Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Stephen Graham
Ouvrage de géographie critique, Villes sous contrôle est aujourd’hui le livre le plus connu de Stephen Graham. À partir d’une vaste synthèse de travaux académiques et d’ouvrages de stratégie militaire, l’auteur analyse la diffusion de ce qu’il nomme le « nouvel urbanisme militaire ». Il montre que les techniques de sécurisation et de lutte contre les insurrections en milieu urbain telles qu’elles sont appliquées en Europe occidentale et en Amérique du Nord sont inspirées des guerres asymétriques menées par les États-Unis et Israël au Moyen-Orient.
Villes sous contrôle constitue un ouvrage de synthèse développant le concept de « nouvel urbanisme militaire » (p. 33). Son originalité tient notamment au refus assumé de l’auteur de séparer les problématiques propres aux « pays du Nord » et à ceux « du Sud ». Graham souligne au contraire la cohérence qui unit les phénomènes observés dans ces différents territoires.
Dans les sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, la militarisation se traduit par un ensemble de dispositifs de contrôle visant à identifier, au sein de la population civile, les individus susceptibles de constituer des menaces à la sécurité et à l’ordre public. Ces techniques, qui vont de l’antiterrorisme à la contre-insurrection, seraient directement inspirées des stratégies de type coloniales déployées par les États-Unis en Irak et, plus encore, par Israël en Palestine. La généralisation de techniques militaires dans le fonctionnement de la société civile brouillerait la frontière entre les territoires en guerre et les autres.
Cette militarisation des espaces urbains, en tant qu’elle repose sur le ciblage a priori d’ennemis au sein de groupes de civils, se fonderait sur des critères racistes, et renforcerait la domination impérialiste des puissances occidentales au Moyen-Orient.
Traditionnellement, observe Graham, les conceptions stratégiques de la guerre ont eu tendance à négliger les zones urbaines, considérant les villes davantage comme les enjeux des conflits plutôt que comme des champs de bataille à part entière. La guerre en Irak de 2003 a cependant contraint l’armée américaine à une remise en cause de ses doctrines militaires.
Les techniques élaborées au cours de l’après guerre froide (fondées sur l’« omniscience verticale » permise par l’imagerie satellitaire – p. 76) se sont révélées peu efficaces dans les conflits urbains : les villes offrent en effet de nombreuses possibilités d’échapper aux systèmes de détection américains, autant en se cachant dans les bâtiments qu’en se mêlant à la foule des civils. Le « tournant urbain » (p. 76) de la doctrine militaire américaine, observable depuis 2003, s’est traduit par un usage des nouvelles technologies au service de la neutralisation des environnements urbains. Celle-ci peut être menée soit par anéantissement pur et simple de quartiers entiers (comme à Gaza), soit par mise en place de techniques de détection adaptée au milieu urbain tel que la dispersion de micros-capteurs dans les villes ciblées afin de guider les frappes aériennes et les opérations au sol.
En outre, souligne Graham, les villes concentrent, à l’échelle mondiale, une part croissante des richesses. L’urbanisation des sociétés contemporaines contribue à faire des villes des enjeux militaires à la fois cruciaux et hautement vulnérables. La croissance urbaine s’accompagne en effet du développement de vastes réseaux (réseaux d’eau potable, réseaux électriques, réseaux de transport, etc.) dont dépendent le bon fonctionnement de sociétés entières et la survie de leurs populations. En cela, le contrôle des villes serait devenu un enjeu militaire doublement central. Il s’agit en effet, pour les armées européennes et surtout américaines, non seulement d’assurer la sécurité des citoyens dans les villes du territoire national, mais également d’être en capacité de neutraliser les infrastructures urbaines des potentiels pays ennemis.
Ce que Graham nomme la « guerre infrastructurelle » (p.214) renvoie ainsi à un ensemble de tactiques militaires prenant pour cible les réseaux d’approvisionnement des villes ennemis via, par exemple, le largage de filaments de graphite sur les centres de production et de distribution d’électricité afin d’y provoquer des courts-circuits destructeurs.
Graham analyse la façon dont ce nouvel urbanisme militaire est élaboré et pratiqué par les armées américaines et israéliennes. Il montre que les deux états-majors conçoivent la guerre urbaine comme une guerre asymétrique, opposant des troupes aux armements hautement technologiques, à des groupes sous-armés, mais plus nombreux tentant d’exploiter à leur avantage les ressources offertes par l’environnement urbain et ses réseaux. Le nouvel urbanisme militaire a cela de notable qu’il assimile dans le groupe des « ennemis » autant les groupuscules terroristes (les attentats du 11 septembre résultant bien d’un détournement des infrastructures de transport à des fins meurtrières) que les soldats palestiniens ou irakiens.
Exemplaire de cette conception, les théoriciens de la sécurité Mark Mills et Peter Huber ont écrit en 2002 dans City Journal : « cela finira par un affrontement entre leurs fils et notre silicium. Notre silicium vaincra » (p. 9). L’urbanisme militaire repose ainsi sur une robotisation croissante de l’armement, en témoigne l’utilisation de plus en plus systématique de drones dans les combats en Irak. La technologie permet de mener les guerres à distance, brouillant, pour les soldats chargés de les utiliser, la frontière entre vie militaire et vie civile. Les technologies développées sont conçues comme des moyens de diminuer le coût humain des guerres menées, même si, comme le souligne Graham, « il semblerait que seuls les membres de l’armée américaine entrent dans la catégorie “être humain” » (p.89).
Les armées américaines et israéliennes tendraient dès lors à unir leurs efforts pour l’élaboration de nouvelles techniques de guerre urbaine. L’Irak, la Palestine, et en particulier la bande de Gaza, auraient ainsi acquis un « statut de laboratoire » (p.176) pour les armées des deux pays. Certaines techniques y sont expérimentées avant d’être adoptées par les armées et les polices occidentales quand elles ne sont pas commercialisées via des entreprises spécialisées telles que la société israélienne Elbit – qui, note Graham, a conclu plusieurs contrats avec le département de la Sécurité intérieure américain. L’auteur souligne ainsi que la reprise économique qu’a connu Israël entre 2002 et 2005 tient largement à son « émergence comme laboratoire mondial de la sécurité et du militarisme urbain » (p.188) et aux investissements américains qui l’ont accompagnée.
Graham montre que l’urbanisme sécuritaire tel qu’il se déploie dans les sociétés américaines et européennes est directement issu des guerres coloniales menées au Moyen-Orient. Il voit dans ce phénomène ce que Michel Foucault avait nommé un « effet de retour » . Un tel effet renvoie à la façon dont « des méthodes (…) de contrôle ouvertement colonialistes et affinées dans les villes du Sud se répandent par imitation dans les villes du Nord » (p.15). La diffusion des gated communities constituerait un bon exemple de ce mécanisme. Inspirées de l’architecture des camps militaires (contrôle à l’entrée, mur d’enceinte, etc.), ces types de résidences se sont progressivement étendues à la société civile.
L’application de techniques coloniales dans les sociétés impérialistes implique de désigner en leur sein même des groupes à contrôler sur le modèle des populations colonisées. Le ciblage de ces groupes repose sur un imaginaire raciste et dégradant diffusé par les mouvements de droite et d’extrême droite.
Prenant le cas français, Graham souligne la parenté entre les discours coloniaux tenus dans les années 1950 et 1960 dans le contexte de la guerre d’Algérie et ceux formulés aujourd’hui sur les banlieues, associées aux thèmes de l’immigration et de l’insécurité. Les émeutes de 2005 constitueraient un symptôme exemplaire du « colonialisme interne » (p. 19) des sociétés occidentales. La répression des insurrections urbaines et les guerres impérialistes menées au Moyen-Orient obéiraient aux mêmes logiques coloniales.
La violence déployée par l’urbanisme militaire contre les populations cibles dans les territoires en guerre tend en outre à être masquée, et par là à échapper à la réprobation internationale. La guerre infrastructurelle s’appuie en effet sur le principe du « bombarder maintenant, tuer plus tard » (p. 224). Les morts causées par la neutralisation des réseaux de distribution d’eau ou d’électricité sont rarement comptabilisées dans les bilans humains officiels des bombardements.
Pourtant, souligne Graham, l’Unicef a estimé que les destructions causées par l’armée américaine en Irak en 1991 auraient provoqué « plus de 500 000 morts excédentaires parmi les enfants irakiens de moins de cinq ans » (p. 228) dans les sept années qui ont suivi. L’urbanisme militaire réduit ainsi les groupes qu’il cible à des « vies nues » (p.170), selon l’expression de Giorgio Agamben, c’est-à-dire dépouillées de toute protection légale .
Cet imaginaire raciste, au fondement de l’urbanisme militaire, serait diffusé au moyen de ce que Graham nomme le « complexe armée-industrie-média-divertissement » (p. 47). Celui-ci se déploie selon une double logique. D’une part il tend à rendre spectaculaires et esthétiques des scènes de guerre ou d’attentats à travers des techniques de mise en scène inspirées du cinéma hollywoodien. Les attentats du 11 septembre en constitueraient un bon exemple, ceux-ci ayant été, selon Mike Davis, « organisés comme un film d’horreur épique » (p. 44). D’autre part, ce complexe banalise la violence militaire en l’insérant dans des produits culturels de masse. La mise en image de la guerre – ce que les théoriciens américains nomment « guerre de l’information » (p.48) – constituerait un enjeu en soi de l’urbanisme militaire.
Les jeux vidéo jouent un rôle crucial dans la diffusion de cette culture de guerre. Plusieurs d’entre eux parmi les plus vendus aux États-Unis ont été financés et élaborés par l’Armée américaine. America’s Army, ou encore Urban Resolve 2015, par exemple, placent le joueur dans la position d’un soldat américain aux prises avec des groupes terroristes au sein de villes orientalisées. L’équipement ainsi que l’environnement urbains sont très fidèlement reproduits : dans Urban Resolve, le joueur évolue dans un quartier de Jakarta reconstitué dans ses moindres détails (les intérieurs de 1,6 million d’immeubles ont été numérisés). En revanche, « lorsque des individus sont représentés, ils le sont presque sans exceptions (…) comme des terroristes indistincts, inhumains, extrémistes et radicalement “autres” » (p. 135) afin de minimiser la perception qu’a le joueur de la violence de la mise à mort de ses ennemis virtuels.
Ce « réenchantement de la guerre » (p. 154) accroît la légitimité prêtée à l’armée et permet de recruter des soldats déjà familiers de la culture et des pratiques militaires. Les nouvelles armes sont ainsi conçues de façon à favoriser leur prise en main par des personnes habituées aux jeux vidéo. En particulier, le pilotage du drone Predator, utilisé par l’Armée américaine, repose sur un système de contrôle délibérément inspiré des consoles de jeu PlayStation. Par ce moyen, observe Graham, donner la mort tend à perdre sa dimension traumatisante et exceptionnelle pour devenir au contraire une pratique banale exécutée de façon routinière depuis des salles de pilotage situés sur le sol américain. Il en résulte un effacement de la séparation entre le front et l’arrière.
Pour Graham, les guerres asymétriques menées par les puissances occidentales n’ont pas pour vocation d’aboutir à une victoire ferme et définitive sur l’adversaire. D’une part parce qu’une telle victoire est impossible – les mouvements terroristes étant précisément alimentés par l’extrême violence déployée par les armées américaines et israéliennes sur les sociétés civiles irakiennes ou palestiniennes. D’autre part parce que l’objectif de ces guerres n’est pas tant militaire qu’économique et politique. Les guerres coloniales sont en effet l’occasion de développer ce que Naomi Klein nomme un « capitalisme du désastre » . La légitimité d’un tel régime économique est maintenue par la proclamation d’états d’urgence ou d’exception plus ou moins durables qui rendent acceptable la violence politique exercée sur certaines populations.
De plus, le fondement politique de ces guerres asymétriques (la lutte contre le terrorisme) tend à s’auto-réaliser : les territoires cibles des armées américaines et européennes sont « dé-modernisés » (p. 213) et leurs populations réduites à des conditions d’existence précaires , ce qui favorise l’émergence de mouvements terroristes et légitime en retour les arguments des partisans de la guerre.
En outre, souligne Graham, le but véritable des guerres coloniales est de prendre le contrôle des économies des puissances attaquées. Le cas de l’Irak est particulièrement éclairant. Alors que pendant la guerre de 1991, les infrastructures irakiennes avaient été quasiment réduites à néant par l’aviation américaine, elles ont au contraire été davantage préservées en 2003 par anticipation des besoins de la relance économique une fois la guerre achevée. L’implantation d’entreprises américaines sur le sol irakien et la conquête des marchés locaux nécessitaient en effet le maintien d’un certain niveau de fonctionnement des réseaux de distribution d’eau et d’électricité.
L’urbanisme militaire est ainsi étroitement lié avec ce que le géographe David Harvey nomme l’« accumulation par dépossession » : la déstabilisation des puissances adverses ouvre aux capitaux américains de nouveaux débouchés en leur permettant de racheter à bas prix des secteurs entiers (souvent stratégiques) de leurs économies. Ainsi, « la destruction militaire et l’appropriation violente peuvent jouer le rôle d’agents d’une destruction créatrice accélérée, qui offre à son tour des opportunités majeures pour la privatisation, la gentrification et l’appropriation des capitaux » (p.67).
Villes sous contrôle offre une réflexion originale sur la façon dont se déploie l’urbanisme militaire, à la fois économiquement et géographiquement. Graham montre que les innovations américaines et israéliennes dans le domaine de l’armement et des stratégies militaires sont directement inspirées des guerres coloniales menées par ces puissances au Moyen-Orient. Ces guerres asymétriques sont légitimées par la diffusion, au sein des pays du nord, d’une culture militaire.
Par l’affaiblissement de la séparation entre champ de bataille et société civile, le complexe armée-industrie-média-divertissement favorise l’acceptation de la violence politique exercée sur les populations considérées comme menaçantes, généralement à l’aune de critères raciaux.
Ces guerres joueraient en outre un rôle crucial dans la perpétuation de l’économie capitaliste. Non seulement elles favorisent, dans les pays du Nord, des formes d’unité nationale autour de thèmes conservateurs, mais elles permettent également d’alimenter les profits des économies occidentales en favorisant l’accumulation par dépossession.
Le croisement opéré par Graham entre géographie urbaine et stratégies militaires a contribué à ouvrir l’analyse de celles-ci à une approche spatiale encore minoritaire dans ce champ. Il offre en cela un complément stimulant aux perspectives plus philosophiques du Français, Grégoire Chamayou qui, dans son essai La Théorie du drone, explore les conséquences de l'utilisation des drones sur le terrain militaire. La dimension programmatique de Villes sous contrôle a inspiré des travaux de géographie sur la militarisation de certaines zones urbaines à Rio de Janeiro ou à Belfast .
Toutefois, la focalisation de l’auteur sur la période post-guerre froide et sur les puissances américaines et israéliennes constitue une limite indéniable de l’ouvrage. En particulier, la prise en compte des premières théories de guerre urbaine contre-insurrectionnelle élaborées par les stratèges français au moment de la guerre d’Algérie aurait pu donner à l’ouvrage de Graham davantage de profondeur historique.
En outre, l’étude, même dans l’histoire très récente, de conflits menés par d’autres puissances militaires telles que la Russie ou la Chine aurait pu conduire Graham à affiner davantage son propos .
Ouvrage recensé– Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, Paris, La Découverte, 2012.
Autres pistes– Giorgio Agamben, Homo Sacer I, 1995.– Florence Ballif, « Artefacts sécuritaires et urbanisme insulaire : les quartiers d’habitat social rénovés à Belfast », Revue Espaces et sociétés, 2012.– Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.– Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1976.– David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.– Naomi Klein, La stratégie du choc, Arles, Actes sud, 2013.– Noé Le Blanc, « À propos du livre Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, de Stephen Graham », Revue, Mouvements, 2013.– Justine Ninnin, « Territorialisation et nouvelles modalités d’action de sécurisation et de planification urbaine : une innovation sociale à Rio de Janeiro », Revue Outre-Terre, 2015.– Christophe Trombert, « Les sections administratives spécialisées et la fusion du social et du sécuritaire en matière de contrôle social », HALSHS, 2013.