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L’être et l’écran

de Stéphane Vial

récension rédigée parMarie-Julie Catoir-BrissonMaîtresse de Conférences, Design et Communication (Université de Nîmes).

Synopsis

Philosophie

Comment le numérique transforme notre perception du monde ? C’est à cette question que répond cet ouvrage. Il se présente comme une enquête philosophique sur les structures de la perception. L’accent est mis sur la manière dont la technique conditionne notre rapport au monde, en particulier à l’âge numérique. La technique est abordée d’un point de vue historique, pour montrer que la perception a toujours été conditionnée par les technologies propres à chaque époque.

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1. Introduction

L’Être et l’écran est une recherche philosophique issue d’une thèse de doctorat en philosophie soutenue en 2012 à l’Université Paris Descartes, sous la direction du professeur Michela Marzano. L’objectif de l’auteur est de renouveler les concepts philosophiques pour analyser la relation que nous entretenons avec les technologies numériques.

À partir d’une phénoménologie historique de la technique, l’auteur analyse la transformation induite par les écrans et le numérique sur notre rapport au sens, au corps, aux autres et au monde. Le titre « L’être et l’écran » fait référence à celui de Jean-Paul Sartre, « L’être et le néant », lui-même se référant à l’ouvrage de Martin Heidegger « Être et temps ». La question de l’être au monde est au cœur du livre, et ces références sont fortement ancrées dans la phénoménologie de la perception.

Cette approche, qui désigne la description et l’analyse des phénomènes perçus dans leur contexte d’apparition, permet à l’auteur d’aborder la relation contemporaine au numérique et aux écrans. Cette recension se présente en quatre parties pour mettre en relief les apports de l’ouvrage à la compréhension de la révolution numérique.

2. Comprendre la révolution numérique par l’histoire des techniques

L’approche historique des techniques permet de prendre la mesure du développement fulgurant du numérique dans notre société. C’est en particulier le passage de l’informatique des années 40 au numérique dans les années 80 qui est mise en relief. Cette évolution se base sur la puissance de calcul de l’ordinateur, la mise en réseaux des ordinateurs interconnectés dans le monde, le développement de technologies mobiles, des objets connectés et du Big data (désignant la gestion de gros volumes de données numériques). Le succès des écrans tactiles portatifs est significatif et montre que la révolution numérique est avant tout un fait social.

C’est ainsi que depuis les années 1990, une « vie sur écran » se développe - l’expression faisant référence à l’ouvrage « Life on the Screen » publié par Sherry Turkle en 1995 – notamment au travers des médias et réseaux sociaux numériques. L’auteur s’interroge alors dans cet ouvrage sur ce que signifie la transformation opérée par le numérique, en formulant la question suivante : « qu’est-ce qui se renverse et se bouleverse, se réforme et se transforme, se déplace et se remplace, dans ce que l’on appelle la « révolution numérique » ? » (p.19) La thèse défendue pour y répondre est que cette révolution n’est pas seulement technique mais aussi philosophique. La technique n’est pas une chose indépendante du sujet ; elle fait partie du sujet. La question de la relation entre l’être et la technique est abordée à la croisée de l’ontologie (philosophie de l’être) et de l’anthropologie.

L’acte de percevoir n’est pas seulement un phénomène neurobiologique naturel, mais aussi culturel, technique et philosophique. Les objets qui nous entourent nous aident à percevoir : ils constituent un environnement qui produit des effets sur la perception même des objets. Les dispositifs techniques donnent accès au réel et génèrent aussi des réalités, comprises comme des expériences du réel. Par conséquent, les dispositifs constituent des « matrices ontophaniques » c’est-à-dire des « structures de la perception, historiquement datées et culturellement variables. » (p.19-20) Ce concept d’ontophanie est central dans l’ouvrage. Il vise à souligner le fait que, notre perception du monde est affectée par les techniques et les appareils avec lesquels nous vivons.

Après les deux premières révolutions techniques que sont la Renaissance (prémécanique) et la révolution industrielle (mécanique), la révolution numérique est une nouvelle évolution phénoménologique dans l’histoire des techniques, qui conduit les êtres humains à expérimenter des perceptions nouvelles. Chaque révolution technique engendre un nouveau machinisme. Le développement du numérique a pour conséquence le passage de la mécanisation du travail corporel à la numérisation du travail mental.

Ce nouveau machinisme s’appuie sur la délégation et l’automatisation de tâches cognitives aux appareils numériques, comme les ordinateurs. L’ampleur du phénomène numérique, en tant que système basé sur la combinaison de l’ordinateur et du réseau, rend d’autant plus visible le fait que les appareils numériques d’aujourd’hui conditionnent notre expérience phénoménologique du monde.

3. De l’évolution de la technique à la transformation de la perception du monde

L’apparition du téléphone à la fin des années 1870 a transformé la relation à autrui de manière considérable. Les usages du téléphone se sont développés petit à petit, générant des réactions oscillant entre fascination et effroi.

Envisagé dans un premier temps comme un outil de transfert d’information ou comme un objet de loisir futile pour les plus riches, ce n’est que dans un second temps qu’il s’intègre dans la vie sociale. Les réticences à l’égard de ce nouvel objet technique s’expliquent par le fait qu’il transforme totalement la relation à l’autre. Ce bouleversement est lié au fait que le téléphone permet de faire ce qu’aucun autre appareil ne permettait avant lui : se parler sans se voir. Il associe ainsi « une présence auditive concrète tout en demeurant dans une absence visuelle tout aussi concrète » (p. 107).

Et cette nouvelle expérience du rapport à l’autre par le téléphone, que l’auteur dénomme l’ontophanie téléphonique, introduit à la fois un choc social et perceptif. Pourtant, deux siècles plus tard, cette expérience est devenue extrêmement commune et s’insère dans notre vie quotidienne au point d’être indispensable pour certains d’entre nous.

Trois mises en situation avec les appareils d’aujourd’hui sont analysées pour illustrer la manière dont les objets techniques conditionnent notre expérience du monde contemporain : les écrans d’ordinateurs, les tablettes ou les Smartphones, et les interactions en réseau grâce au web. Ces mises en situations construisent une ontophanie numérique, dès lors que « les conditions d’exercice de la perception sont conditionnées par le système technique numérique » (p. 88). Cette ontophanie se caractérise par une relation avec le monde et les autres qui est toujours médiatisée par les écrans. L’écran d’ordinateur structure la représentation du monde mais aussi les interactions avec le monde, au travers des fenêtres, icônes et menus proposés aux usagers. L’interaction avec ce type d’objet est de l’ordre de l’immersion – au point parfois de s’abstraire de l’environnement alentour.

D’un point de vue sensible, nos mains et nos yeux sont souvent sollicités et les interactions se font aussi en réseau, dès lors que l’écran d’ordinateur est connecté au web. Les écrans d’ordinateur et de téléphone mobile sont souvent utilisés de manière complémentaire, car il est fréquent que ces deux appareils numériques se côtoient physiquement dans notre vie professionnelle et personnelle.

Ces deux exemples démontrent que les changements techniques sont aussi des changements sociaux. Ainsi, « chaque génération réapprend le monde et renégocie son rapport au réel à l’aide de dispositifs techniques dont elle dispose dans le contexte socioculturel qui est le sien » (p. 111) Cette approche historique de l’ontophanie numérique permet à l’auteur de déconstruire la fracture intergénérationnelle souvent avancée : si chaque génération apprend à percevoir au travers des techniques existantes, alors plusieurs matrices ontophaniques historiquement datées se superposent et coexistent dans notre expérience quotidienne.

4. Déconstruire l’opposition entre réel et virtuel par l’ontophanie numérique

L’approche phénoménologique du numérique conduit à remettre en question l’opposition radicale entre réel et virtuel, trop souvent avancée pour caractériser le numérique. Stéphane Vial envisage de manière critique le concept de virtuel en revenant sur son étymologie, et en explicitant quatre acceptions du terme selon les disciplines. Du latin virtualis, il désigne en philosophie la puissance, par opposition à l’acte. Il vise à distinguer ce qui est effectif, c’est à dire en train de se produire, de ce qui est potentiel. En physique optique, le terme prend le sens d’artificiel, et désigne par exemple, une image produite par un appareil qui rend possible son existence. En informatique, le virtuel est de l’ordre de la simulation, soit le résultat d’une manipulation programmable de l’information. Dans la psychanalyse de Serge Tisseron enfin, le terme renvoie au réel des possibles, c’est à dire à une anticipation imaginaire de la réalité.

L’auteur souligne l’importance de la dimension iconique des interfaces, habitées par des images à manipuler qui constituent un « environnement visuel imagé » (p. 126). Il distingue différents niveaux de virtualité (donc de simulation programmée) selon les appareils utilisés. De l’environnement du système d’exploitation à celui, immersif d’univers virtuels comme celui du jeu en ligne Second Life, en passant par la dimension tactile d’une application mobile, nous nous sommes acculturés à ces interfaces numériques. Avec la banalisation des usages du numérique dans notre quotidien, nous sommes habitués à ces formes de représentation et de perception de la réalité produites par les appareils et systèmes numériques. Ainsi, « nous avons appris à vivre avec les réalités informatiquement simulées et à les considérer comme des choses parmi d’autres. » (p. 136) Nous avons appris à vivre parmi les écrans.

Stéphane Vial invite à dépasser la croyance dans la métaphysique platonicienne de l’image qui enferme le virtuel dans l’illusion, le simulacre et la tromperie. Réel et virtuel ne s’opposent pas, et le virtuel n’est pas irréel, parce qu’il est une manière d’être sans se manifester. Il est alors nécessaire de développer de nouveaux concepts pour penser l’expérience phénoménologique que propose le numérique dans toute sa complexité. C’est pourquoi l’auteur propose de définir l’ontophanie numérique, à partir de onze catégories philosophiques. Ce qui ressort de cette catégorisation, c’est que le phénomène numérique est programmable, instable, réticulaire, « autrui-phanique », copiable, annulable, destructible, thaumaturgique et jouable. Le phénomène numérique se caractérise aussi par l’interaction et la simulation. L’hyperprésence caractérise l’ontophanie numérique mais les modalités d’interactions sociales avec autrui via les appareils numériques ne remplacent pas les précédentes.

En effet, plusieurs modes d’interaction avec le monde et avec les autres coexistent en fonction des appareils que les usagers mobilisent de manière complémentaire. C’est par exemple le cas lorsque nous regardons la télévision tout en discutant avec un ami via la messagerie instantanée de notre smartphone. Enfin, le numérique est ludique et il renforce notre capacité à jouer avec notre environnement.

5. Design et expériences des interfaces numériques

Les designers, ingénieurs et architectes conçoivent des appareils proposant de nouvelles expériences phénoménologiques du monde. Dans cette perspective, ils peuvent être considérés comme des « faiseurs d’être-au-monde » (p.192). En travaillant sur les différentes dimensions de l’expérience de l’utilisateur, ils créent des dispositifs phénoménotechniques dans le sens où les objets, services, espaces et interfaces qu’ils produisent « structurent notre expérience-du-monde possible » (p. 192).

À partir des travaux issus de la sémiotique, Stéphane Vial propose de penser les artefacts et les appareils numériques comme des formes de vie et des objets factitifs, c’est à dire comme des objets qui amènent leurs usagers à faire quelque chose. Les objets de design doivent être considérés en particulier parce qu’ils sont « factitifs par intention », en étant « conçus pour faire-être et pour faire-faire, c’est à dire pour engendrer de nouvelles ontophanies et remodeler l’expérience possible » (p. 198).

La capacité du design à orienter les usages vise à augmenter la qualité de l’expérience vécue par l’utilisateur d’un appareil numérique. Mais elle engage aussi la responsabilité du designer, qui propose au-delà d’un simple objet fonctionnel, une nouvelle expérience perceptive au travers des objets numériques qu’il conçoit.

L’auteur distingue le design numériquement assisté – dans lequel le numérique est utilisé comme moyen, pour dessiner avec un logiciel ou fabriquer un objet avec une imprimante 3D – du design numérique qui sous-tend une intentionnalité pour concevoir une tablette tactile ou un objet connecté. Cette distinction permet de mettre en valeur les deux sens du terme design, qui désigne à la fois un dessin, une représentation, et un dessein, une intention clairement définie par le concepteur. Par exemple, les choix graphiques opérés par un designer quand il conçoit un site web ne constituent pas seulement des choix esthétiques mais sont aussi déterminants pour l’expérience de l’internaute qui naviguera sur les pages du site. Ces choix résultent d’une volonté du designer de produire certains effets sur l’internaute et de conditionner son parcours interprétatif.

L’expérience phénoménologique du numérique se caractérise aujourd’hui par le fait que nous utilisons au quotidien des interfaces numériques dans différents contextes (professionnels, personnels, espace public). Ainsi, « la condition humaine contemporaine tend à devenir celle d’une situation interactive généralisée. » (p. 208) La forme de vie contemporaine s’incarne dans l’expérience de l’immersion, dans la mesure où les interfaces sont des capteurs d’attention.

Au delà de la dialectique de l’enthousiasme ou du scepticisme que peut provoquer cette expérience (et qui coexiste en chacun de nous), l’immersion est une « nouvelle culture ontophanique » (p. 209) qui se cumule avec d’autres expériences du monde (comme l’ontophanie téléphonique ou du face-à-face). L’expérience phénoménologique des appareils numériques s’inscrit alors dans un environnement perceptif hybride, « à la fois numérique et non numérique, en ligne et hors ligne » (p. 213).

6. Conclusion

Cet ouvrage constitue une contribution originale dans le paysage intellectuel français souvent marqué par une opposition binaire entre technophobes et technophiles. L’approche historique et phénoménologique permet de relativiser la révolution numérique pour l’inscrire dans une continuité avec les techniques qui l’ont précédées. Les appareils techniques conditionnent notre rapport au monde et proposent des expériences phénoménologiques qui évoluent au gré de l’évolution des techniques.

Les écrans sont les objets visibles qui rendent manifeste ce bouleversement de la perception engendré par le numérique. Les interfaces jouent un rôle central, à la fois comme cadre de l’expérience des contenus qui apparaissent à l’écran et au travers de laquelle nous interagissons avec autrui. L’analyse du design de l’expérience numérique conduit à considérer la technique dans sa dimension culturelle. Et les nouveaux philosophes d’aujourd’hui sont les designers et programmeurs qui proposent des visions du monde et des expériences perceptives au travers des objets qu’ils conçoivent.

7. Zone critique

Pour penser les appareils numériques d’aujourd’hui, il est important de compléter cette approche philosophique du numérique par une approche anthropologique et sémiotique. Dans le champ de la sémiotique, les travaux développés par Samira Ibnelkaïd sur les interactions par écran via les forums, chats et systèmes de visio sont présentés dans la postface.

Des travaux doivent être menés en anthropologie, pour observer finement comment chacun des nouveaux dispositifs numériques reconfigurent notre rapport au monde, en tenant compte de l’interaction entre le dispositif, l’usager et son environnement.

Ce travail ethnographique devrait tenir compte à la fois de la dimension matérielle et sensible de l’interaction avec les nouveaux écrans, pour rendre compte de la manière dont ils transforment notre rapport au monde. Cette approche anthropologique complémentaire permettrait de donner corps, à partir de l’analyse d’expériences situées dans des environnements précis, à la théorie de l’ontophanie numérique.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– L’être et l’écran, Paris, Presses Universitaires de France, 2017.

Du même auteur

– Kierkegaard, écrire ou mourir, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2007.– Court traité du design, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2014. – Le design, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ?, no. 3991 », 2017.

Autres pistes

– Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil et La République des idées, 2015.– Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, La Couleur des idées, 2014.– Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Seuil, 2008.– Rémi Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ? Paris, Gallimard, 2014.– Sherry Turkle, Alone together : Why we expect more from technology and less from each other ? New York, Basic Books, 2012.

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