Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Thierry Paquot
Dans un contexte d’urbanisation planétaire et incontrôlée, Thierry Paquot livre une analyse critique du modèle de la ville contemporaine, « produit de la société de consommation ». À travers l’examen de cinq dispositifs architecturalo-urbanistiques emblématiques, qualifiés de désastres urbains, l’auteur dépeint les processus d’enfermement et d’assujettissement que ce modèle génère pour les habitants. À contre-courant de la pensée dominante en urbanisme favorable aux méga-cités, le philosophe livre un plaidoyer en faveur d’une nouvelle manière de penser et d’habiter « la ville de la juste mesure ».
En dépit d’une origine récente, entre 8 000 et 9 000 ans, l’histoire des villes est ponctuée de désastres ayant conduit à leur destruction. C’est le cas de Pompéi détruite par un mouvement sismique et une éruption volcanique en 62 ou encore de Londres ravagée par le feu en 1666.
Ces catastrophes dites naturelles, alors même qu’elles sont en réalité « liées à la responsabilité humaine » (p. 7), sont des « signes de la résilience des villes » : ces dernières « trouvent en elles-mêmes les conditions de leur rétablissement » (Id.). Les désastres urbains sont aujourd’hui programmés, fruits d’un urbanisme critiquable et dépassé, mais engendrent toujours la mort de la ville.
En recensant ses écueils, Thierry Paquot analyse les causes et les effets du modèle urbain actuel, esquisse l’espoir d’une renaissance de la ville.
En dépit de contextes géographiques différents, l’urbanisation fulgurante et anarchique a créé partout dans le monde de vastes « mégalopoles déraisonnables » et « surpeuplées » (p.12) de plusieurs millions d’habitants. Extrêmement polluantes et énergivores, les villes sont responsables de dommages environnementaux irréversibles. Ce modèle de la ville actuelle est le fruit d’un urbanisme qui répond, en tant que doctrine et pratique, aux besoins en aménagement de la société capitaliste : il s’agit de loger la main-d’œuvre à proximité des lieux de production, organiser les déplacements des travailleurs comme leurs divertissements.
L’urbanisme est le produit du « capitalisme productiviste », il correspond au « moment occidental de l’urbanisation planétaire » (p. 177). À partir des années 1960, des politiques publiques planificatrices volontaristes segmentent la ville selon une logique fonctionnaliste en zones d’habitation, de travail et de loisirs.
Certains objets architecturalo-urbanistiques sont emblématiques de ce nouvel urbanisme, pensés dans une perspective d’amélioration des conditions de vie et présentés comme les signes d’un progrès. C’est particulièrement le cas des cinq dispositifs analysés dans l’ouvrage : les grands ensembles, les gated community ou quartiers résidentiels privés, les gratte-ciels, les centres commerciaux et les grands projets d’aménagement et d’infrastructures.
Ces bâtiments et opérations, érigés en emblèmes de la modernité, sont largement diffusés et font l’objet de nombreuses législations. Promus par les politiques et les architectes, ils sont néanmoins vivement critiqués par Thierry Paquot : au lieu du progrès, ce nouvel urbanisme est synonyme de régressions, de « rupture avec le tissu urbain ». Ces objets aux nombreux « points communs » partagent la même logique, ils forment un système global, un tout qui a des conséquences mortifères sur les villes (p. 171).
Le philosophe analyse tout d’abord des dispositifs architecturalo-urbanistiques qui défont la ville et remettent en cause « l’art d’habiter ».
Premièrement, l’archétype du grand-ensemble est envisagé comme un « tombeau » crée par les architectes, dans lesquels les habitants sont enfermés à la fois psychologiquement et physiquement. Cet urbanisme de dalle répond à l’impératif des années 1960 de construire vite et pas cher : il conduit à une « uniformité », une « architecture sans qualité ». La « proximité » induite par les aménagements constitue des obligations de cohabiter sans pour autant offrir les conditions du vivre-ensemble. En dépit des intentions affichées par ses instigateurs, les grands ensembles sont « le signe d’un échec du modernisme ».
Réfléchissant en termes de besoins en équipements urbains, au moyen d’un ratio par nombre d’habitants, sans tenir compte des contextes de temps et de lieu, les décideurs-concepteurs ont oublié les aspirations des citadins au silence, à la beauté, à la halte, à la familiarité ou encore à la dignité. Ils n’ont pas construit des lieux de vie, mais conçu des « unités d’habitation » imposant un mode de vie « normé et normalisateur » (pp. 32-33). Les individus ne pouvant s’intégrer à leur « milieu », ils sont dépossédés de la possibilité d’habiter ; les liens sociaux se délitent. L’urbanisme fonctionnel réduit la ville à la planification des aménagements, constructions et équipements urbains alors que la ville est complexe, cadencée, synonyme d’expériences multiples et sensorielles.
Deuxièmement, le modèle des gated-community, originaire des États-Unis, favorise tout autant les enclaves urbaines, les ghettos dans la ville. Il correspond aux nouveaux quartiers résidentiels fermés et sécurisés qui se développent dans tous les pays. Sous couvert de tranquillité et de sécurité, ces lieux constituent des espaces clos, privatisés, réservés à des catégories particulières d’habitants, privilégiant les « intérêts de classe » et « l’homogénéité socio-économique ».
Ces gated community, fruits du séparatisme social, participent à l’essor des villes à deux vitesses : l’« habitat » y est « ségrégué, exclusif, sélectif » (p. 145). Ces replis urbains dépolitisent la ville, ils rendent impossible les expériences communes et dissolvent les liens sociaux. De là pointe le danger de « l’entre-soi » et du séparatisme. Thierry Paquot insiste sur le « parmi » et le « avec » « qui font de l’humain un être relationnel, situationnel et sensoriel » (p. 146).
Thierry Paquot analyse également des objets architecturalo-urbanistiques qui, reposant sur des pratiques dépassées et polluantes, remettent en cause le vivre-ensemble en ville. C’est le cas du gratte-ciel, une tour de bureaux érigée en symbole du capitalisme. Leur construction, réalisée grâce aux partenariats publics-privés, est en voie de ralentissement dans la plupart des pays, mis à part dans ceux du Golfe, en Russie et en Asie.
Construction verticale déconnectée de la nature, énergivore, dépourvue d’« expériences sensorielles » (p. 106) et peu chaleureuse, elle ne se fond pas dans la conception de la ville horizontale. Vestige d’une époque révolue, ce modèle est inéluctablement condamné par l’ère numérique qui transforme les modes de travail, par les enjeux écologiques et les préoccupations des habitants. Leurs futurs démolition ou recyclage demeurent néanmoins des problèmes majeurs.
Le modèle du centre commercial se construit aussi contre les villes. À l’origine, le shopping mall privé est censé reconstituer un « petit centre-ville », lieu public favorisant les « échanges ». Or, il s’est avéré que les centres commerciaux, situés en général en périphérie, détruisaient les commerces de proximité ou les expulsaient des centres-villes qui se désertifiaient, seules résistant quelques enseignes. Avec leurs fermetures, les « perceptions sensorielles » et les « liens émotionnels » (p. 76) disparaissent. Selon l’auteur, les centres commerciaux offrent de tristes destinées aux citadins : emblème d’un monde urbain artificiel, dont la consommation est la clé de voûte, ces lieux sont dépourvus de « rencontres imprévues, de mixité sociale et culturelle, de surprise, de gratuité » (p. 82). Les comportements sociaux s’uniformisent.
Enfin, le « grand-projet » d’aménagement, présenté comme un projet global et de grande envergure, est le point d’orgue de l’idéologie de la « démesure » et du « quantitatif » (p. 147). Au nom du progrès, les concepteurs-aménageurs demeurent indifférents aux attentes et avis des habitants, aux critiques des spécialistes.
Par exemple, le grand-Paris présente tous les maux des grands projets d’urbanisme décidés par les autorités sans concertation avec les habitants : reposant sur une logique de réseaux, il crée deux pôles d’excellence regroupant entreprises et laboratoires, privilégiant la construction de bâtiments et de logements neufs, le prolongement des lignes RER et des voies de circulation. Ces grands aménagements génèrent la perte de la centralité, l’exclusion de l’agriculture urbaine, l’augmentation des trajets quotidiens entre le domicile et le lieu de travail, etc.
L’enquête détaillée et argumentée de Thierry Paquot démontre que ces logiques « se retournent contre leurs intentions premières et deviennent contre-productives ». Elles induisent trois phénomènes : la transformation de l’individu en « dividu », concept emprunté au philosophe Günther Anders, qui réduit l’homme à de simples fonctions et nie son individualité ; la place centrale de la consommation dans la vie sociale ; et l’aliénation « spatio-temporelle » de la ville et de ses habitants.
L’auteur définit cette dernière comme le contrôle des territoires au moyen de l’affectation d’une fonction à un territoire (le logement, le commerce, le loisir et le travail), couplé à la définition des emplois du temps des habitants à travers l’organisation du travail et la « valorisation de la vitesse comme mesure du progrès et de l’excellence ». Après l’aliénation par le travail, par la consommation, par les technologies et « l’aliénation du corps de chacun confisqué par l’homme augmenté », l’auteur souligne le développement fulgurant de l’aliénation spatio-temporelle.
Fruits de politiques volontaristes, les dispositifs analysés sont qualifiés par le philosophe de désastres urbains artificiels définis comme de « grands malheurs ». Chacun des dispositifs favorise « à la fois l’enfermement et l’assujettissement des individus qui le subissent » (p. 25) : les résidents sont enfermés par les techniques qui les consignent dans une forme de « passivité » et assujettis à « des comportements normés » sans qu’aucune contrainte ne pèse sur eux (p. 169). Les habitants sont regroupés au sein de lieux dont le fonctionnement repose sur « un système bureaucratique empêchant toute autonomie ».
En dépit des problèmes structurels de ce nouveau modèle d’urbanisation qui éteignent les « qualités de la ville », ce dernier est largement diffusé partout dans le monde. Il induit une uniformisation des architectures et de l’urbanisme, une homogénéisation des manières de penser et de faire la ville et empêche toute pensée critique. Ce fonctionnement de la ville, ces constructions et ces aménagements agissent négativement sur le psychisme des habitants. Ils nient l’esprit des villes au même titre estime l’auteur que les centres de loisirs, les villages de vacances ou encore, à un degré supérieur, les camps de réfugiés.
Ce modèle d’« urbanisation des territoires et des populations, d’un point de vue du logement, de la ville, des modes de vie et des pratiques des citadins » mène à la mort des villes (p. 164).
Au vu du bilan critique dressé par l’auteur, de nouveaux modèles d’urbanisation sont nécessaires, adaptés aux configurations urbaines et aux différents contextes locaux. La ville idéale n’existe pas néanmoins il est possible de créer des « territoires composites, accessibles gratuitement à une population variée, où chacun peut évoluer à son rythme, selon ses attentes ». La ville doit devenir « économe et stimulante », prendre en compte des considérations multiples, aussi bien environnementales que philosophiques.
En ce sens, Thierry Paquot élabore « une éthique de l’environnement urbain » et propose une autre manière de penser et d’habiter la ville, à travers une vision spatio-temporelle. Le philosophe plaide ainsi pour une « ville de la juste mesure » (p. 120), une agglomération de taille raisonnable envisagée comme « la combinaison de l’urbanité, de l’altérité et de la diversité » (p. 27) où saurait s’épanouir « l’être relationnel, situationnel et sensoriel » (p. 144).
L’auteur évoque également certaines expériences urbaines qui représenteraient des possibilités d’émancipation. À la place du projet du Grand-Paris, Thierry Paquot lui préfère ainsi l’idée de « biorégion urbaine » (p. 159) définie par l’architecte et urbaniste italien Alberto Magnaghi comme un modèle capable de répondre aux préoccupations des habitants aussi bien sur le plan social, économique qu’environnemental. Ces biorégions urbaines sont envisagées comme des biens commun territoriaux, propices au dialogue entre l’homme et son environnement. Reposant sur une citoyenneté active et des formes d’auto-gestion, elles proposent de nouvelles façons d’habiter et de produire la ville. Selon une logique de rhizome, « cette racine qui prolifère sans début ni fin », ce concept se fonde sur le numérique, les nouvelles technologies, les pratiques sociales et communicationnelles, qu’elles soient institutionnelles ou informelles.
Comme alternative au modèle dominant, l’auteur cite également les « tiers-lieux », « nouveaux espaces hybrides » tels les fablabs, cafés associatifs, incubateurs de start-up ou espaces de coworking. Ils sont définis par Bruno Marzloff comme des lieux « de partage, de socialisation, d’innovation et d’entrepreneuriat dont le modèle émergent est différent des catégories habituelles » . Ces nouvelles expérimentations permettent de renouveler les rapports socioéconomiques. Le philosophe fait enfin référence à la Cité-jardin de l’urbaniste Ebenezer Howard, ouverte sur les villes voisines et caractérisée par la richesse des échanges et relations avec ces dernières.
À travers une « géohistoire critique environnementale », Thierry Paquot réécrit « l’histoire dominante » en critiquant la fabrique de la ville actuelle et en intégrant les risques urbains contemporains. À partir de la description critique de cinq dispositifs architecturalo-urbanistiques emblématiques de l’urbanisme productiviste (les grands ensembles, les centres commerciaux, les gratte-ciel, les gated community et les grands projets), il livre une étude du modèle d’urbanisation occidental.
Son constat est sans appel : le modèle de la ville actuelle, engendré par un urbanisme productiviste en fin de vie, est aliénant : il conduit à l’assujettissement et à l’enfermement des habitants. Les villes se meurent…. Mais elles ont le pouvoir de se régénérer. Pour retrouver l’esprit des villes, la nature, la convivialité et la participation citoyenne doivent devenir le cœur de la conception et de l’aménagement de la ville.
Thierry Paquot signe un essai significatif et original dans le domaine foisonnant de l’urbain. Selon une approche qui relève de la géographie du risque, l’auteur envisage la ville comme un espace vulnérable, propice aux désastres. En ce sens, il livre une analyse « géohistorique environnementale » critique permettant de saisir les interactions complexes des citadins entre eux et avec les dispositifs architecturalo-urbanistiques de la ville, les relations qui s’établissent dans cet ensemble.
À l’instar de Georg Simmel, Thierry Paquot adopte une démarche démonstrative et argumentative basée sur les digressions « pour monter en théorisation ».
L'auteur expose ainsi les risques urbains, les enjeux politiques et sociaux du modèle capitaliste de la ville. Il s’inscrit dans la lignée d’auteurs radicaux, critiques de l’urbanisation et de la ville productiviste, tels David Harvey et Mike Davis. À contre-courant des concepts de ville dense, compacte et verticale, Thierry Paquot évoque certaines alternatives, qui restent encore à approfondir.
Ouvrage recensé
– Désastres urbains. Les villes meurent aussi, Paris, La Découverte, février 2015.
Du même auteur
– Lieux publics, La Découverte, 2009 – Chris YOUNÈS, Espace et lieu dans la pensée occidentale, La Découverte, 2012 – Un philosophe en ville, Infolio, 2011– La folie des hauteurs. Critique du gratte – ciel, Bourin, 2008– Repenser l’urbanisme, Infolio, 2013– Ghettos de riches, Perrin, 2009
Autres pistes
– Bruno Marzloff, Sans bureau fixe. Transitions du travail, transitions des mobilités, FYP Éditions, 2013– Günther Anders, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, coll. Ivréa, 2002.– Gilles Pinson, Gouverner la ville par projet : urbanisme et gouvernance des villes européennes, Presses de Sciences po, Paris 2012– André Dauphiné et Damienne Provitolo, Risques et catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer, Armand Colin, coll. U géographie, 2013– Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Eterotopia, coll. Rhizome, avril 2014– Ebenezer Howard, Cités-jardins de demain, éd. Sens et Tonka, 1998