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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Thomas Piketty
Cet ouvrage canonique et particulièrement volumineux retrace les évolutions sur le temps long des inégalités de revenus et de patrimoine dans les pays développés. Il montre que le XXIe siècle s’annonce de ce point de vue plus inégalitaire que le XXe siècle. Les taux de croissance, exceptionnellement élevés pendant les Trente Glorieuses, seraient appelés à regagner durablement des niveaux plus bas, inférieurs aux rendements du capital. De telles conditions, favorables à une concentration croissante des richesses, pourraient être contrebalancées par une refonte des impôts dans un sens plus redistributif.
Cet ouvrage est peu fidèle à son titre. Loin de se limiter à la période contemporaine, il porte en réalité sur « la dynamique de la répartition des richesses au niveau mondial, aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre les pays, depuis le XVIIIe siècle » (p. 57). Ouvrage d’envergure inédite, il se présente comme une synthèse la plus exhaustive possible (dans la limite des données disponibles) sur la question des inégalités économiques.
Fruit de quinze années de recherche, il intègre les contributions de plusieurs chercheurs et doctorants. L’ambition de ce travail est de démontrer que l’évolution des inégalités découle de mécanismes politiques immanents aux sociétés et non de lois physiques supérieures comme le prétendent certains penseurs libéraux (à la manière des défenseurs de la théorie du ruissellement). L’accroissement des inégalités qui caractérise les sociétés contemporaines s’expliquerait principalement par le fait que la richesse des détenteurs de capitaux augmente plus vite que celle des personnes qui n’en possèdent pas.
Ce phénomène pourrait être évité au moyen de mesures fiscales permettant de maintenir les rendements des capitaux à un niveau plus faible. À l’inverse, une meilleure diffusion des connaissances et des qualifications permettrait de réduire les inégalités de revenus, donc d’empêcher durablement la reconstitution de fortunes excessives.
Le travail de Piketty s’appuie sur des jeux de données de grande envergure. La World Top Income Database, issue d’un travail collectif initié par Piketty lui-même, renseigne l’évolution des inégalités de revenus dans une trentaine de pays. Ce matériau est complété par des données, de qualités plus inégales, sur les patrimoines détenus dans chaque pays. Les sources rassemblées par Piketty sont donc les plus complètes et précises possibles sans pour autant y parvenir totalement.
Par exemple, les sommes abritées dans les paradis fiscaux sont mal connues et loin d’être négligeables. Gabriel Zucman, collaborateur de Piketty, estime que les actifs financiers placés dans ces zones correspondent à environ 10% du PIB mondial. Ces zones d’ombres limitent la précision des résultats sans remettre en question leurs principales conclusions.
La mesure des inégalités de richesses recouvre deux principales dimensions : celle des inégalités de revenus d’une part, et celle des inégalités patrimoniales d’autre part. Là où la plupart des travaux sur les inégalités se limitent au revenu, Piketty fait le choix de dissocier ces deux éléments dans l’analyse afin de les comparer. Il observe que les inégalités de revenus sont, de façon constante dans l’histoire des pays étudiés, nettement inférieures à celles touchant au patrimoine.
Au sein même des revenus, ceux issus du capital (dividendes, intérêts, etc.) sont beaucoup plus inégalement répartis que ceux tirés du travail. Autre originalité méthodologique, Piketty choisit d’étudier les inégalités en se concentrant sur la part des richesses détenues par les 1% de la population les mieux dotés. Il observe en effet que la concentration des richesses, loin de concerner l’ensemble des classes supérieures, est en réalité spécifique à une très faible part de la population.
Piketty montre que l’évolution des inégalités sur le long terme tient à des variations minimes de taux de croissance et de rendements du capital. Ces écarts, maintenus sur des longues périodes, aboutissent à des différences très nettes de distribution des richesses. Il s’agit de ce que Piketty nomme la « loi de la croissance cumulée » (p. 128). Par exemple, si le patrimoine des 0,1% des personnes qui en sont le mieux dotées continue de croître à la vitesse de 6% par an, comme c’est le cas actuellement, tandis qu’elle demeure de 2% par an pour le reste de la population, alors cette infime minorité capitaliste pourrait détenir 60% du patrimoine mondial à l’horizon 2040.
L’étude des inégalités sur le temps long fait clairement apparaître le XXe siècle, et en particulier la période de l’après-guerre (1945-1970) comme une exception historique. Les Trente Glorieuses, dont le souvenir alimente l’espoir de retour d’une croissance économique élevée, constituent une période sans équivalent dans l’histoire des sociétés humaines. Piketty souligne ainsi qu’à l’échelle des deux derniers millénaires, le taux de croissance des économies est resté relativement faible. Il a vraisemblablement été en moyenne de l’ordre de 0,1% par an entre l’an 0 et 1700 et de 1,6% au cours des trois derniers siècles.
Les taux record enregistrés dans les années 1950-1970 en France tiendraient à deux principaux éléments : une croissance démographique très forte d’une part, et d’autre part le rattrapage du retard pris sur les pays anglo-saxons pendant l’effondrement des années 1914-1945. Les destructions occasionnées par les guerres mondiales dans les pays d’Europe continentale ont permis aux États-Unis, et dans une moindre mesure au Royaume-Uni, de prendre une certaine avance dans les domaines technologique et productif, qui n’a été comblée que dans les décennies suivantes. Le XXIe siècle devrait donc marquer un retour vers des régimes à croissance économique plus lente, de l’ordre de 1 à 1,5% par an.
Les guerres mondiales ont également eu pour effet de réduire considérablement les inégalités de revenus et de patrimoine. Élevées jusqu’à la fin de la Belle Époque, elles connaissent une diminution à partir de la Première Guerre mondiale, atteignent un niveau minimum à la sortie du conflit suivant et s’y maintiennent jusqu’aux années 1970. Ce phénomène tient essentiellement à l’émergence de formes d’imposition et de taxes sur le patrimoine, les profits et les héritages qui ont contribué à en réduire l’importance. En France, par exemple, l’impôt de solidarité nationale sur le capital, prélevé une unique fois en 1945 dans le cadre de la reconstruction, a considérablement réduit les inégalités patrimoniales.
Ses taux, progressifs, atteignaient 20% pour les patrimoines les plus élevés et confisquaient tout simplement les enrichissements les plus importants réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale. La période 1945-1970 aura ainsi fourni l’exemple d’un « capitalisme sans capitalistes » (p. 216). À partir des années 1970, les politiques néolibérales mises en place dans les pays développés ont engendré une remontée des inégalités, qui sont aujourd’hui à nouveau comparables à celles enregistrées un siècle plus tôt.
Depuis un demi-siècle, il devient de plus en plus facile de devenir riche en tirant ses revenus de ses capitaux, pour qui en possède, que de son travail. Cette situation, caractéristique du XIXe siècle, correspond à ce que Piketty nomme, par allusion au personnage du roman de Balzac : le « dilemme de Rastignac » (p. 645).
Dans Le Père Goriot, Eugène de Rastignac hésite entre se consacrer à une carrière en droit, exigeante et aux gains aussi faibles qu’incertains, et investir les cercles mondains dans l’espoir de faire un bon mariage et d’ainsi mettre la main sur un héritage d’un montant bien supérieur à ce que pourrait lui procurer son travail. Ce dilemme, après avoir disparu au XXe siècle, serait aujourd’hui à nouveau à l’ordre du jour.
Ce « retour du capital » (p. 270) s’explique par deux principaux éléments. Tout d’abord par le fait que le taux de rendement du capital est redevenu, depuis les années 1970, supérieur au taux de croissance des revenus. Ce phénomène tient certes au ralentissement de la croissance économique, mais également aux politiques néolibérales qui ont réorganisé le partage de la valeur ajoutée en faveur du capital. Concrètement, une part de plus en plus importante de la valeur produite par l’activité humaine est reversée aux investisseurs et aux actionnaires plutôt qu’aux travailleurs. Le retour du capital tient ensuite à la réduction, en France comme ailleurs, de l’imposition sur les héritages. Il est donc non seulement plus facile pour les capitalistes d’accumuler d’importantes fortunes de leur vivant, mais également de les transmettre à la génération suivante.
Ce phénomène fait craindre à Piketty une « divergence oligarchique » (p. 741), c’est-à-dire une concentration d’une part croissante du patrimoine par un nombre très réduit d’individus. Actuellement, les 0,1% les plus riches de la planète possèdent environ 20% du patrimoine mondial, proportion déjà énorme que ne peuvent qu’accroître les dynamiques actuelles. Ce péril oligarchique serait bien plus menaçant que celui, agité par certains commentateurs, d’une divergence internationale, c’est-à-dire d’un accaparement du patrimoine mondial par un petit nombre de pays.
Pour Piketty, le véritable problème est que chaque pays sera en premier lieu possédé par un petit nombre d’oligarques. Ce phénomène constituerait un obstacle au bon fonctionnement démocratique, en accordant à certains citoyens un pouvoir démesuré sur les autres. Cette situation, génératrice de crises sociales, ne constituerait rien de moins que la « contradiction centrale du capitalisme » (p. 942).
En dépit des points communs notables entre le XIXe siècle et le XXIe naissant, la structure contemporaine des inégalités présente certaines originalités. Tout d’abord, les sociétés capitalistes actuelles, et en particulier les États-Unis, sont marquées par une montée des « supercadres » (p. 459). Piketty désigne par cette expression des salariés disposant de revenus du travail très élevés. En 2008 aux États-Unis, la rémunération des 1% des salariés les mieux rémunérés (pour l’essentiel des cadres dirigeants d’entreprises) représentait à lui seul près du quart du revenu national.
Piketty s’oppose à l’explication classique de ce phénomène par les économistes. Fidèles au cadre de pensée néoclassique, ces derniers interprètent souvent la montée des supercadres comme le signe d’un accroissement de leur productivité, que leurs hauts salaires ne feraient que récompenser. Pourtant, Piketty observe entre autres que la rémunération des PDG des entreprises pétrolières suit d’assez près la variation du prix des matières premières, sans le moindre lien avec leur productivité personnelle. La rémunération des supercadres découlerait au contraire d’une inflexion des rapports de force en faveur des groupes dirigeants, désormais assez puissants pour s’attribuer des salaires démesurés.
Le XXe siècle a également marqué l’émergence d’une classe moyenne patrimoniale. Alors qu’à la Belle Époque, le patrimoine était le privilège d’un groupe très réduit de rentiers, les classes moyennes sont aujourd’hui en mesure d’y accéder. Le groupe des individus situés entre les 50% les plus pauvres et les 10% les plus riches disposait ainsi d’à peine plus de 5% du patrimoine total autour de 1900 contre 35% aujourd’hui. Les dotations de cette catégorie se composent pour l’essentiel de la propriété de leur logement.
Ce phénomène de diffusion de la propriété aux classes moyennes, combinée à la montée des supercadres, aboutit à une corrélation de plus en plus forte entre dotation patrimoniale et niveau de salaire. Là où, au XIXe siècle, le 1% des personnes les plus riches tiraient quasi exclusivement leurs revenus de rentes, aujourd’hui ce même 1% les tire pour moitié environ de leurs salaires. Inversement, les supercadres se distinguent en général par des patrimoines très importants. La distinction classique entre capitalistes/propriétaires d’une part et travailleurs/prolétaires d’autre part s’applique de moins en moins pour les classes supérieures et intermédiaires.
Les bouleversements du XXe siècle semblent donc avoir empêché la reconstitution d’une société de rentiers à la façon de celle du XIXe siècle. La clé de ce changement réside moins dans les guerres elles-mêmes que dans l’émergence d’un « État social » (p. 741), c’est-à-dire d’une puissance publique dont la mission ne se limite plus seulement aux fonctions régaliennes. Avec le XXe siècle se développent ainsi une fiscalité de plus en plus étendue et des services publics mis gratuitement à disposition de la population. Pour Piketty, l’impôt progressif constitue l’innovation sociale majeure du XXe siècle. Ce dispositif fournit un outil particulièrement efficace de redistribution des richesses excédentaires.
Le retour à la hausse des inégalités depuis les années 1970 viendrait de ce qu’une part croissante des revenus du capital échappe aux impôts progressifs. Il en résulte des taux d’imposition inférieurs à la moyenne au sommet de la hiérarchie des revenus. Ce phénomène tient certes à l’évasion fiscale, mais également au fait que les plus grandes fortunes réinvestissent directement une grande partie de leurs dividendes et profits sans avoir à les déclarer. Pour contourner cette difficulté, Piketty propose la mise en place d’un impôt progressif mondial sur le capital.
Étendre un tel impôt à la planète entière (ou, faute de mieux, à la plus grande partie de celle-ci) permet de limiter les fuites de capitaux. Le faire porter sur le capital permet de ne pas se limiter aux revenus déclarés, mais de viser l’ensemble des revenus du capital. Pour les fortunes les plus importantes, Piketty propose de fixer le taux d’imposition du capital au niveau de son taux de rendement, c’est-à-dire de 5%, ce qui revient à redistribuer l’intégralité des profits et dividendes.
En plus de réduire les inégalités, l’impôt sur le capital pourrait résoudre le problème de la dette publique. Dans la plupart des pays, le montant du capital privé représente entre cinq et six fois celui de la dette de l’État (elle-même située autour de 100% du PIB). Il suffirait donc, pour Piketty, de prélever un impôt ponctuel sur le patrimoine d’un taux moyen de 20% pour pouvoir immédiatement s’acquitter de la dette publique. Cet impôt, inspiré de l’impôt de solidarité nationale de 1945, pourrait être progressif afin de viser prioritairement les plus riches. Dans la mesure où, chez ces derniers, l’essentiel des revenus du capital sont consacrés à accroître le patrimoine privé plutôt qu’à redynamiser l’économie, une telle résolution serait à la fois éthique et efficace.
Pour Piketty, les inégalités économiques sont les conséquences à long terme de l’écart entre taux de croissance des revenus et taux de rendement du capital. Loin d’obéir à des lois naturelles, leur évolution est étroitement dépendante des politiques économiques.
La forme et le poids de la fiscalité jouent un rôle crucial dans ces dynamiques. L’impôt progressif, inventé au XXe siècle, permet d’abaisser le taux de rendement du capital, et, par là, d’en rendre l’accumulation moins attrayante. Si ce levier a été utilisé avec succès au cours du XXe siècle, la mondialisation a contribué à en limiter l’efficacité depuis les années 1970. Le retour à la hausse des inégalités fait craindre une concentration croissante des richesses au cours du XXIe siècle. Cette dérive oligarchique constitue un péril majeur pour la démocratie.
Afin d’y remédier, Piketty appelle de ses vœux un impôt mondial et progressif sur le capital. Il termine d’ailleurs son ouvrage en appelant à la plus grande méfiance vis-à-vis des propositions économiques libérales. Les politiques visant à accroître la concurrence et la compétitivité des entreprises et des pays se donnent pour but de favoriser l’accumulation du capital, et ne peuvent donc qu’aboutir à un accroissement des inégalités.
L’ouvrage de Piketty a, dès sa parution, été salué comme un ouvrage incontournable des sciences sociales. La rigueur du travail de collecte des données, ainsi que l’étendue historique et géographique de l’étude en ont fait une référence incontestée sur le thème des inégalités. Deux grandes limites ont néanmoins été soulevées. Une critique d’inspiration marxiste, formulée notamment par David Harvey, souligne les insuffisances de la définition du capital sur laquelle Piketty construit son livre.
Considérant le capital comme un simple stock d’actifs inégalement répartis et non comme un mode de production reposant sur l’exploitation et la dépossession, Piketty manque ce qui fait la spécificité historique du capitalisme. Il se limite ainsi à défendre une meilleure redistribution des richesses sans jamais mettre en cause les structures sociales sur lesquelles repose l’accumulation capitaliste. Une autre critique, qui emprunte davantage à la collapsologie, vise les prédictions sur l’avenir de la croissance et des inégalités. Les effets possibles du basculement climatique sur les économies sont en effet totalement négligés par Piketty.
Ouvrage recensé– Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2013.
Du même auteur– L'Économie des inégalités, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004.– Capital et Idéologie, Paris, Le Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2019.– Avec Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.– Peut-on sauver l'Europe ? : chroniques 2004-2012, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.
Autres pistes– Fanny Bugeja-Bloch, 2013, Logement, La spirale des inégalités, Une nouvelle dimension de la fracture sociale et générationnelle, Paris, PUF.– David Harvey, 2014 « Afterthoughts on Piketty’s Capital », Reading Marx’s Capital with David Harvey, en ligne : http://davidharvey.org/2014/05/afterthoughts-pikettys-capital/– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, 2015, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil.– Gabriel Zucman, 2013, La richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux, Paris, Seuil.