Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner
L’originalité de ce livre réside dans la multiplicité des thèmes abordés, qui décrit en quelque sorte un nouveau champ académique, « l’économie saugrenue ». Les auteurs se réclament de l’héritage d’Adam Smith, qui explorait, en 1759, les impacts sociétaux de l’émergence du capitalisme, notamment dans la tension entre normes sociales et désirs individuels . Il s’agit ici de décrypter le monde actuel dans toute sa complexité, « de gratter une ou deux couches de la surface de la vie moderne pour voir ce qui se passe en dessous » (p. 26), sans pour autant porter de jugement moral.
Avec cet ouvrage, Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ont l’ambition de rendre accessibles les principaux concepts et méthodes de la science économique contemporaine. S’ils ne s’attardent pas sur une thématique singulière, on retrouve la question du pouvoir des incitations et celle de la valeur de l’information de façon transversale au fil des exemples abordés.
Leurs travaux sont avant tout fondés sur l’observation et l’expérimentation pour répondre à des questions sociales : quelles sont les caractéristiques favorisant la réussite d’un enfant ? Pourquoi le taux de criminalité a-t-il soudainement chuté au milieu des années 1990 ?
Ces questionnements ne sont qu’une illustration des nombreux sujets abordés dans cet ouvrage, qui ne semble avoir comme fil directeur que la volonté de décrypter le réel, d’expliquer l’inexplicable.
La science économique a longtemps été considérée comme l’étude des richesses et des modes de production dans les sociétés capitalistes. Lionel Robbins, dans son essai de 1932, a renversé cette vision en ne s’attachant non plus aux potentiels objets d’étude de l’économie mais bien à sa méthode générale : « L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares susceptibles d’être utilisés différemment . » De cette définition découle naturellement la distinction entre science normative, qui place l’éthique et la morale au centre de ses préoccupations, et science positive visant à conseiller l’action publique sur une base rationnelle et logique.
Le propos de Stephen D. Levitt et Stephen J. Dubner se veut ainsi le plus neutre possible, en donnant une place centrale à la question des incitations, qu’ils décrivent comme la « pierre angulaire de la vie moderne » (p. 13). Les incitations sont tous les mécanismes externes poussant les agents économiques à agir comme ils le font. Cette théorie est sous-tendue par l’idée que les individus sont rationnels et prennent les meilleures décisions possibles dans leur environnement pour maximiser leur bien-être ou leur gain. Ne pas prendre en compte ce qui les incite à agir, que ces raisons soient de l’ordre social, moral ou purement économiques, rend donc les décisions publiques moins efficaces, voire contre-productives.
Les tests scolaires standardisés présentent par exemple un cas complexe d’incitations contradictoires. En 1996, l’académie de Chicago a mis en place un système de « high-stake testing » consistant à faire passer à tous les élèves d’écoles publiques un même examen sous la forme d’un QCM, ce qui devait favoriser l’excellence scolaire et donner la possibilité d’évaluer les compétences des professeurs, ces derniers pouvant même recevoir des bonus financiers.
Promettre un gain aux professeurs en cas de bons résultats devrait les encourager à mieux travailler pour permettre à leurs élèves de les obtenir, mais cela les incite aussi à tricher, en aidant les élèves de différentes façons. Steven D. Levitt et Brian A. Jacob ont analysé les effets de cette réforme avec des données couvrant les élèves de la maternelle au lycée, en identifiant une fraude comme un pic incohérent de bons résultats pour une classe sur une année, ou comme des suites de réponses communes aux copies d’élèves ayant passé le test dans une même salle. Non seulement plus de 200 classes semblent tricher chaque année, mais on observe surtout un pic l’année de la réforme.
Ainsi, ne pas prendre en compte les motivations personnelles des professeurs a conduit à mettre en place une réforme mal ajustée.
L’étude des incitations est intrinsèquement liée à la question de l’information. Détenir l’exclusivité sur des connaissances confère un pouvoir de décision et une attractivité. Ces asymétries d’information permettent d’expliquer l’influence de groupes d’experts.
Indissociable de la construction des États-Unis et véritable symbole de la haine raciale, le Klan a pourtant connu une perte de popularité au début du XXe siècle, puis un regain d’intérêt dans les années 1920, porté par la reconstruction identitaire dans le Sud. Revendiquant presque huit millions de membres après la Seconde Guerre mondiale, le Klan s’étend à tout le pays et diversifie ses cibles. C’est durant cette période que le journaliste Stetson Kennedy devient John Perkins et se fait introniser; ce qu’il découvre force son étonnement : la rage propre au Klan ne mène le plus souvent pas à des actes violents.
On compte en fait plus de lynchages quand le Klan était dormant. L’adhérent type est un jeune homme blanc peu éduqué en quête de socialisation et se complaisant dans des traditions presque enfantines – les mots de passe, les rendez-vous dans des lieux secrets, etc. Sa base extrêmement large le rendant inattaquable, Kennedy décide d’utiliser le pouvoir de l’information en révélant leurs codes au plus large public possible par l’intermédiaire d’une émission de radio. L’effet est immédiat, puisque les intronisations s’effondrent dès la première semaine, et la taille du Klan n’a fait que diminuer depuis lors.
C’est du point de vue de l’information que Levitt et Dubner font le lien avec les agents immobiliers. Ceux-ci semblent essentiels lorsqu’on n’est pas sûr de la valeur du bien vendu ou acheté, pourtant leurs intérêts divergent. Les agents immobiliers sont en effet le plus généralement rémunérés en pourcentage du prix de vente. Cela ne suffit pas pour assurer la vente au meilleur prix : une différence de 10 000 euros sur le prix de vente ne se traduira que par quelques centaines d’euros sur leur commission, tandis que maintenir une maison sur le marché pour trouver un acheteur nécessite des ressources coûteuses.
La science économique telle que Levitt et Dubner la définissent ouvre une infinité d’objets d’étude possibles. L’approche de ces sujets nécessite néanmoins des outils permettant de synthétiser le monde réel.
L’application de méthodes statistiques sur des bases de données pour en tirer des relations économiques est le fondement de l’économétrie, qui s’est particulièrement développée avec le perfectionnement des ordinateurs dans les années 1990. Le problème posé est en fait de pouvoir distinguer la corrélation entre deux variables, qui « n’est rien d’autre qu’un terme statistique indiquant que deux variables évoluent ensemble » (p. 219), d’une relation de causalité entre celles-ci. Deux événements peuvent être presque parfaitement corrélés sans qu’il existe de lien logique entre eux. Il existe de nombreux outils pour s’assurer que l’on ne fait pas face à de telles corrélations fallacieuses, comme la régression linéaire. Ce sont généralement des méthodes imparfaites, puisque, contrairement aux sciences dites dures, les économistes peuvent rarement mener des expériences contrôlées dans des laboratoires. Ils doivent donc, en quelque sorte, simuler l’analyse contre-factuelle.
Les expériences dites naturelles sont le meilleur cadre pour analyser l’impact de la variation d’un seul facteur lorsque l’on ne peut pas conduire d’essai contrôlé. Il s’agit de situations où l’on dispose de deux groupes d’individus semblables du point de vue des caractéristiques d’intérêt, qui ne sont pas exposés de la même façon à un « traitement » – le plus souvent, une politique publique.
L’étude de Card et Krueger est l’un des cadres d’expérience naturelle les plus connus en économie : ils ont pu mesurer l’effet d’une augmentation du salaire minimum sur l’emploi grâce aux salariés présents de part et d’autre de la frontière entre les États du New Jersey et de la Pennsylvanie . Le premier a en effet voté une augmentation du salaire minimum en 1992, tandis qu’il est resté constant dans le second ; cela leur a permis de montrer un effet positif de l’augmentation du salaire minimum sur le niveau d’emploi, un résultat allant radicalement à contre-courant des théories existantes.?
Quels sont les facteurs déterminant si un individu est bon ou mauvais ? On serait tenté de répondre : l’éducation apportée par les parents. La psychologue américaine Judith Harris a au contraire insisté sur l’importance de l’environnement et des pairs . Si le fait que l’enfant lise des livres à la maison impacte positivement ses résultats, le fait de lire des livres à ses enfants n’a aucun effet . Avoir une bibliothèque bien fournie est en réalité un indicateur du statut des parents, en matière d’éducation et de revenu, mais aussi un signe de la valorisation de l’éducation et du savoir dans le foyer familial. En résumé, ce que les parents sont a plus d’importance que ce qu’ils font.
L’académie de Chicago offre une fois encore un cadre quasi expérimental pour mesurer les déterminants des résultats scolaires : grâce à la mise en place d’une politique de busing, les élèves des quartiers défavorisés, à dominance afro-américaine, ont eu l’opportunité dans les années 1990 de rejoindre les écoles de quartiers plus aisés, à la population majoritairement caucasienne. Les élèves intéressés devaient déposer un dossier de candidature et étaient par la suite tirés au sort par souci d’équité.
De façon surprenante, l’analyse de leurs résultats scolaires montre que les élèves noirs qui ont postulé mais n’ont pas été sélectionnés obtiennent les mêmes résultats que ceux qui ont été admis dans les écoles supposées meilleures. Le simple fait de faire la démarche indique que l’élève s’en sortira mieux, parce que cela indique que la famille valorise les bons résultats scolaires.
Les travaux empiriques menés sur l’écart racial de résultats montrent en fait que « lorsqu’ils proviennent du même milieu socioéconomique, l’enfant noir et le blanc montrent autant d’aisance pour les mathématiques et la lecture à leur entrée en maternelle [mais] puisque l’enfant noir moyen continue d’être majoritairement issu d’un foyer à faibles revenus et peu instruit, le fossé reste bien réel » (p. 223).
On constate par ailleurs que les élèves blancs de ces écoles réussissent aussi mal que les élèves noirs quand on les compare aux élèves de quartiers favorisés. L’effet des déterminants socioéconomiques est ainsi souvent plus complexe que ce qu’il semble de prime abord, puisqu’il faut prendre en compte comment les caractéristiques personnelles interagissent avec l’environnement dans lequel évoluent les individus.
Les causes profondes de certains phénomènes sont parfois encore moins directes. Dans l’histoire américaine récente, la brusque montée du crime au début des années 1990 est probablement ce qui l’illustre le mieux. Elle a entraîné une vague de peur dans tout le pays, motivant notamment la Crime Bill proposée par le gouvernement Clinton en 1994. Toutes les prévisions d’experts prévoyaient une poursuite de la tendance, et pourtant, dès le milieu des années 1990, la tendance du taux de criminalité s’inverse, jusqu’à atteindre en 2000 son niveau le plus bas depuis trente ans. Comment l’expliquer ?
Les analystes l’avaient alors attribuée au boom économique en cours, à la progressive régulation des armes à feu et aux nouvelles méthodes de la police. Bien que ces théories soient attractives, notamment parce qu’elles justifiaient l’investissement public dans la répression du crime, elles ne sont pas satisfaisantes lorsque l’on regarde les données.
En effet, s’il est vrai que la baisse du chômage a toujours été corrélée à une baisse de certains crimes, notamment les crimes dont la motivation est financière comme les vols ou les cambriolages, elle ne peut pas expliquer à elle seule la baisse du crime de 40 %. En ce qui concerne les armes à feu, les États-Unis « compte[nt] tant d’armes à feu que si on en remettait une à chaque adulte, on serait à court d’adultes avant de manquer d’armes ». Enfin, les nouvelles méthodes de la police, à l’instar de celles mises en place à New York sous l’égide de Rudolph Giuliani, n’ont eu d’effet que parce qu’elles ont été accompagnées d’un renforcement massif des effectifs de police.
Ce serait en réalité la légalisation de l’avortement par la Cour suprême vingt-cinq ans auparavant qui serait à l’origine de la baisse du crime . Les enfants nés dans des familles violentes et disposant de peu de ressources ont en effet une plus grande probabilité de commettre un crime au cours de leur vie. Or les femmes qui ont recours à l’avortement sont justement très souvent jeunes, seules, et manquant de ressources pour traverser une frontière s’il le fallait pour mettre un terme à leur grossesse. In fine, avant la légalisation de l’avortement, il y aurait eu plus d’enfants nés dans des environnements difficiles, et donc plus de criminels potentiels.
Au travers d’une myriade d’exemples appliqués, qui ne sont pas tous développés ici, les auteurs de Freakonomics caractérisent la science économique comme l’étude des incitations et de l’information, résolument tournée vers une démarche empirique.
Les relations de corrélation et de causalité qu’ils mettent en avant ne doivent néanmoins pas être prises comme des constats déterministes : tous les élèves afro-américains n’échouent pas à l’école – au moins l’un d’entre eux est devenu président. Comprendre les causes des phénomènes est toutefois essentiel pour mener la meilleure politique pour assurer l’égalité scolaire, tout comme comprendre les différents types d’incitation est essentiel pour déterminer les punitions appropriées qui décourageront les actions criminelles – « Quel est le plus dissuasif : 500 dollars d’amende ou l’idée que vos amis et votre famille tombent sur vous à www.filles-et-michetons.com ? »
Dès sa parution, Freakonomics a suscité autant d’intérêt que de critiques : si certains estiment que c’est une application brillante des méthodes économiques à des sujets a priori non économiques, d’autres lui reprochent très exactement cette déviation vis-à-vis de thématiques plus traditionnelles . Dans la littérature récente, les travaux de Levitt sont probablement la meilleure mise en pratique de « l’impérialisme économique » décrié par les autres sciences sociales, cette tendance des économistes à s’approprier toutes les capacités de conseil auprès des décideurs publics : « Au total, on reste dans une vision où l’économie reste la science dominante, seule à même de pouvoir théoriser le fonctionnement de la société . »
D’autres controverses existent quant à la véracité de certains faits statistiques présentés dans l’ouvrage à titre d’exemple. La recherche de Stetson Kennedy que les auteurs citent comme source a notamment été remise en cause, dans la mesure où il aurait exagéré certains éléments dans son ethnographie du Ku Klux Klan.
Ouvrage recensé
– Freakonomics, Paris, Éditions Denoël, coll. « Denoël Impacts », 2006 [2005].
Des mêmes auteurs :
– SuperFreakonomics, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2011.– Pensez comme un freak ! L’économie déjantée fait travailler vos méninges, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2016.
Autres pistes
– Malcolm Gladwell, Le Point de bascule. Comment faire une grande différence avec de très petites choses, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2016.– Gary S. Becker, Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, Chicago, University of Chicago Press, 1964.