est pas contraignante : son autorité tient donc à la relation entre celui qui demande conseil et celui qui répond. En l’absence de hiérarchie cléricale définie en islam sunnite, aucune fatwâ ne peut, en droit, primer sur une autre, d’où la dotation nationale de départements d’avis juridiques, comme Dâr al-iftâ’ en Égypte, créé en 1895 ou le Haut-Conseil saoudien des ulémas (Hay’at kibâr al-?ulamâ’) en 1930.

Ainsi, en tant qu’avis circonstancié, la fatwâ permet de définir de manière dynamique et évolutive des normes en adaptation avec son contexte de formulation. Au fur et à mesure de l’histoire des civilisations islamiques, elle connaît une extension phénoménale de son périmètre d’action, un accroissement significatif de ses émissions, et de ce fait, un renforcement de son impact idéologique.

3. D’avis juridique à levier normatif

Au XIXe siècle, le monde arabo-musulman est confronté au constat de la supériorité écrasante de l’Europe dans les domaines scientifique et commercial : face à l’ingérence accrue des puissances occidentales dans l’Empire ottoman, les fatwâ-s deviennent un instrument efficace pour adapter l’économie impériale aux exigences internationales et endiguer l’homogénéisation des comportements sociaux sur le modèle occidental.

Ainsi, certaines fatwâ-s, avalisées par le shaykhülislam, responsable impérial de « l’orthodoxie » sunnite, autorisent le prêt à taux d’intérêt faible ou encore la vente à crédit ; d’autres justifient la guerre sainte menée par ‘Abd al-Kader contre les Français en Algérie. La multiplication des moyens de communication et nouvelles technologies fait des fatwâ-s, le moyen privilégié de la réaffirmation d’une norme religieuse face aux défis que pose la modernité à la loi islamique.

Par ailleurs, le XXe siècle voit naître un nouveau profil de muftî-s, plus radicaux et plus indépendants vis-à-vis des structures étatiques : aux grandes figures restées célèbres dans la région comme Muhammad Amîn al-Husaynî en poste à Jérusalem entre 1921 et 1948, ou Muhammad Sayyid Tantâwî, grand muftî d’Égypte entre 1986 et 1996, se déploie une nouvelle génération pétrie de salafisme, comme le très controversé Muhammad Nâsir al-Dîn al-Albânî (†1999). En multipliant les avis contradictoires, ils accroissent le manque de cohérence du corpus normatif sunnite et favorisent « l’éclatement du cadre formel de rédaction des avis juridiques ».

De là, les États orientaux travaillent à restructurer les procédures de contrôle des fatwâ-s par la création de l’Académie islamique internationale de jurisprudence en 1981 ou la session de 2005 de l’Organisation de la Conférence islamique (fondée en 1969 à Djeddah) – dit « consensus d’Amman » – qui réaffirme la légitimité de l’ensemble des écoles juridiques islamiques, toutes branches confondues, rappelle la procédure d’émission de fatwâ-s et interdit l’excommunion entre musulmans.

À l’échelle régionale, l’émergence d’un droit des minorités musulmanes (fiqh al-aqalliyyât) prenant en considération les modes de vie de la diaspora musulmane installée en Occident occasionne la fondation d’organes de régulation, comme le Conseil jurisprudentiel nord-américain fondé en 1986 ou le Conseil européen de la Fatwâ et de la Recherche (al-majlis al-urâbî lil-iftâ’ wa-l-bahth) fondé en 1997 à Dublin.

Or, en tant qu’archaïsmes juridiques – parce que constamment produites en résistance à une adaptation extérieure – les fatwâ-s représentent, selon Stéphane Valter, l’instrument par excellence de la préservation d’un équilibre politico-religieux hiérarchique et moralisateur, face à la modernité que l’auteur définit par « l’existence, ou non, d’une séparation entre la structure sociale et l’exercice de fonctions politiques (c’est-à-dire, hérédité ou non du pouvoir), la perception de la fonction publique selon des critères de compétences (et non de parenté ou clientèle) ». Confrontées à cette définition, les sociétés arabes témoignent d’un « inachèvement étatique » certain, du fait de la « prédominance autoritaire du politique, de l’hégémonie du centre (patrimonial), du monopole du pouvoir et d’une hiérarchie sociale (verticale) ».

4. De la plasticité de la fatwâ : le cas égyptien

Selon Stéphane Valter, la fatwâ constitue un instrument idéologique fondamental dans les sociétés musulmanes contemporaines : de simple solution juridique apportée à une situation née d’un écart entre la norme religieuse et la mondialisation moderne, elle devient le vecteur privilégié de lutte pour l’adoption d’une norme politico-religieuse et voie d’ascension des ulémas comme acteurs politiques.

Véritable « poids lourd » du monde arabe, l’Égypte et ses 96 millions d’habitants manifestent cette évolution du rôle des fatwâ-s, par le positionnement de sa prestigieuse université, Al-Azhar. Fondée en 969 sous les califes chiites fatimides, elle fut récupérée par les pouvoirs sunnites après la prise du Caire par Saladin au XIIe siècle et devint peu à peu le phare du sunnisme traditionnel à l’échelle régionale. Bien que son Grand muftî soit nommé par l’État égyptien, l’université concentre les tensions entre autorités religieuses et injonctions politiques que la Révolution de 2011 incarne parfaitement : en adoptant une position attentiste, Al-Azhar a fait preuve d’un opportunisme politique lui permettant d’échapper aux représailles politiques postrévolutionnaires et de se poser en garante des libertés.

Après avoir invité les jeunes Égyptiens à la prudence en février 2011 lors des manifestations de la place Tahrir, et soutenu les insurgés syriens, le shaykh Ahmad al-Tayyib publie, en octobre de la même année, un avis justifiant le soulèvement des populations contre un pouvoir injuste, et du même coup, les Printemps arabes. Les autorités d’Al-Azhar brouillent ainsi la frontière entre déclaration officielle et avis juridique au sens propre, s’érigeant en autorité morale supérieure, hors d’atteintes des retournements politiques des sociétés pour lesquelles elles s’expriment.

5. Le cas de l'Arabie Saoudite

En Arabie Saoudite, les fatwâ-s illustrent la difficile gestion du paradoxe du royaume tiraillé entre sa doctrine religieuse rigoriste et son ralliement diplomatique aux États-Unis. Formulé par Ibn Al-Wahhâb (†1792) héritier d’Ibn Taymiyya et adopté par la dynastie Sa’oud, le wahhabisme repose sur un retour à un islam primitif fantasmé, débarrassé de toutes les innovations (bid’ât) dogmatiques et rituelles des siècles de civilisation islamique. L’Arabie Saoudite fait donc face à une double contradiction : d’une part, l’allégeance d’une idéologie politico-religieuse justifiant la destitution du souverain injuste à une monarchie – d’où le rôle ambigu du Haut-Conseil des ulémas, tantôt soutien du régime, tantôt frein aux réformes sociales – et d’autre part, l’alliance diplomatique avec les États-Unis, étrangers au dâr al-islâm, contre une partie des musulmans.

Ainsi, lors de la prise de la Grande Mosquée de la Mecque par un groupe de terroristes millénaristes en 1979, le Royaume obtient avec difficulté une fatwâ justifiant les représailles du gouvernement contre les insurgés : parmi les trois fatwâ-s successives publiées par le Haut-Conseil, la première (approuvant l’action du GIGN français) n’est signée que par trente ulémas du Conseil (dont vingt nommés par le souverain) sur les soixante membres initiaux. Même réticence pendant la Guerre du Golfe, pour la légitimation du stationnement des troupes étrangères sur le territoire national ou lors des négociations avec Israël en 2002.

L’arrivée au pouvoir du roi Abdallah en 2004, l’émergence d’une nouvelle élite dirigeante de technocrates, intellectuels et religieux modérés formés à l’étranger et la manne pétrolière favorisent le retrait des ulémas les plus récalcitrants et l’acceptation de comportements sociaux nouveaux comme la massification de l’éducation des filles ou le développement de cartes d’identité pour les femmes saoudiennes. Certains ulémas à la puissance évocatrice – comme Ibn Baz – continuent cependant de publier des fatwâ-s au rigorisme intégral : parmi les condamnations de projets spatiaux, de port de parfum ou chaussures à talons, figure celle du socialisme arabe et du communisme, direct soutien de l’État saoudien à la diplomatie internationale américaine.

6. Le cas syrien

La « manipulation jurisprudentielle » par le biais des fatwâ-s illustre le jeu permanent d’adaptation du droit islamique à une situation donnée pour assurer des enjeux politiques (défendre le wahhabisme et le salafisme tout en condamnant ceux qui s’en réclament en Syrie, dans le cas saoudien) ou sociaux (favoriser la pratique de l’excision alors que l’État la punit, dans le cas égyptien).

La fatwâ incarne donc le nœud de négociations permanentes entre réformes d’État, relations diplomatiques et moralité publique, et reflète les combats idéologiques que se livrent les acteurs politiques et religieux de la région.

7. Conclusion

La « manipulation jurisprudentielle » par le biais des fatwâ-s illustre le jeu permanent d’adaptation du droit islamique à une situation donnée pour assurer des enjeux politiques (défendre le wahhabisme et le salafisme tout en condamnant ceux qui s’en réclament en Syrie, dans le cas saoudien) ou sociaux (favoriser la pratique de l’excision alors que l’État la punit, dans le cas égyptien).

La fatwâ incarne donc le nœud de négociations permanentes entre réformes d’État, relations diplomatiques et moralité publique, et reflète les combats idéologiques que se livrent les acteurs politiques et religieux de la région.

8. Zone critique

Mêlant analyses juridique et géopolitique, Stéphane Valter offre un tableau de l’islam contemporain caractérisé par l’absence de discours critique ainsi que son lien avec les autoritarismes régionaux et à l’occidentalisation des mœurs : l’analyse de fatwâ-s fournit l’occasion d’entrer dans les spécificités juridiques des sociétés arabes confrontées à la gestion de la « modernité » et de mesurer la place croissante des idéologies wahhabite et salafiste dans l’islam sunnite actuel. On notera que l’auteur s’appuie davantage sur le modèle juridique sunnite et ne développe qu’à la marge la conception chiite de ce même phénomène.

Cependant, on déplore le manque de pertinence de la question sous-jacente de l’ouvrage : l’islam, dans sa forme contemporaine, est-il plutôt une religion ou une idéologie politique ? Séparer arbitrairement les deux domaines revient à nier la complexité fondamentale de la civilisation arabo-musulmane en plaquant le modèle occidental de séparation entre pouvoirs temporel et spirituel. Le recours croissant aux fatwâ-s dans leur forme actuelle constitue moins un nouveau genre de relations entre ulémas et pouvoir politique, qu’une déclinaison spécifique de l’intégration du droit islamique aux États-nations de la région.

Finalement, cette étude interroge la sécularisation des sociétés arabes, sans remettre en question la pertinence de cette notion appliquée à cette région du monde ; tout en se défendant de recourir à des concepts « culturalistes » européens, Stéphane Valter en use tout de même.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Stéphane Valter, Fatwâs et politique, Les sociétés musulmanes contemporaines aux prismes de la religion et de l’idéologie, Paris, CNRS Éditions, 2020.

Du même auteur– Avec Jean-François Daguzan (dir.), Les armées du Moyen-Orient face à Daesh, Paris, Ma Editions-ESKA, 2016.

Autres pistes– Noël Coulson, Histoire du droit islamique, Paris, Presses universitaires de France, 1995. – Nabil Mouline, Les clercs de l’islam : autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Presses universitaires de France, 2011.– Sabrina Mervin, Histoire de l’islam : fondements et doctrines, Paris, Flammarion, 2016.

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