Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Stuart Hall
De quoi la « race », l’« ethnicité » et la « nation » sont-elles le nom ? Comment expliquer leur persistance sociale et culturelle, alors même que leurs fondements naturels sont presque unanimement remis en question dans la communauté scientifique ? D’où tirent-elles leur légitimité et quelles sont leurs raisons sociales ? Stuart Hall consacre ici une réflexion approfondie à ces concepts, entendus non comme des vérités de la nature, mais comme des significations sociales qui se déplacent à mesure que les luttes antiracistes essaient de les déconstruire.
Dans cet ouvrage qui compile trois de ses conférences, Stuart Hall s’emploie à saisir « les trois termes de la différence » qui fondent le titre de l’ouvrage : la race, l’ethnicité et la nation.
Son étude éclaire les controverses contemporaines autour de l’identité, des communautés, des migrations et des nouvelles diasporas. Stuart Hall y plaide pour une compréhension sociale de ces concepts, comme systèmes de structuration des différences humaines : celles-ci sont organisées dans les pratiques sociales, culturelles, économiques, géographiques… par des effets similaires à ceux de la structure du langage, c’est-à-dire par des comparaisons permanentes entre les concepts. « Race », « ethnicité » et « nation » sont dans une relation de co-dépendance historique : leurs constructions se sont faites par ricochets et redéfinir l’un amène à redéfinir les autres.
En ce sens, le savoir qui permettrait de connaître l’origine des différences humaines n’existe pas en dehors de ces effets de langage, dont Stuart Hall déconstruit ici minutieusement à la fois la généalogie et les effets contemporains.
Il est désormais communément admis que ce qui a été nommé la « race » n’a pas de fondements biologiques mais qu’elle constitue un ensemble de pratiques culturelles historiquement situées, en vue de la supériorité auto-déclarée de certains peuples. La différence entre les individus ainsi produite se révèle idéologique : elle est au service de rapports de pouvoir préexistants qu’elle vise en retour à dissimuler ou travestir.
Néanmoins, comment expliquer que la déconstruction de ce concept n’ait pas pleinement été actée ? Pourquoi le changement social antiraciste ne s’est-il pas opéré ? Cela s’explique par le fait que la « race », comme facteur de classification des humains, n’est pas suffisante : il faut encore comprendre quels intérêts sert ce travail permanent.
Deux d’entre eux, argue Stuart Hall, sont particulièrement saillants : le premier est politique, le second est social. La race est un opérateur à la fois au service de pratiques politiques comme la colonisation, visant la confiscation de ressources (maritimes, terriennes, forestières…) et de territoires stratégiques (littoraux en particulier). Elle est aussi au service de l’ordonnancement du monde : la race est un fait culturel servant à produire des normes, des valeurs, des mythes… bref, de tout un système de signification servant à donner du sens au social.
Si l’usage même du terme de « race » pose problème dans la mesure où ses fondements biologiques et génétiques sont si friables, Stuart Hall montre combien le concept recouvre une fonction sociale de métonymie et de métaphore. Plus qu’autre chose, la race est un discours. Elle fonctionne ainsi comme un langage, par des effets de comparaison. Dans l’ensemble des différences aléatoires qui forment les caractéristiques humaines (couleurs de peau, types de cheveux, tailles, poids, structures crâniennes, appareil génital, et tant d’autres), la race est l’un des outils sociaux servant à donner du sens aux systèmes de différences-similitudes.
Au fameux pouvoir-savoir de Michel Foucault qui montrait combien le pouvoir est articulé au savoir, Stuart Hall propose d’adjoindre un nouveau terme. Le pouvoir-savoir-différence vise à comprendre non seulement l’agencement du savoir en fonction d’intérêts de pouvoir prédéfinis, mais aussi les articulations entre les connaissances, les intérêts et la différence des groupes qui composent une société. Si les sociétés contemporaines ont réussi à délégitimer les discours racistes, elles ont échoué à réorganiser la société en structure antiraciste, et se situent désormais au-devant d’une question aussi embarrassante que fondamentale : où la race se produit-elle ?
Stuart Hall propose trois options : pour la première, la race a des fondements génétiques, biologiques ou physiques réels qui trouvent ensuite des interprétations dans le système discursif des sociétés. Une deuxième option serait que la race est un ensemble de croyances qui n’a d’autres racines que discursives : ses supposés fondements organiques seraient produits et intégrés au concept a posteriori. Enfin, et c’est ici l’option que défend Stuart Hall, les différences physiques existent de façon objective dans le monde mais elles n’acquièrent une signification qu’à partir du moment où elles entrent dans le domaine discursif, interprétatif, du monde social. Dès lors, leurs effets obtiennent une réalité aussi puissante que celle de la « nature ».
Devenues systèmes de signification, les différences comme la race (mais aussi le genre) produisent des cadres sociaux dont on n’échappe que difficilement : elles « deviennent un facteur dans la culture humaine, régulent les conduites et ont des effets réels sur les pratiques sociales au quotidien » (p. 46). Mais comment délimiter ce qui relève de la signification sociale (du langage, au sens le plus large possible : des paroles aux comportements) et ce qui n’en relève pas ? En fait, les caractéristiques pré-langagières de la race ne peuvent en être l’origine, mais sont l’une des faces de définition.
Un retour historique sur la perception des différences intrahumaines éclaire considérablement le problème des « origines » de la race. Les systèmes de classification des humains ne sont pas universels et ont subi eux-mêmes des variations historiques. Lorsque les peuples d’Europe, à la fin du Moyen-Âge, rencontrent ceux du Nouveau Monde, le problème se pose dans les termes de la Création. La religion, alors garante de la Vérité avant que ce rôle ne soit attitré à la science, s’interroge en ces termes : s’agit-il là de la même espèce ou de l’objet d’une tout autre création ?
Quelques siècles plus tard, les Lumières prennent le relais et déplacent la délimitation : la différence n’est plus celle de la création ; elle sépare désormais les peuples « civilisés » des peuples « barbares ». Ces deux principales bornes chronologiques montrent combien la science, pour autant qu’elle puisse apporter des données factuelles sur le monde matériel, est si peu utile pour comprendre la race par rapport aux jeux de pouvoir d’une société. Bien souvent, les discours scientifiques sont plutôt instrumentalisés au profit des intérêts de l’hégémonie en place.
En conséquence, il faut plutôt comprendre les notions autour de la « race » comme des « chaînes d’équivalence », ainsi que les nomme le linguiste Ernesto Laclau. Ces équivalences se font entre des concepts qui forment une société, et qui permettent à la « race » d’agir comme une vérité communément admise. À la quête des fondements naturels de la « race », il vaut donc mieux rechercher ses phénomènes de naturalisation. C’est ce que certains ont essayé de faire en remplaçant l’usage même de « race » par celui d’« ethnicité », qui aurait pour avantage de sortir du paradigme de la nature pour se réinscrire dans un autre, plus culturel. Mais ce recadrage n’est pas sans poser ses propres problèmes.
Devant un concept de « race » qui peine tant à se défaire de la nature sous-jacente qui en fonde sa définition, celui d’« ethnicité » promet de revaloriser la notion de culture dans la compréhension des rapports de pouvoir. Il s’inscrit dans une longue tradition provenant des Lumières et de la relecture de leur philosophie dans les années 1960. Les Lumières avaient produit un « universalisme humaniste », qui défendait l’appartenance de tous à la même création humaine. Dans le même temps, elles plaidaient en creux pour un « particularisme assimilationniste », qui reconnaît les spécificités humaines tout en exigeant qu’elles s’adaptent : aux « barbares », il est demandé de devenir « civilisés ».
Les mouvements sociaux des années 1960, portés en particulier par le féminisme, ont produit une rupture majeure avec cette face cachée des Lumières, en revalorisant massivement les jeux de différence entre humains. Les notions d’« identité », d’« identification » ou encore de « multiculturalisme » formaient la nouvelle ligne de front de la différence. Des pratiques sociales articulées autour de l’« ethnicité » visaient à encourager les individus racisés à mettre en scène leur culture exotique (ainsi, les plats « ethniques », les costumes « ethniques » ou les langues « ethniques »…).
Multiculturalisme et ethnicité furent rapidement perçus comme des cache-misères, des stratégies hégémoniques visant à revaloriser ponctuellement des cultures de la différence, sans pleinement s’interroger sur les structures racistes de la société. Pour autant, le concept d’« ethnicité » a peu à peu absorbé une définition méliorative, signifiant l’appartenance à une même communauté d’origine : la race étant en prise perpétuelle avec une idée de nature ; l’ethnicité s’en détache et adopte une version plus culturelle, mais pour l’adjoindre immédiatement à un héritage culturel et générationnel. Dans un cas comme dans l’autre, la différence n’est pensée qu’en y rattachant un fondement originaire.
Le troisième terme discuté dans cet ouvrage est celui de la « nation ». L’accélération des migrations mondiales, sous l’effet de la transnationalité, percute de plein fouet les identités, récits et fantasmes nationaux (voire nationalistes). Ces derniers, pour autant, résistent, se réinventent, se déplacent.
Aussi, l’enjeu de ces dernières décennies est que nous assistons, à travers tous les États-nations occidentaux, à un même phénomène de « crise identitaire ». La mondialisation provoque cette crise, non pas par l’effet d’immigrés qui viendraient perturber une nation par l’incorporation de nouveaux modes de vie, mais surtout par la dénaturalisation des grands récits nationaux induite par la communication accrue entre nations.
En ce sens, « une nation est toujours une communauté symbolique » (p.135) qui produit non seulement une l’identité individuelle et de groupe, mais aussi une allégeance à cette identité. Toute une formation discursive accompagne la production des nations : légendes, symboles, rituels, images et récits viennent unifier l’histoire, y apposer une interprétation à partager, sous l’effet d’un pouvoir culturel. La nation est un récit qui se constitue forcément hors de son processus historique de construction conflictuelle, et c’est pour cela que les notions de tradition et d’héritage y sont si cruciales. Elles servent à offrir une historicité fantasmée d’une lignée à laquelle il est valorisant d’appartenir.
Les nouvelles diasporas, au contraire, ouvrent la voie à un multiculturalisme reconnu. S’inspirant du concept d’« hétéroglossie » de Mikhaïl Bakhtine, dont il est un grand lecteur, Stuart Hall montre comment la culture se produit désormais dans l’entrelacement de différentes langues, permettant l’éclatement de la signification univoque de la « nation ». Pour le dire autrement, à la traditionnelle « nation » qui se construisait comme un fait unique, et qui valorisait avec nostalgie un passé qui n’avait jamais vraiment existé, succède des formes diasporiques reposant sur la différence culturelle.
Par une analyse combinant réflexions théoriques et exemples internationaux, Stuart Hall explore les concepts de « race », d’« ethnicité » et de « nation » en les décentrant de leur construction sociohistorique pour mieux les considérer comme des politiques sociales, culturelles et économiques. Celles-ci sont à la fois cadrées et légitimées par des discours sociaux, faisant que les trois termes de « race », « ethnicité » et « nation » existent dans une relation de co-dépendance. Ils se construisent les uns les autres comme des cadrages idéologiques pour construire le monde social et ordonner les groupes sociaux, y compris dans des relations de hiérarchie.
De fait, la mise en garde que produit Stuart Hall dans cet ouvrage est claire : il ne suffira pas de cesser de considérer la « race », l’« ethnicité » ou la « nation » comme des faits naturels pour que le racisme ou le nationalisme disparaisse. Le véritable enjeu des sociétés contemporaines est de penser la différence à la fois avec, contre et sans ces concepts.
Dans un monde intellectuel encore largement dominé par les théories matérialistes, pour lesquelles les conditions matérielles d’un individu déterminent son mode de pensée, Stuart Hall plaide au contraire pour un « tournant culturel » : la correspondance n’est jamais parfaite entre la situation économique d’un individu et sa culture, c’est-à-dire ses idéologies, normes et croyances.
D’obédience plutôt constructiviste, Stuart Hall défend une approche de la réalité socialement construite, tant dans les idéologies en circulation que dans les rapports qu’entretiennent les individus entre eux. La réflexion sur l’identité qu’il mène dans cet ouvrage éclaire à la fois pourquoi les notions de « race », d’« ethnicité » et de « nation » restent centrales dans la définition que nous faisons du vivre-ensemble, à quel point elles trouvent un nouvel élan à l’heure de la mondialisation et des migrations de masse, et combien elles sont dépendantes les unes des autres.
Ouvrage recensé– Stuart Hall. Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal, Paris, Amsterdam, 2019.
Du même auteur– Identités et Cultures 1. Politiques des cultural studies, Paris, Amsterdam, 2017.– Identités et Cultures 2. Politiques des différences, Paris, Amsterdam, 2019.
Autres pistes– A.K. Appiah, « The Uncompleted Argument: Du Bois and the Illusion of Race », in H.L. Jr. Gates, A.K. Appiah (dir.), « Race », Writing and Difference, Chicago, University of Chicago Press, 1985.– W.E.B. Du Bois, « The Conservation of Races », in P.S. Foner, W.E.B. Du Bois Speaks: Speeches and Addresses, 1890-1919, New York, Pathfinder, 1970.