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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Thomas Bouchet
Quand on pense insulte en politique, on pense souvent divertissement pour celui qui contemple la vie politique sans y prendre part. La politique devient politique spectacle. Alors pourquoi insulter ? Est-ce un plaisir de troubler, de nuire ou un manque de contrôle ? Une arme défensive ou offensive face à ses adversaires ? En revenant sur 13 situations d’insulte en politique en France de la Restauration à nos jours, l’historien Thomas Bouchet montre combien l’insulte est une modalité du combat politique à part entière.
La plus célèbre des insultes de ces dernières décennies est probablement le « Cass’toi alors, pauv’con » lancée par Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, le 23 février 2008. Elle a la particularité de ne s’inscrire dans aucun combat politique, la cible étant un inconnu.
L’orateur s’est laissé emporter par son caractère impulsif, mais ses paroles n’ont débouché sur rien de durable. Or l’insulte en politique ne se résume pas seulement à des saillies vociférées sous le coup de la colère, mais s’inscrit dans un processus plus large.L’insulte, étymologiquement « sauter sur, assaillir », est un acte ou une parole qui offense, qui blesse. Elle peut donc être sujette à interprétation, d’autant plus dans le milieu politique où les idées se font face.
Pour « éclairer sur les diverses manières dont cette pratique s’inscrit dans le temps de l’action politique », Thomas Bouchet a choisi de présenter treize situations d’insulte de 1823 à 2006, qui toutes ont eu lieu dans le cadre parlementaire français. L’historien entend ainsi « poser quelques jalons à la fois chronologiques et thématiques pour une histoire parlementaire de la France contemporaine par l’insulte. » Il s’appuie sur différentes sources complémentaires au Moniteur universel et au Journal officiel – organes officiels de retranscription des débats parlementaires – comme la presse ou des témoignages.
Pour saisir la singularité de chaque situation présentée, il convient de parvenir à caractériser l’insulte et de définir à quel moment celle-ci devient insulte. En effet, au-delà des actes proférés elle reflète les tensions politiques et les enjeux qui y sont liés, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’enceinte parlementaire. Les situations d’insultes en politique sont plus ou moins régulières de la Restauration à nos jours, avec des phases plus denses qui paraissent coïncider avec la mise en débat de questions sensibles.
Beaucoup de paramètres entrent en compte pour que des mots deviennent insulte.
À quel moment un propos, une imitation, un geste, un dessin, se transforme-t-il en un acte offensant ? L’insulte prend place dans une relation triangulaire : celui qui insulte, celui qui est insulté et un tiers – témoin, proche, juge, journaliste … Le rôle de cette personne tierce est déterminant car c’est elle qui qualifie l’attaque. Or chacun, en fonction de ses liens avec les protagonistes, de ses idées, de son rôle, de son vécu, de son seuil de tolérance, perçoit et interprète différemment la situation. La caractérisation d’une insulte relève ainsi toujours d’une part de subjectivité.
En 1922, la nature des réactions provoquées par l’expression du communiste Paul Vaillant-Couturier « Poincaré-la-Guerre », à propos du Président du Conseil, symbolise une limite qu’il ne fallait pas franchir pour ses adversaires. Le propos n’est en effet qu’un élément de l’ensemble de l’insulte communiste que constitue le débat sur les responsabilités de la Première Guerre mondiale. « Poincaré-la-Guerre » s’inscrit dans une offensive bien plus ambitieuse où les communistes font une pratique « systématique, suivie et ordonnée » de l’insulte au service d’objectifs politiques.
Ce climat de tension traduit bien les divergences radicales qui partagent les partisans de Poincaré et les communistes, qui cherchent à se distinguer du reste de la gauche deux ans après la scission de la SFIO. Ce cas montre que la pratique de l’insulte n’est pas systématiquement individuelle. La campagne de dénigrement, dont Paul Vaillant-Couturier se fait le porte-parole, informe sur le fonctionnement du Parti communiste et plus largement sur le système des partis français dans la première moitié du XXe siècle. À partir de 1901 et la naissance officielle des partis politiques en France, l’insulte concertée et collective se répand.
Si l’insulte s’inscrit parfois dans une dynamique de conflit qui la dépasse, elle peut aussi être un « jaillissement inédit », le résultat d’un caractère impulsif, d’un emportement, qui ne débouche sur rien d’autre qu’une réaction de désapprobation. La conséquence de cet événement n’a alors rien de comparable avec des insultes qui font date dans l’histoire parlementaire.
À plusieurs égards l’insulte transforme la vie politique en politique spectacle. Elle donne néanmoins des indices précieux sur les évolutions d’une manière de faire de la politique – « ou de faire semblant d’en faire » rajoute Thomas Bouchet : l’insulte est-elle facteur d’union ou de désunion ? Quelle est sa place dans l’affrontement politique ? Ses conséquences ? Que cherche-t-on à atteindre ? comment est-elle utilisée et quelle forme prend-elle ?
Une insulte est très souvent le reflet du contexte de tension dans lequel elle prend forme. La caricature Le Ventre législatif d’Honoré Daumier, qui représente des députés en animaux dans des situations fâcheuses, est publié dans une période où l’insulte est quasi-quotidienne : la Monarchie de Juillet, particulièrement instable de 1830 à 1834.
Les attaques vont jusqu’à être dirigées contre le roi Louis Philippe lui-même, surnommé « Lapoire ». La prolifération des insultes dans les journaux fait alors partie intégrante du combat politique, preuve que l’insulte n’est pas que verbale. Alors que le régime en place mène une politique axée sur le maintien de l’ordre, l’opposition utilise les journaux pour défendre la liberté d’expression. Des lois répressives mettent finalement un terme à cette séquence d’insulte par l’image.
« Une insulte, c’est bien davantage que la fulguration d’une image, d’un mot ou d’un geste. C’est un maillon éclatant dans une longue chaîne » écrit Thomas Bouchet. En 1823, l’assaut mené contre la monarchie pose la question des limites du parlementarisme sous la Restauration et rappelle que le sujet de la Révolution, extrêmement sensible, demeure un ressort important du conflit politique. Plus tard, en 1892, la violence politique entre Georges Clemenceau et Paul Déroulède, qui iront jusqu’au duel, traduit une crise du régime au moment de l’affaire de corruption liée au percement du canal de Panama. Cet épisode participe directement d’un abaissement des réputations individuelles et des mœurs parlementaires, à une période où le rôle des députés est déterminant dans les orientations politiques du pays.
L’insulte a un impact souvent plus large que sa cible et peut impliquer des bouleversements plus ou moins importants du fonctionnement politique. Adolphe Thiers radicalise le long conflit politique lié au projet de restriction électorale en mai 1850 quand il dénonce la « vile multitude » pour abaisser ses adversaires. Les suites de l’insulte de « lâcheté » lancée par le ministre Dominique de Villepin au député François Hollande le 20 juin 2006 mettent en évidence la défiance de l’Assemblée nationale vis-à-vis de l’exécutif, et renseignent ainsi sur les limites de l’équilibre des pouvoirs de la Ve République.
Ces événements ne se restreignent pas à l’espace de débat parlementaire et infusent l’ensemble de la vie politique du pays, au risque d’entraîner des représentations stéréotypées du discours politique dans la société : comédie, caractère mensonger, décadence de l’éloquence…
Certaines insultes se démarquent par leur longévité, à l’image du sobriquet « Napoléon le Petit » lancé à Napoléon II par Victor Hugo le 17 juillet 1851 à la tribune de l’Assemblée législative de la IIe République. Cette inscription dans le temps s’explique par le fort impact de l’insulte sur le moment, mais aussi par la reprise que Victor Hugo en a fait dans l’ensemble de son œuvre et par la persistance de l’anti-bonapartisme dans la culture politique de la France contemporaine.
En effet, alors qu’il est en exil à l’été 1852, Victor Hugo écrit son pamphlet « Napoléon le Petit ». L’insulte quitte alors son cadre initial pour s’installer de manière écrite et se fixer dans la durée. Le dictionnaire Larousse l’érige même en haut fait de l’histoire républicaine en 1872. L’insulte est rythmée, associe une attaque physique et morale, induit une comparaison avec l’oncle Napoléon Ier…autant d’éléments qui font que « Napoléon le Petit » est encore présent dans l’héritage du Second Empire. Preuve de sa capacité à traverser les périodes, Nicolas Sarkozy en a fait l’objet de nouvelles formulations durant son mandat de Président de la République, surnommé « le petit Nicolas » ou « Naboléon ».
Les 26, 27 et 28 novembre 1974 donnent à voir l’une des plus violentes séances de l’histoire du Parlement français. À l’occasion du débat sur la libéralisation de l’avortement porté par la ministre Simone Veil, les insultes dépassent largement le cadre de l’hémicycle. Le procédé d’insulte utilisé par les adversaires du projet est particulièrement brutal.
Il se construit en quatre salves : les porteurs du projet de libéralisation de l’avortement sont d’abord considérés comme des assassins, se répand ensuite l’idée que les assassinats d’enfants sont la conséquence d’une pensée eugéniste et d’une volonté délibérée d’euthanasie, or l’eugénisme et l’euthanasie mèneraient au nazisme. Les adversaires du projet de loi en concluent ainsi que la pratique de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) équivaut à l’usage des fours crématoires. Non seulement le débat déborde de l’enceinte parlementaire, mais en plus s’y glisse une dimension antisémite à l’encontre de Simone Veil.
L’insulte au sein de la chambre des députés peut également être une traduction politique au combat mené hors de l’Assemblée. C’est le cas du langage familier utilisé par les élus communistes de la IVe République : ils souhaitent de cette façon accentuer le contraste entre eux, représentants des grévistes, et la majorité bourgeoise. Au fil des années et des régimes politiques, l’hémicycle est devenu plus perméable à la vie politique extraparlementaire, ouvrant un nouvel espace de contestation.
L’histoire de l’insulte dans l’espace parlementaire français n’est pas un long fleuve tranquille. Après le « bouillonnement » d’insultes des années de la Révolution, les temps du Consulat, de l’Empire et du parlementarisme censitaire sont plus calmes. La fréquence des insultes devient à nouveau plus intense dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Parmi les « nombreuses tempêtes », l’affaire Dreyfus représente une crise majeure et une phase décisive du déchaînement de l’insulte, entraînant une rapide dégradation de la relation politique. L’antisémisime se déchaîne dans le pays comme dans l’Assemblée. Les insultes « À bas les juifs ! » et « Morts aux juifs » entretiennent le tumulte ambiant au gré des rebondissements du procès. Le tournant d’un siècle à l’autre est ainsi très certainement le point culminant de la pratique de l’insulte politique dans la France contemporaine. Depuis 1958 et la mise en place de la Ve République française, la virulence des échanges parlementaires semble être en recul.
Mais recul ne veut pas dire disparition. Il y eut bien la violente campagne occasionnée par la Loi Veil de 1974. Et il y eut aussi en 1984, alors que cela n’était pas arrivé depuis 34 ans, le vote par l’Assemblée nationale de la censure contre trois députés ayant proféré des insinuations sur le passé du Président de la République François Mitterrand. Les propos tenus laissent une ambiguïté concernant la période évoquée, durant la Deuxième Guerre mondiale ou après. Si « en vérité, ce qui se passe […] ne ressemble que d’assez loin à ce qui a caractérisé jusqu’alors l’histoire de l’insulte aux chambres », cet épisode permet un constat : l’occupation allemande travaille encore en profondeur la vie politique française.
La fluctuation et l’irrégularité de la fréquence des insultes dans l’enceinte parlementaire s’expliquent par la nature du régime en place, mais aussi par un glissement progressif de l’insulte vers les médias. La presse écrite de masse est par exemple l’une des principales actrices de l’affaire Dreyfus.
Ce moment intervient après une grosse séquence de l’histoire de l’insulte politique par l’image et se poursuit par un affaiblissement de celle-ci avec une avancée de la liberté d’expression et la concurrence de nouveaux supports médiatiques. « Globalement, l’observation sur le long terme invite à conclure sur un recul de la déshumanisation par l’image. Les charges à connotation scatologique en particulier sont devenues rarissimes. C’est l’indice d’une évolution des formes de l’insulte en politique, de leur édulcoration peut-être, à la fois dans la sphère parlementaire et au-delà », précise Thomas Bouchet. Les transformations induites par la télévision et internet ont accéléré ce glissement vers les médias des dernières décennies.
Les insultes évoluent – le marqueur identitaire péjoratif « rural », considéré comme une insulte en 1871, a par exemple décliné –, tout comme l’espace dans lequel elles sont proférées.
Depuis 2006, les insultes n’ont plus lieu tant dans l’hémicycle qu’à l’extérieur et se rapportent moins à un contexte de tensions politiques. Est-ce à dire que les grands débats sur des sujets politiques brûlants sont moins présents ? Cela semble avant tout montrer une évolution des pratiques : l’agitation récurrente et l’utilisation de l’insulte a déjà largement brouillé l’image de l’Assemblée parlementaire française.
L’ouvrage de l’historien Thomas Bouchet traduit un véritable « art de l’insulte », qu’il s’agisse des caricatures d’Honoré Daumier à l’extérieur du Parlement ou des mots de Victor Hugo dans son enceinte. L’insulte prend des formes différentes et ses fonctions peuvent être multiples : déstabiliser l’adversaire, le ridiculiser, l’avilir, le salir… Sa portée dépasse bien souvent le cadre parlementaire. L’insulte est une modalité du combat politique parmi d’autres et ses « phases de prolifération » semblent liées à une tension politique et la mise en débat de questions sensibles.
En effet, c’est au tournant du XIXe et du XXe siècle que la pratique de l’insulte est la plus fréquente, alors que les tensions autour de l’affaire Dreyfus puis sur la loi de séparation entre l’Église et l’État se succèdent.
Les évolutions de la pratique de l’insulte sont multiples. Les affrontements d’aujourd’hui sont difficilement comparables aux duels à mort de la première moitié du XIXe siècle. L’auteur constate un recul ainsi qu’une dépolitisation de l’insulte. La présidentialisation de la Ve République marque un tournant dans l’histoire de l’insulte, en effet l’assaut verbal perd une partie de son sens lorsqu’il ne trouve pas de traduction politique forte.
L’ouvrage de Thomas Bouchet est le fruit d’un travail plus large mené collectivement par le laboratoire de recherche auquel l’historien appartient à l’université de Bourgogne. En se concentrant sur quelques épisodes d’insultes dans le cadre parlementaire français, l’ouvrage permet de rendre ces recherches plus accessibles à un public non-historien.
Le lecteur doit cependant prendre garde à l’effet de grossissement induit par cette méthode de sélection de 13 situations d’insultes : si elles donnent des clés pour comprendre cette modalité du combat politique, elle ne prétend pas en faire une présentation exhaustive. Thomas Bouchet précise ainsi que son étude gagnerait à être menée dans d’autres assemblées délibératives, comme les conseils départementaux ou régionaux, mais aussi à prendre en compte l’ensemble de l’espace politique, malgré le risque d’éparpillement que cela induit (campagnes électorales, émissions politiques, manifestations…).
Ouvrage recensé– Thomas Bouchet, Noms d’oiseaux. L’insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock, 2010.
Du même auteur– Avec Leggett M., Verdo G., Vigreux J. (dir.), L’insulte (en) politique, Europe et Amérique latine du XIXe siècle à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005
Autres pistes– Philippe Braud, Violences politiques, Paris, Seuil, 2004.– Fabrice Erre, Le règne de la Poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2011.– Bruno Fuligni (dir.), petit dictionnaire des injures politiques, Paris, L’Éditeur, 2011.