Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Tamara Kondratieva
Au regard de leur commune aspiration à une révolution radicale et de la similarité apparente de leurs régimes politiques, la tentation a toujours été grande de comparer Bolcheviks et Jacobins. L’enjeu de cet ouvrage est de savoir dans quelle mesure le souvenir de l’expérience des Jacobins a vécu, acceptée ou refoulée, dans l’imaginaire et la politique des Bolcheviks.
Trotski considérait que « sans analogie historique, il est impossible de s’instruire dans l’histoire ». À l’inverse, Ernest Labrousse estimait que « nul ne doit professer une méfiance plus rigoureuse que l’historien pour le raisonnement par analogie ».
Éminemment au fait de ce vieux débat méthodologique, Tamara Kondratieva propose un angle de vue qui ne correspond ni à une approche intermédiaire ni à une approche synthétique des deux propositions précédentes. En effet, tout en prenant le parti de se focaliser sur les Bolcheviks, elle s’intéresse au « pouvoir du précédent dans l’histoire », et cherche à mettre en évidence « l’attirance – faite de rejet et de fascination – exercée par le précédent historique choisi par les Russes, à savoir la Révolution française ».
Le rapport que les Russes entretiennent avec la Révolution française ne commence pas avec les Bolcheviks. L’écrivain contestataire Alexandre Raditchev (1749-1802) fut « le premier à avoir osé au XVIIIe siècle diffuser les idées révolutionnaires françaises en Russie ». Cependant, depuis Catherine II (1729-1796), « l’histoire de la Révolution française était interdite à l’enseignement, ce qui faisait d’elle un thème mystérieux et plein d’attrait ».
Les premiers contestataires russes ouvertement jacobins firent leur apparition dans le mouvement révolutionnaire anti-tsariste autour de 1862 (avec notamment Serge Netchaïev – 1847-1882 – et ses préconisations terroristes). À l’inverse, vers 1880, sous l’impulsion d’Alexandre Herzen et de Nikolaï Tchernychevski, l’optique populiste russe (favorable à un socialisme agraire un peu moins terroriste) rejeta très vigoureusement le jacobinisme.
En définitive, la Révolution française fit son apparition dans les programmes universitaires russes à l’intersection des années 1860-1870. Or, « quand l’interdiction fut levée, le rapport affectif (fait d’admiration, de sympathie, d’antipathie ou de haine) envers la Révolution française et ses acteurs, était déjà bien enraciné dans les mentalités de l’intelligentsia ».
C’est un fait que, tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, les Russes se sont de plus en plus minutieusement penchés sur l’expérience révolutionnaire française.
Après tout, le combat que les forces progressistes russes entendaient mener contre l’autocratie du régime des tsars était sensiblement le même que celui qui avait opposé les progressistes français à la monarchie absolue des Bourbons.
Dès 1840, au sein de l’opposition au tsarisme, les libéraux et les radicaux commencent à se différencier : les « girondins russes » et les « jacobins russes » apparaissent, notamment à l’occasion du vif débat qui oppose Granovski et Belinski.
Avec le temps, cette tendance ira s’accentuant, puisqu’à l’approche de la première révolution russe – laquelle échouera en 1905 – « de nouveaux acteurs reprennent les rôles : ce sont les “mencheviks-girondins” et les “bolcheviks-jacobins” », avec, entre autres, les joutes entre Lénine et Axelrod en 1903, puis ce même Lénine face à Martynov en 1905 .
Certes, les représentations de la Révolution française qui étaient les plus massivement répandues dans la société russe avant 1917 étaient très largement antijacobines. Pour autant, à partir de la Révolution de février 1917 et la création du Soviet de Petrograd, les ouvrages relatifs à la Révolution française sont édités en masse et à une cadence tout à fait inédite, sans un quelconque parti pris en faveur des Girondins ou des Jacobins.
De fait, avec les Révolutions russes de 1917 (février puis octobre), « non seulement les révolutionnaires mais aussi les événements eux-mêmes sont répertoriés selon le degré de ressemblance qu’ils présentent avec la Révolution française ». À telle enseigne qu’à partir de cette année 1917, ce n’est plus le milieu restreint des sociaux-démocrates russes qui se livre à ces comparaisons, « celles-ci sont utilisées couramment par l’ensemble des hommes politiques, journalistes, historiens, intellectuels, et jusqu’aux gens de la rue ».
Qui dit « modèle » dit « inspiration », et qui dit « à dépasser » dit « à écarter ». Pourquoi ? Parce que dans la mentalité bolchevique, la Révolution française est une révolution bourgeoise, éloignée de l’idéal prolétarien que poursuivent ces révolutionnaires russes très puissamment marqués par le communisme et par le marxisme.
Or, à partir d’octobre 1917, c’est cette catégorie de révolutionnaires, les Bolcheviks, qui prend le pouvoir en Russie et qui évince les autres formations politiques, parmi lesquelles les libéraux, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Bientôt, ils instaurent une nouveauté politique dont ils prennent le modèle théorique dans la seule idéologie marxiste : la « dictature du prolétariat ».
Néanmoins, quand ils entrent sur la scène historique russe, les Bolcheviks « héritent des représentations de la Révolution française aussi bien au niveau rationnel qu’à celui de ce qu’on pourrait appeler la “mentalité révolutionnaire” ». Cette « mentalité révolutionnaire », quelle est-elle ?
Le seul point commun que les Bolcheviks partagent tant avec les Girondins qu’avec les Jacobins tient à l’importance accordée à la maxime selon laquelle « le salut de la révolution est la loi suprême ». Dans cette logique, la fin justifie les moyens, et tout doit donc être subordonné à la survie de l’embryon révolutionnaire. Cependant, les Bolcheviks prennent leurs distances avec l’un et l’autre groupe puisque, de leur point de vue, la frange girondine n’est rien d’autre que la « bourgeoisie » montée à l’assaut de la monarchie aristocratique en 1789, tandis que la dictature jacobine – qui la supplantera en 1793 – ne représente que la « petite bourgeoisie », laquelle s’appuie sur une « classe économiquement réactionnaire ».
Dans ces conditions, globalement appréhendée, « la Révolution française était une révolution bourgeoise victorieuse, et en tant que telle elle n’avait pas de points communs avec une révolution prolétarienne ».
Certes, l’histoire politique postérieure a soutenu que les Bolcheviks s’étaient intimement inscrits dans le sillage des Jacobins, notamment en se livrant au régicide, en établissant la dictature d’un parti unique et en ayant recours à la Terreur. Néanmoins, le prisme des Bolcheviks a fini par imposer une « conception canonisée » des Jacobins, excluant toute idée de parenté.
Il est manifeste que, vis-à-vis de la Révolution française en général, l’attitude bolchevique correspond à une position de « négation-dépassement » qui, dès les années 1920, prend « les allures d’une obsession ». Plus spécifiquement, les Bolcheviks rejettent catégoriquement les Girondins, observés comme une force politique et économique fondamentalement bourgeoise.
Pour autant, ces mêmes Bolcheviks se souviendront très clairement qu’en 1792 c’est la France révolutionnaire dominée par les Girondins qui se décide à exporter le fait révolutionnaire et à déclencher les guerres de la Révolution, qui répandront internationalement la traînée de poudre et l’espoir qui s’étaient dégagés de 1789.
En ce sens, le rapport entretenu avec la Révolution française n’est pas strictement fait de « répulsion ». Il est aussi pétri d’une certaine « fascination », car « tout aussi fortes et prégnantes sont la tentative et la tentation de penser la réalité par comparaison avec les événements et les personnages français du XVIIIe siècle ». À cet égard, patente est l’image de Lénine qui, début 1918, se met à danser sur la neige entre les murs du Kremlin parce que la révolution d’Octobre, qui en était à son 73e jour, venait de dépasser la durée de vie de la Commune de Paris, dont les marxistes avaient établi la filiation avec l’œuvre de 1789.
En somme, qu’il s’agisse des Girondins ou des Jacobins, par principe « on rejette la Révolution française idéologiquement (du moins en a-t-on la prétention), mais les mentalités ne se libèrent pas pour autant ». Bien malgré eux, les Bolcheviks veulent, d’un côté, « jouer un rôle original, de l’autre, ils se complaisent dans le miroir français qui les fascine ».
Mais ce sont plutôt les Jacobins que les Girondins qui font l’objet d’une certaine préférence. Car, dans la « conception canonisée » par les Bolcheviks, la fin et la chute de « la dictature jacobine » font de cette dernière la « victime héroïque d’un complot contre-révolutionnaire » et, dès lors, « la tragédie de Robespierre à la tête de la petite bourgeoisie consistait à ne pas pouvoir guider le prolétariat ».
Pour les Bolcheviks, leur révolution est d’essence prolétarienne quand celle des Jacobins n’est que petite-bourgeoise. D’où, à travers leur « conception canonisée », le fait que « l’opération pour distinguer la révolution d’Octobre de la Révolution française s’accompagne également d’efforts pour “nettoyer” le bolchevisme, en l’isolant de ses racines petites-bourgeoises, du populisme et du jacobinisme russe ».
Ce faisant, ce que les Bolcheviks redoutent par-dessus tout a trait à la fin et à l’échec historique des Jacobins, sanctionné par la chute de Robespierre et par l’établissement de la Convention thermidorienne de 1794-1795.
Pourquoi cette crainte ? Parce que « Thermidor » marque la fin du gouvernement révolutionnaire des Jacobins et, à travers la période du Directoire qui s’annonce (1795-1799), le triomphe de la contre-révolution, avec le retour à une république bourgeoise libérale et modérée – et avec, en filigrane et en perspective, le coup d’État bonapartiste de Brumaire (1799), qui marque aux yeux des Bolcheviks un retour en arrière définitif.
Comment ? En ancrant les principes de modération et de contre-révolution au modus operandi politique de cette France révolutionnaire qui devait irréversiblement s’égarer vers l’Empire à partir de 1804.
En d’autres termes, du point de vue des Bolcheviks, « Thermidor » (soit le moment qui marque et qui suit la chute des Jacobins) est appréhendé comme l’instant historique rédhibitoire qu’il convient à tout prix d’éviter. Pourquoi ? Parce que c’est le triomphe de la réaction, de la contre-révolution, et, plus largement et plus gravement pour la révolution bolchevique prolétarienne qu’ils entendent mener à bien, parce que le « thermidorisme » porte intimement en lui « une politique conduisant à la restauration de l’ordre bourgeois ».
Dès lors, de 1917 à 1940 (voire au-delà), « Thermidor » devait perpétuellement évoquer à leur esprit « contre-révolution », « anticommunisme », « réaction et restauration de l’ordre bourgeois », en vertu d’une course irrémédiable vers le coup d’État et la dictature bonapartistes. Ce n’est donc pas un hasard si, autour de la décisive année soviétique de 1927, Staline s’est échiné – puis qu’il a réussi – à disqualifier et à écarter Trotski, en martelant adroitement que ce dernier, fondateur et organisateur de l’Armée rouge, était fondamentalement animé par des visées… bonapartistes.
Il n’est pas anodin que, lors de la première conférence panrusse des historiens marxistes qui s’est déroulée à Moscou du 28 décembre 1928 au 4 janvier 1929, l’historien soviétique Friedland ait résumé la position bolchevique comme suit : « Notre étude sur la Révolution française est mise au service de la révolution prolétarienne ; l’héritage théorique de Marx, Engels et Lénine étant à sa base . »
En effet, comme le synthétise Tamara Kondratieva, « les Bolcheviks changent par rapport à leurs prédécesseurs sur le plan des idées et non au niveau des mentalités, où la fascination continue de jouer ».
Or les idées, pour les Bolcheviks, c’est Marx, c’est le communisme, c’est la révolution prolétarienne ; autrement dit, tout ce que n’est pas la Révolution française, révolution considérée comme étant, par essence comme par destination, authentiquement bourgeoise.
Toute pénétrante que puisse être l’étude à laquelle s’est livrée Tamara Kondratieva relativement à la psyché bolchevique, elle n’en omet pas moins un point capital de l’histoire soviétique comme de l’histoire de la mentalité bolchevique.
De fait, comme beaucoup d’observateurs qui ont tendance à ne focaliser leur microscope historien que sur la dynamique et la dimension politiques internes des phénomènes, des événements et des acteurs engagés dans le processus historique, elle fait fi de la dimension externe qui, d’emblée et in fine, détermina et obséda les Bolcheviks du premier au dernier jour.
Car, pénétrés par le prisme marxien et appelés à une « lutte finale » qui ne pouvait être qu’internationale, les Bolcheviks n’ont jamais cessé de penser : « point de salut sans révolution mondiale », y compris après que Staline a tâché de s’en défendre – aux yeux du monde capitaliste, des forces anticommunistes et des puissances contre-révolutionnaires – en usant du cache-sexe rhétorique du « socialisme dans un seul pays ».
Dans ces conditions, au moment où les Bolcheviks vivaient leur histoire et tâchaient de faire perdurer leur embryon révolutionnaire, derrière le spectre de « Thermidor » se cachait aussi – et peut-être et surtout – le spectre de la coalition militaire des États capitalistes antisoviétiques ; guerre de coalition antisoviétique qui, bel et bien vécue entre 1917 et 1921, puis perpétuellement redoutée comme imminente à partir de 1927, devait leur être fatale, au cas où ces États en viendraient à surmonter leurs différends nationaux et s’allieraient pour renverser le gouvernement issu de la révolution d’Octobre.
Entre 1792 et 1815, la France avait été exposée à cette « Sainte Alliance militaire contre la Révolution » à sept reprises ; les Bolcheviks ne l’ignoraient pas ; mais politiquement, pour leur survie, ils ne pouvaient se permettre de scander à tue-tête qu’ils en avaient effectivement une peur panique, obsessionnelle et irrépressible.
Lénine, que cite Tamara Kondratieva, l’avait pourtant on ne peut plus clairement exposé : « L’adversaire est à l’extérieur, la “lutte à mort” met aux prises le capitalisme et le communisme, l’ancien et le nouveau » ; or c’est ce « danger extérieur » qui « menace directement la révolution ».
Ouvrage recensé– Tamara Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins. Itinéraire des analogies, Paris, Payot, « Bibliothèque historique Payot », 1989.
De la même autrice– La Russie ancienne, Paris, PUF, collection Que sais-je ?, 1997– Gouverner et nourrir : Du pouvoir en Russie (XVI-XXème siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2002