Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Stephen Jay Gould
Il y a un siècle était découverte, au Canada, une faune fossilisée extrêmement surprenante, datant de 500 millions d’années. Seulement, pour le paléontologue Stephen Jay Gould, la sélection naturelle ne suffit pas à expliquer la raison pour laquelle la plupart de ces espèces se sont éteintes ni comment elles étaient apparues. Faut-il remettre en cause une partie de la théorie de l’évolution héritée de Darwin ? Et peut-on le faire sans mettre en péril notre connaissance des origines de l’homme ?
En 1909, au cœur du Parc national Yoho au Canada, le paléontologue Charles Doolittle Walcott découvre dans le schiste des espèces fossilisées qui bouleversent le monde scientifique. Le récit de cette découverte est digne d’une légende : à l’issue d’une saison de fouilles, le cheval de l’épouse du paléontologue glisse et détache un bloc de roche, révélant les fossiles. Pour le paléontologue, ce coup de chance apporte enfin une solide confirmation de la thèse défendue par Darwin dans son ouvrage de référence L’Origine des espèces (1859). Celui-ci affirmait que la vie, et en particulier la vie humaine, était issue d’une évolution graduelle des organismes.
Or, on ne disposait jusqu’alors d’aucun fossile datant de l’époque marquée selon Darwin par l’apparition progressive des organismes multicellulaires (époque nommée le Cambrien, débutant il y a 540 millions d’années). Rien n’attestait donc que la vie complexe et organisée était véritablement issue d’une complexification progressive des cellules et non d’une apparition soudaine, par création divine, comme le soutinrent par exemple les créationnistes. C’est à l’interprétation de cette découverte que s’attaque Stephen Jay Gould, pourtant lui aussi fervent défenseur du darwinisme.
Selon lui, il faut remettre en cause le classement des fossiles effectué par Walcott et accepter une donnée négligée par celui-ci : l’extrême diversité des espèces fossilisées qui semblent être apparues aussi soudainement qu’elles ont disparu. Cela remet en cause l’idée d’une évolution graduelle avancée par Darwin ainsi que l’impact réel de la sélection naturelle, dont il pensait qu’elle était le grand moteur de l’évolution.
Bien qu’étant un grand défenseur de la théorie de Darwin, l’auteur veut montrer que la grande découverte du Schiste de Burgess a souffert d’un grave problème d’interprétation de la part de Walcott, trop désireux de confirmer l’évolution darwiniste. Le paléontologue serait resté prisonnier d’un paradigme, c’est-à-dire d’un ensemble de croyances et de représentations propres à une époque donnée.
Et même pour un scientifique, il est difficile de se libérer d’un paradigme, car il faut à la fois appliquer les méthodes et lois naturelles connues afin de raisonner, mais également savoir oublier ce que l’on sait afin de rester ouvert aux expériences à même de remettre en cause les lois établies. En l’occurrence, le paradigme était celui de l’évolution naturelle telle que théorisée par Darwin et publiée en 1859.
Son modèle reposait sur deux idées majeures : • le moteur de l’évolution repose sur la sélection des organismes les plus aptes à survivre dans leur environnement (ce qu’on appelle communément la « sélection naturelle ») ;• cette sélection s’opère de manière lente et graduelle, par adaptations successives (on ne parlait pas encore à l’époque de mutations génétiques).
Walcott n’aurait donc pas appliqué de manière neutre les méthodes de classement des fossiles, mais aurait tenté de faire rentrer « au chausse-pied », comme le dit l’auteur, sa découverte dans le cadre de la théorie darwinienne. Pour cela, il fallait d’abord établir que l’extrême diversité d’organismes fossilisés découverts pouvait en réalité se réduire à peu d’espèces. En effet, on représentait la théorie de Darwin selon une figure appelée le « cône de la diversité croissante ».
Il s’agit de l’image d’un ancêtre commun figuré par un point duquel part, sous forme de cône, une diversité de plus en plus croissante d’espèces plus complexes. Admettre que la découverte de Burgess mettait face à une extrême diversité d’organisme apparus en peu de temps n’aurait donc pas pu rentrer dans le cadre de cette représentation conique. Walcott entreprit alors par exemple de classer toutes les espèces découvertes dans les sept grands groupes (qu’on nomme « embranchements ») alors connus (comme les arthropodes, les mollusques, etc.), ne reconnaissant aucun nouveau groupe découvert.
Alors que l'on considère aujourd’hui que dans ces fossiles apparaissaient dix nouveaux embranchements et vingt sous catégories. Enfin, pour coller au darwinisme, Walcott devait établir que les quelques espèces survivantes de cette époque étaient les ancêtres d’espèces ultérieures connues, ce qu’il tentât de faire, à tort.
Si on ne laisse pas ses croyances et représentations influer sur l’interprétation scientifique, pour l’auteur on est obligé d’admettre que ces fossiles posaient des problèmes majeurs au sujet de l’histoire de la vie.
D’abord, l’extrême diversité d’espèces qui seraient apparues en peu de temps, puisqu’elles sont relativement contemporaines, est problématique. Elle permet de douter de l’aspect graduel de l’évolution et donne plutôt à penser que l’évolution est le résultat de longues périodes de processus évolutifs lents, mais que celles-ci sont parfois ponctuées de grandes transformations évolutives soudaines. Cette thèse, défendue par Gould et le paléontologue Niles Eldredge, se nomme la « théorie de l’équilibre ponctué ». Adhérant ou non à cette théorie, leurs confrères ont toutefois reconnu l’extrême bond évolutif relatif à la période des fossiles de Burgess. Celle-ci est ainsi désormais nommée « l’explosion cambrienne », précisément pour désigner l’apparition soudaine de formes de vie très diverses.
Par ailleurs, l’auteur fait remarquer que seuls 10% des espèces du Schiste de Burgess ont survécu. Or, si on affirme avec Darwin que le grand moteur de l’évolution est la sélection des plus aptes à survivre, cela signifie que seuls 10% étaient adaptées à l’environnement, mais alors comment seraient-elles même apparues dans un environnement si hostile ? Le schiste de Burgess semble bien nous dire que l’extinction d’espèces n’est pas toujours due à un défaut d’adaptation. Ce qui impose une seconde nuance à la théorie de Darwin : la sélection naturelle ne serait pas le seul moteur de l’évolution, et, parfois, pas le plus déterminant.
Enfin, la réinterprétation de cette découverte majeure met au jour la nécessité de changer d’iconographie pour représenter l’évolution de la vie. Car la diversité était bien plus abondante il y a cinq cents millions d’années que maintenant ; la diversité n’est donc pas croissante, mais au contraire globalement décroissante ! Le cône de diversité croissante utilisé par Walcott doit donc être remplacé par ce qu’on nomme aujourd’hui le « buisson ». Celui-ci contient un grand nombre de ramifications à sa base, mais la plupart des groupes d’espèces présents au départ se sont éteints ; seules quelques branches de cet arbre de la vie subsistent à la fin.
Derrière la théorie darwinienne se cache, pour l’auteur, un préjugé erroné : l’assimilation de l’évolution au progrès. Et effectivement, selon Walcott, le darwinisme signifiait que la sélection naturelle avait assuré la survie des organismes les plus aptes, ce qu’il entendait comme « organismes supérieurs ».
Et la complexification progressive des organismes vivants signifiait pour lui une amélioration progressive de la vie. On peut penser que son modèle de référence était l’univers technologique, dans lequel plus complexe signifie supérieur en technicité. Enfin, toujours selon Walcott, le biologique était lié au social : la complexification et le progrès des organismes biologiques aboutissaient à la complexification et au progrès des sociétés.
Il n’était cependant pas le seul à assimiler de manière erronée évolution et progrès : ce préjugé demeure aujourd’hui aussi bien dans les discours des spécialistes que dans l’imaginaire collectif. L’auteur explique ce phénomène par des raisons psychologiques. En effet, cela perpétue l’idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule manière de mettre en ordre l’histoire de la vie, ce qui nous rassure puisque cela dessine un monde ayant du sens par rapport à nous. Nous sommes toujours le terme ultime de ces conceptions de l’évolution, qui semble s’être dirigée depuis l’aube des temps vers l’apparition de l’être humain. Il évoque ainsi Freud, qui montrait bien, dans Introduction à la psychanalyse, que chaque progrès dans la connaissance scientifique avait un coût psychologique : celui de nous détrôner progressivement du centre des choses.
Mais pourquoi a-t-on tort d’assimiler l’évolution au progrès ? Tout d’abord, l’auteur souligne que le processus de sélection naturelle ne prend sens que dans un contexte environnemental donné, et, si l’environnement change, il se peut que des caractéristiques qui permettaient de s’adapter à l’ancien environnement ne le permettent plus. L’évolution de ces caractéristiques n’ira pas vers davantage de perfection, mais simplement vers davantage d’adaptation.
D’autre part, la sélection se contente de favoriser la meilleure solution parmi celles présentes, or le hasard des mutations génétique peut ne pas produire la meilleure solution possible. On peut ici penser à un exemple dont l’auteur s’est saisi dans l’un de ses ouvrages : le pouce malhabile du panda. Cet animal a besoin de cinq doigts et d’un pouce pour manier le bambou avec dextérité, mais l’évolution génétique n’a pas fait naître ce dernier.
À la place, un bricolage de la nature : une excroissance de peau et de muscle, qui sauve tout de même le panda dans ses tâches quotidiennes, mais nous montre que l’évolution ne nous emmène pas toujours vers le plus grand progrès. Enfin, la sélection choisit moins les plus aptes à survivre que les plus aptes à se reproduire, si bien que des caractéristiques très handicapantes comme les longues plumes des paons peuvent être sélectionnées pour la simple raison qu’elles augmentent l’attractivité sexuelle de leurs porteurs. L’évolution est donc bien un processus aveugle au sens où elle n’a pas le progrès en vue.
L’extinction massive des espèces apparues lors de « l’explosion cambrienne », qui ne peut être due à un défaut d’adaptation de 90% des espèces, est pour l’auteur une énigme à résoudre. Mais surtout, cela constitue un argument en faveur de ce qu’il nomme la contingence de l’évolution biologique, autrement tout ce qui renferme d’accidentel. On considère en sciences que les lois naturelles sont nécessaires, c’est-à-dire qu’elles ne pourraient pas ne pas s’appliquer. Par exemple, en vertu des lois (nécessaires) de la gravitation universelle, si je lâche un objet il ne peut pas ne pas tomber au sol.
Or pour Gould, l’évolution de la vie est au contraire « contingente ». C’est-à-dire que ses événements auraient très bien pu ne pas se produire ou se produire différemment. En clair, lors de périodes de grands changements (environnementaux ou génétiques), toutes les espèces ont une probabilité de survie assez équivalente et l’extinction ou la survie est alors laissée à des accidents et du hasard.
L’évolution de la vie ne serait donc pas entièrement régie par des lois naturelles nécessaires, comme celle de la sélection naturelle. Si on rembobinait le film de la vie jusqu’à « l’explosion cambrienne » et qu’on le jouait à nouveau, nous dit l’auteur, le hasard pourrait très bien réserver à ces personnages un autre épilogue.
Une conséquence capitale de la prise en compte de la contingence dans l’évolution naturelle est qu’il est possible d’expliquer a posteriori l’apparition, la modification ou la disparition d’une espèce, mais qu’il devient impossible de les prévoir. On peut en effet prévoir des événements scientifiques lorsque ceux-ci sont uniquement le produit de lois naturelles connues et s’appliquant nécessairement. On peut par exemple prévoir des vitesses ou trajectoires de solides en appliquant des lois physiques.
Mais alors, a-t-on encore affaire à une science ? On considère généralement que le degré de scientificité se mesure à la possibilité ou non de vérifier les hypothèses par des prévisions. Mais pour l’auteur, l’évolution de la vie est l’objet d’une science historique. Or le propre d’une science historique, qu’on a tendance, à tort à considérer comme mineure, est d’expliquer sans prédire. Cette conception est plus amplement expliquée dans son ouvrage Le Sourire du flamand rose. La conséquence des analyses de Stephen Jay Gould sur le statut scientifique de l’histoire de la vie est que l’homme n’est pas le produit prédéterminé de l’évolution biologique. Nous aimons à croire que toute évolution depuis l’aube des temps s’est acheminée de manière nécessaire vers toujours davantage de perfection, et que nous en sommes le produit final. Mais la réalité est qu’à certains moments, comme à celui de « l’explosion cambrienne », l’évolution aurait pu emprunter d’autres chemins. Nous aurions pu tout à fait ne jamais voir le jour.
Stephen Jay Gould était reconnu pour ses grandes compétences pédagogiques et cet ouvrage en est une bonne illustration : se saisissant d’une grande découverte de terrain, il parvient de manière ludique à modifier nos préjugés quant à l’évolution et notre place au sein de celle-ci.
Son idée selon laquelle le moteur de l’évolution ne serait pas que la sélection naturelle (mais également d’autres processus comme la dérive génétique ou les grands bouleversements environnementaux) est désormais admise par la communauté scientifique. Et elle revêt une grande importance dans le contexte actuel : si les changements environnementaux brutaux ont eu un tel impact dans l’apparition et la disparition d’espèces naturelles, ces thèses constituent un argument contre les anti-écologistes.
On pourrait croire à une remise en question de la théorie évolutive de Darwin, mais la thèse de Gould est en réalité présentée comme son prolongement. Darwin savait en effet que le Cambrien se caractérisait par une apparition rapide de fossiles, même si on en ignorait alors l’ampleur. Et il avait bien compris que c’était un obstacle à sa théorie de la sélection naturelle ou en tout cas à l’explication de l’évolution par ce seul processus ; il en consacrait même un chapitre entier de son ouvrage de référence L’Origine des espèces. De ce point de vue, Stephen Jay Gould ne fait donc que répondre à un problème aperçu par Darwin lui-même.
Cette thèse néo-évolutionniste a en revanche été vivement critiquée par le biologiste britannique Richard Dawkins et ce jusqu’au décès du paléontologue. Dawkins accordait en effet une importance bien plus grande à la transmission de gènes dans l’évolution. La sélection naturelle serait pour lui bien plus décisive que Gould ne l’entend, et cette sélection ne s’opérerait pas au niveau des individus, s’adaptant pour survivre et se reproduire, mais au niveau des gènes. Dans l’immense loterie génétique, les gènes mèneraient une lutte sans merci pour se répliquer. Cet adversaire de Gould propose donc une autre vision de l’histoire de la vie, qui déplace le regard de l’environnement et des individus vers leurs gènes.
Ouvrage recensé– Stephen Jay Gould, La vie est belle : les surprises de l’évolution, trad. par M. Blanc, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 2004.
Du même auteur– Darwin et les grandes énigmes de la vie [1977], trad. par D. Lemoine, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 2014.– Le Pouce du panda : les grandes énigmes de l’évolution [1980], trad. par J. Chabert, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 2014.– Le sourire du flamand rose [1988], trad. par D. Teyssié, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 2016.
Autres pistes– Darwin, L’Origine des espèces [1859], trad. par E. Barbier, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2008.– Richard Dawkins, Le gène égoïste [1976], trad. par. N. Jones-Gorlin, Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « Poches Odile Jacob », 2003.