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Capital et idéologie

de Thomas Piketty

récension rédigée parMorgan DonotDocteure en science politique (CNRS- Paris 3).

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

À travers une analyse historique, Thomas Piketty nous livre un panorama des discours et des idéologies qui ont existé à chaque époque visant à justifier les inégalités existantes. Il s’intéresse également aux règles économiques, sociales et politiques permettant de structurer les diverses sociétés. Son objectif est de contribuer à une meilleure compréhension des transformations actuelles, et ce, dans une perspective transnationale. Visant à enrichir la réflexion sur le dépassement du capitalisme actuel, et à l’encontre des discours et des politiques de sacralisation de la propriété, Piketty démontre que le développement économique et le progrès humain trouvent leurs origines dans le combat pour l’éducation et l’égalité.

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1. Introduction

Un régime inégalitaire se caractérise par un ensemble de discours et de dispositifs institutionnels visant à justifier et à structurer les inégalités économiques, sociales et politiques d’une société donnée. Quant à l’idéologie, elle renvoie à un ensemble d’idées et de discours justifiant l’ordre social d’une manière plausible.

C’est-à-dire que dans chaque régime inégalitaire, l’idéologie propose un ensemble de réponses quant à l’organisation du régime politique et du régime de propriété pour une société et une époque données. L’idée structurante de cet ouvrage est que l’inégalité n’est pas économique ou même technologique, elle est avant tout un choix idéologique et politique.

Face au constat alarmant d’une remontée des inégalités dans la majorité des régions du monde depuis les années 1980-1990, Piketty invite à tirer les leçons des différentes expériences historiques et des trajectoires nationales. Selon lui, le changement historique provient de la rencontre entre des expérimentations historiques concrètes, des évolutions intellectuelles et des logiques événementielles, et souvent des crises de plus ou moins forte intensité.

2. L’inégalité dans l’histoire

L’étude des sociétés ternaires et des sociétés d’ordre européennes – par exemple le modèle de l’Ancien Régime structuré autour du clergé, de la noblesse et du tiers état – est indispensable pour comprendre la structure des inégalités dans les démocraties modernes, notamment en raison des traces profondes que les premières ont laissées dans le monde contemporain. La particularité de ces sociétés est leur mode spécifique de justification de l’inégalité.

Dans les sociétés trifonctionnelles, chaque groupe social – considéré comme une partie du même corps humain – remplit une fonction indispensable aux autres groupes. Dans les sociétés d’ordre, la richesse devient une composante valorisée sous l’égide des doctrines chrétiennes permettant à l’Église de se pérenniser en tant qu’organisation religieuse et possédante et d’assurer un rôle de structuration politique, religieuse et éducative de la société.

Les révolutions du XVIIIe siècle donnent naissance à des sociétés de propriétaires. Si la Révolution française a aboli les privilèges et a transféré les pouvoirs régaliens au nouvel État centralisé, la question de l’inégalité de la propriété et des détentions patrimoniales n’a pas réellement été tranchée. L’idéologie propriétariste promet une stabilité sociale et politique tout autant qu’une émancipation individuelle au travers de la promesse d’égalité absolue et du droit de propriété formellement ouvert à tous. Au cours de la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, les débats sur les droits de propriété se sont accordés sur le fait de ne pas prendre le risque d’ouvrir la « boîte de Pandore » de la redistribution de la propriété et de sacraliser les droits de propriété acquis dans le passé et leur inégalité. « La sacralisation de la propriété est d’une certaine façon une réponse à la fin de la religion comme idéologie politique explicite » (p. 155).

De la Révolution française à la Première Guerre mondiale, toutes les conditions ont été réunies pour permettre l’accumulation et la concentration des fortunes, en raison notamment des faibles taux d’imposition appliqués par l’État centralisé, et du triomphe de l’idéologie propriétariste en tant que protection absolue du droit de propriété privée à l’encontre de sa conception comme un droit universel.

3. Les régimes inégalitaires extrêmes

Passant en revue différentes sociétés esclavagistes, notamment dans l’espace atlantique et euro-américain, Piketty met en exergue la sacralisation de la propriété privée en vigueur au XIXe siècle, consistant à indemniser les esclavagistes et non les esclaves lors des abolitions, à l’image de la dette payée par Haïti à la France jusqu’au milieu du XXe siècle.

L’auteur identifie deux âges de la colonisation : de 1500 à 1800-1850, la colonisation européenne est guerrière et extractive ; de 1800-1850 à 1960, elle est présentée sous l’angle de la mission civilisatrice, tout en reprenant des éléments de continuité. Par exemple, durant la Belle Époque, les propriétaires détenaient des actifs financiers dans le monde entier, mais ceux rattachés à l’empire colonial n’étaient pas les plus profitables en termes de revenus financiers.

Ainsi, le régime inégalitaire international de la Belle Époque n’était pas une opération strictement financière, il fonctionnait surtout au bénéfice des colons et des administrateurs et au nom du prestige moral de la puissance civilisatrice. Entre 1500 et 1960, l’esclavage et le colonialisme ont accompagné la montée en puissance des sociétés esclavagistes et coloniales, du commerce triangulaire aux matières premières extraites de ces territoires en passant par les indemnités reçues par les propriétaires d’esclaves, renforçant les inégalités légales et statutaires.

Le cas de l’Inde, largement abordé par l’auteur, montre que la structure actuelle des inégalités dans ce pays découle de la transformation de la société trifonctionnelle précédente et de l’impact de la colonisation britannique qui a rigidifié le système préexistant des castes dans une logique administrative.

En Inde, les inégalités statutaires et propriétaristes se cumulent pour justifier le maintien en l’état des droits de propriété établis dans le passé. De manière plus large, la rencontre entre des sociétés ternaires dans différents points du globe et les puissances coloniales et propriétaristes européennes ont affecté l’évolution de ces sociétés et modifié la structure des inégalités sociales. Ces rencontres ont induit des relations hiérarchiques et inégalitaires, tout en produisant des trajectoires politico-idéologiques variées.

Le point commun entre les diverses expériences historiques relatées par Piketty est que l’inégalité sociale n’est pas naturelle, elle est le produit de choix idéologiques et politiques.

4. Bouleversement de la structure des inégalités au XXe siècle

Le XXe siècle se caractérise par l’espoir d’un monde plus juste et égalitaire. Entre 1914 et 1945, on assiste à la chute des sociétés de propriétaires en raison de la conjonction de trois crises : l’émergence du communisme et du socialisme, la remise en cause de la colonisation et la montée des mouvements indépendantistes, et enfin l’exacerbation du nationalisme qui débouchera sur les deux Guerres mondiales.

Les débats autour de la justice sociale, de l’impôt progressif et de la redistribution des revenus et de la propriété ont pris de l’ampleur dans la majorité des pays dès le début du XXe siècle. Le rôle de l’impôt a été fondamental tant pour réduire les inégalités que pour financer des dépenses, permettant la transformation des sociétés de propriétaires en sociétés sociales-démocrates.

Ces sociétés ont été marquées, à des degrés divers, par des nationalisations, des systèmes publics d’éducation, de santé et de retraite, ainsi que des systèmes d’imposition progressifs centrés sur les plus hauts revenus et patrimoines. Cette transformation est le produit de la conjonction entre des idées nouvelles et des luttes sociales et politiques d’ampleur.

La période 1950-1980 correspond à l’âge d’or de la social-démocratie : les inégalités de revenus se sont amoindries en raison des destructions liées aux conflits mondiaux et surtout de la mise en place des politiques fiscales et sociales d’envergure. Ces sociétés se caractérisaient également par un fort investissement dans l’éducation, en termes de scolarisation primaire puis secondaire et enfin d’enseignement supérieur. Néanmoins, ces sociétés sont restées fortement hiérarchisées sur le plan économique et monétaire.

Depuis la fin des années 1980, on assiste à une remontée des inégalités et de la concentration des patrimoines, ce qui coïncide avec un abaissement de la croissance. Si l’accès universel à l’éducation primaire et secondaire est garanti dans un grand nombre de pays, la stratification éducative s’est fortement accrue, l’accès à l’éducation supérieure tend à être déterminé par le revenu parental, notamment aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Europe. La stagnation de l’investissement éducatif depuis 1990 dans un contexte de hausse des effectifs est corrélée à un faible taux de productivité.

De plus, les sociétés sociales-démocrates ont insuffisamment réfléchi à la notion d’impôt équitable dans l’optique d’un large consentement aux politiques fiscales. Les sociétés sociales-démocrates ont été incapables de développer un système fiscal transparent et juste, de même qu’elles n’ont pas réussi à promouvoir des formes transnationales de justice fiscale, grande limite de la construction européenne.

5. Les défis du communisme et du post-communisme

Selon Thomas Piketty, l’un des principaux facteurs qui expliquent la montée des inégalités au niveau mondial depuis les années 1980-1990 correspond à l’échec de l’expérience communiste soviétique.

Si, dans les années 1950, l’Union soviétique était dotée d’un prestige moral notable au niveau international en raison de son rôle dans la lutte contre le nazisme, mais également de son opposition au colonialisme et au racisme, il s’est ensuite s’affaibli politiquement et idéologiquement à partir des années 1970-1980. En fin de compte, il est devenu synonyme d’hypercentralisation étatique, de restriction des libertés et de qualité de vie médiocre.

Le démantèlement de l’Union soviétique en 1990-1991 a entraîné de prime abord une chute brutale du niveau de vie, avant de remonter à partir de la fin des années 1990. Cela s’est accompagné de la démolition de l’idée même d’impôt progressif, le post-communisme constituant une rupture ultralibérale et inégalitaire.

En une dizaine d’années, la Russie est passée d’une forme d’hypercentralisation étatique à l’adoption d’un hypercapitalisme entraînant une « dérive kleptocratique » (p. 704). En outre, après avoir été un pays avec l’un des plus bas niveaux d’inégalité, la Russie est aujourd’hui l’un plus inégalitaire au monde. Il existe donc une forme de désillusion des pays postcommunistes face à la question des inégalités socio-économiques et de la redistribution, et plus largement face à la possibilité d’un dépassement du capitalisme.

Ce sentiment de désillusion, que l’on retrouve en Europe de l’Est, encore en Chine, contribue à renforcer l’idéologie néopropriétariste et une forme de conservatisme économique en ce début de XXIe siècle.

6. Le néopropriétarisme du XXIe siècle

Le régime néopropriétariste mondial de ce début de siècle se caractérise par une très forte concentration de la propriété, par une grande opacité financière ainsi qu’une augmentation conséquente des inégalités. À l’heure du big data et des technologies de l’information et de la communication, une certaine démission des États est patente concernant les statistiques publiques mesurant l’évolution de la propriété financière et sa répartition dans un contexte d’internationalisation des portefeuilles financiers.

En dépit de la crise de 2008 et des multiples affaires de scandales financiers révélés par les médias ces dernières années, la lutte pour la justice fiscale et l’imposition des acteurs économiques dominants n’apparaît pas comme la priorité ni des États ni de l’Union européenne.

L’idéologie néopropriétariste repose sur plusieurs piliers : l’impossibilité de réformer le capitalisme à la suite des échecs du communisme, le refus d’ouvrir la boîte de Pandore de la redistribution de la propriété, de la libre circulation des biens et des capitaux sans contrôle. Dans ce contexte, le discours méritocratique trouve toute sa vigueur afin de justifier les inégalités socio-économiques et l’injustice éducative.

D’autres défis inégalitaires fondamentaux sont également exacerbés, à commencer par la problématique du changement climatique, le maintien de fortes disparités hommes-femmes et la paupérisation d’un ensemble de pays en développement, qui soulignent la nécessité de réfléchir au dépassement de l’idéologie néopropriétariste.

7. De nouveaux clivages pour de nouveaux conflits

La structure du conflit politique dans les années 1950-1980 était classiste, opposant les classes sociales entre elles. À partir des années 1990, le conflit politique s’appuie sur un système d’élites multiples, les plus diplômés (la « gauche brahmane ») votent à gauche alors que les plus hauts revenus et patrimoines (la « droite marchande ») votent à droite. L’effet des diplômes s’est inversé au cours du temps ; la gauche serait ainsi devenue le parti des diplômés et notamment des cadres et des professions intellectuelles.

La « gauche brahmane » et la « droite marchande » s’appuient respectivement sur une idéologie du mérite et de l’inégalité juste qui leur sont propres, elles sont également divisées entre des tendances contradictoires : une aile promarché versus une tendance proredistribution, et un courant promarché versus un penchant nativiste et nationaliste, amenant à l’effondrement du système partisan et à sa recomposition.

En parallèle, on assiste au retrait électoral des classes populaires dans la majorité des démocraties représentatives occidentales ; l’augmentation de l’abstention va de pair avec une forte chute de la participation électorale des catégories les plus modestes.

L’hypothèse défendue par Thomas Piketty est que les catégories populaires se sont senties abandonnées par les partis de gauche, ces derniers se focalisant sur les gagnants de la compétition éducative et universitaire. Une autre hypothèse part du constat contraire : les classes modestes auraient abandonné les partis de gauche en raison de la montée en puissance de nouveaux clivages autour des enjeux migratoires et de la question du multiculturalisme dans les sociétés postcoloniales.

On assiste également à un divorce de plus en plus marqué entre les classes populaires et la construction européenne, raison pour laquelle Piketty plaide pour une réforme de l’Union européenne et la construction d’une souveraineté fiscale et parlementaire transnationale afin d’organiser autrement la mondialisation actuelle.

Le clivage classiste structurant depuis le milieu du XXe siècle s’est affaibli et le clivage identitaire s’est, quant à lui, durci. Piketty insiste sur le fait que pour contribuer à la mise en place d’une société juste, les clivages classistes doivent reprendre de leur vigueur face aux clivages identitaires. Les conflits sur la frontière de la communauté politique (externe et interne), les débats sur la propriété et la redistribution socio-économique et les clivages électoraux sont construits historiquement et politiques. Ils sont donc susceptibles d’évoluer en fonction de constructions politiques et idéologiques lors de moments de bifurcations mettant en jeu des logiques conjoncturelles et des évolutions intellectuelles.

8. Conclusion

Thomas Piketty nous livre ici un brillant plaidoyer en faveur d’un nouveau modèle de développement durable et équitable basé sur les piliers de la justice fiscale, sociale et climatique. Le parcours historique des systèmes de justification et de structuration de l’inégalité sociale souligne l’importance des idéologies dans la construction des sociétés, nécessaires pour donner du sens à la vie en société.

Par la connaissance et l’analyse approfondie des expériences passées, il propose de dépasser le système capitaliste actuel pour promouvoir un nouveau socialisme participatif et internationaliste pour le XXIe siècle.

Le modèle de socialisme proposé repose sur un nouveau système de propriété au moyen de la propriété sociale, de la propriété temporaire et de la circulation du capital, mais aussi sur la justice éducative, sur une démocratie plus participative et égalitaire, et sur une justice transnationale.

9. Zone critique

La lecture de cet ouvrage est indispensable pour qui veut comprendre les idéologies structurantes de nos sociétés contemporaines, les ruptures et les continuités des modèles et des projets de sociétés mis en œuvre et en discours depuis plusieurs siècles pour justifier et légitimer les inégalités.

Si la proposition de Piketty de créer un socialisme participatif du XXIe siècle soulève de nombreux questionnements et défis, elle a le grand mérite de mettre en exergue la possibilité d’un dépassement du capitalisme et de replacer l’histoire économique, sociale, politique et intellectuelle au cœur de la réflexion.

Dans une perspective plus politique, il serait intéressant d’approfondir la conceptualisation autour des notions de gauche et de droite, mais aussi de revenir sur le concept de délibération que l’auteur pose tant autant comme fin que comme moyen à l’encontre de l’idée répandue selon laquelle la délibération doit permettre in fine la prise de décision. Enfin, si le refus de Piketty de travailler le concept de populisme, en raison de l’incapacité de le définir clairement de par ses multiples usages dans des contextes et des situations très différents et donc d’une certaine vacuité de cette notion, se comprend aisément, il semble pourtant nécessaire de le circonscrire pour une meilleure compréhension des nouveaux clivages.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.

Du même auteur– L’Économie des inégalités, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004.– Peut-on sauver l'Europe ? : chroniques 2004-2012, Les Liens qui libèrent, 2012.– Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2013.– Les hauts revenus en France au XXe siècle, Paris, Grasset, 2014. – Rapport sur les inégalités mondiales, avec Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Le Seuil, 2018.

Autres pistes– Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Trois volumes, Paris, Seuil, 2006 et 2005 [1972, 1973 et 1982].– Badie Bertrand, L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale, Paris, Odile Jacob, 2019.– Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944].– Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020.

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