Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Thorstein Veblen
Cet ouvrage, paru pour la première fois en 1899, propose une théorie complète de la classe de loisir en tant qu’institution sociale. Cette classe, que l’on identifie par contraste avec la classe laborieuse, se caractérise par l’exercice de quatre activités qui régissent ses comportements et rythment sa vie : le gouvernement, la guerre, la vie religieuse et les sports. Veblen analyse plus longuement la classe de loisir telle qu’elle se présente à la fin du XIXe siècle, mais elle n’est pas spécifique à cette période et fait même figure de constante dans l’histoire des civilisations.
Thorstein Veblen constitue une figure singulière dans l’histoire des sciences humaines. En mêlant concepts de la pensée économique et descriptions de la vie quotidienne, réflexions historiques et intuitions sociologiques, son ouvrage majeur, Théorie de la classe de loisir, dérange autant qu’il fascine.
Son auteur adopte un discours scientifique sans utiliser aucune donnée et assène des assertions sans prendre la peine de les démontrer. Pourtant, les analyses qu’il développe et les conclusions qu’il en tire nous semblent, encore aujourd’hui, d’une terrible acuité. On en oublierait facilement combien ce livre fut révolutionnaire lorsqu’il fut publié, à la fin du XIXe siècle, tant les raisonnements qu’il propose ont depuis lors largement irrigué les sciences humaines.
Que ce soit en matière d’économie, de sociologie ou d’anthropologie, la Théorie de la classe de loisir apparaît comme un ouvrage précurseur et incontournable – quoiqu’il ne réponde à aucun code établi. Il propose une vision complète de l’origine, des caractéristiques et des évolutions de cette institution sociale, en entremêlant descriptions sociologiques et arguments ethnologiques.
La classe de loisir s’est toujours construite contre la classe laborieuse. L’émergence d’une classe oisive est historiquement indissociable de la division du travail, qui attribue l’obligation de la besogne aux uns et réserve le luxe de l’exploit aux autres. Cette distinction, dont on retrouve les premières traces au sein des sociétés primitives où les activités de chasse échoyaient aux hommes et les corvées domestiques aux femmes, distingue une classe sociale digne par opposition à une classe indigne. La classe de loisir célèbre son instinct prédateur et cherche à s’accaparer les trophées alors que la classe laborieuse cultive son instinct artisan pour améliorer la gestion des tâches quotidiennes.
L’émergence de la classe oisive en tant qu’institution sociale coïncide, au plan historique, avec celle d’une autre institution sociale : la propriété.
Une classe d’individus s’est ainsi progressivement constituée en s’accaparant certains biens aux dépens du reste de la société. Les membres de la classe de loisir sont d’abord ceux qui ont la capacité de s’approprier ce que les autres ne peuvent pas obtenir bien qu’ils le désirent. Ainsi, la mise sous domination des femmes par les hommes correspond à la première phase de cette dynamique de rivalité, fondée sur l’acquisition de trophées et leur consommation exclusive.
Ce processus social s’est progressivement institutionnalisé par le développement de règles et de codes visant à marquer la différence entre la classe oisive et la classe besogneuse. Il s’agissait de prouver que la première n’est pas soumise à la contrainte du travail et qu’elle peut consommer les biens produits et les services dispensés par la seconde.
Des convenances se sont ainsi instaurées valorisant le loisir et dévalorisant le travail : tout ce qui est improductif est devenu noble, et tout ce qui est productif, indigne.
D’où la logique de domination sociale à l’œuvre : il revient aux besogneux de cultiver leur instinct artisan pour décharger au mieux les oisifs, qui peuvent ensuite s’adonner aux activités qui leur sont réservées et qui bénéficient d’une meilleure considération. Ainsi de la chasse, qui n’est pas considérée comme une besogne destinée à assurer l’alimentation de la société, mais bien comme une activité noble permettant à une classe d’individus de prouver leur puissance par l’acquisition de trophées. Faire montre de sa force, prendre des risques, réussir là où d’autres échouent : l’instinct prédateur caractérise la classe de loisir.
Les membres de cette classe privilégiée s’autorisent donc le luxe d’activités improductives, voire inutiles, pourvu qu’elles permettent à la rivalité de s’exprimer au sein de cette communauté. Les membres de la classe besogneuse sont quant à eux réduits à des activités qui visent à servir les intérêts de la classe de loisir et à la mettre en valeur. Veblen identifie cette logique de domination au processus par lequel les hommes ont pu valoriser la virilité en s’adonnant à des activités improductives, quand les femmes devaient se contenter d’activités productives qui ne leur permettaient pas de se mettre en valeur.
La classe de loisir se caractérise donc par l’expression d’un instinct prédateur, expression par laquelle elle se soustrait à toute activité productive visant à assurer la subsistance ou l’entretien de la communauté. Aussi, elle tend à gaspiller les ressources qui sont produites et accumulées au sein de la société comme preuve de sa puissance. Elle montre ainsi qu’elle n’est pas concernée par le processus de production et qu’elle dispose comme bon lui semble des fruits du travail réalisé par la classe besogneuse.
La capacité à dissiper des ressources et des richesses constitue donc l’apanage de la classe oisive. L’ostentation avec laquelle elle consomme les biens prouve sa domination. C’est pourquoi elle dénigre l’utile et préfère l’inutile. Elle s’autorise le désœuvrement – elle y trouve même la démonstration de sa supériorité en ceci qu’elle n’est pas tenue par l’obligation de générer des recettes et de compter ses dépenses. Et plus ce désœuvrement est ostentatoire, plus son prestige est renforcé. C’est ainsi que les membres de la classe de loisir obtiennent l’estime des autres : en leur prouvant qu’ils sont épargnés par la contrainte du travail et de l’économie.
En effet, la constitution de la classe oisive est indissociable des dynamiques de rivalité et de jalousie à l’œuvre dans toute société. Pour assurer sa domination sur les autres classes, la classe supérieure doit générer l’envie chez les classes inférieures en leur faisant voir ce à quoi elles n’ont pas accès. Les individus montrant qu’ils disposent de biens qu’ils n’ont pas acquis par le travail mais par la prédation sont ceux qui jouissent du prestige social le plus important.
D’où les logiques de comparaison qui s’opèrent dans les sociétés, notamment les sociétés industrielles au sein desquelles plusieurs classes coexistent et se superposent. Du fait de la consommation ostentatoire, les individus d’une classe donnée éprouvent de la jalousie vis-à-vis des classes qui leur sont immédiatement supérieures. On envie moins les individus dont on sait qu’ils appartiennent à une classe sociale à laquelle on n’accèdera jamais que ceux dont on croit qu’on pourrait bientôt les côtoyer au sein d’une même classe sociale. En revanche, on n’envisage jamais d’être relégué à une classe inférieure…
La loi du gaspillage ostentatoire détermine les canons du bon goût : est apprécié ce qui suppose qu’on dépense sans compter ni escompter quelque retour sur investissement. C’est le cas, par exemple, de toutes les dépenses réalisées par un clergé au sein d’une institution religieuse, tant pour l’aménagement des lieux de culte que pour les parures des prêtres. Des ornements onéreux laissent entrevoir les quantités de travail et d’argent qui ont été dépensées dans le seul but de célébrer une divinité. L’allocation de ces ressources relève à la fois de la consommation par délégation et de l’exemption du travail : non seulement le clergé n’est pas tenu de fournir un travail utile, mais il reçoit en outre des moyens pour exercer ses activités religieuses et entretenir la supériorité de la classe oisive.
Ainsi le lien s’établit-il entre gaspillage ostentatoire et honorabilité sociale. Le prestige procède de ce qui est dispendieux, au point de déterminer les critères esthétiques du bon goût : tout ce qui est cher devient beau. Parce qu’un objet fait étalage d’un raffinement inutile, parce qu’il semble démesurément onéreux par rapport à l’usage qu’on en fera, il revêt une valeur esthétique supérieure. Les critères de beauté s’expliquent donc par des facteurs économiques fondés sur le gaspillage ostentatoire.
Ces logiques sont particulièrement visibles dans les codes de l’habillement. En effet, le vêtement constitue l’élément premier de l’apparence sociale : en choisissant ses habits, un individu envoie un message à ceux qui le voient. Contrairement à ce que le bon sens pourrait suggérer, l’honorabilité d’un habit ne tient pas à sa praticité ou à sa simplicité, tant s’en faut. Pour la classe de loisir, l’habillement doit prouver au premier regard le gaspillage ostentatoire et l’exemption du travail.
Ainsi, le bon goût suggère des vêtements impropres à l’exercice d’un travail productif et dont le raffinement ne satisfait aucun besoin pratique. La mode, qui impose de renouveler régulièrement une garde-robe, donne à cette logique une dimension temporelle : il ne s’agit pas seulement de disposer à un moment donné de vêtements onéreux et peu pratiques, mais encore de les renouveler souvent en s’assurant qu’’ils correspondent bien aux dernières tendances en vogue.
Pour Veblen, les institutions correspondent aux modes d’organisations fondés sur des habitudes de pensée : elles structurent donc la production et la consommation ainsi que les autres interactions sociales. Les institutions opèrent une sélection des mentalités au sein de la société ; mais en retour, elles changent aussi sous l’influence des mentalités. Le développement de la société, qui suit celui des institutions, est donc la consolidation des mentalités héritées du passé. Or les institutions changent moins vite que les mentalités. Des décalages apparaissent entre les deux qui ouvrent un espace pour le conservatisme, c’est-à-dire pour des formes de résistance au changement.
Par définition, la classe de loisir tire profit de l’organisation sociale telle qu’elle est établie. Ses intérêts sont en place et préservés par les modes de production et de consommation. Aussi la classe de loisir se montre-t-elle spontanément rétive aux changements sociaux qui viennent déranger cet ordre établi et menacer sa domination sur les classes industrieuses, c’est-à-dire ces classes qui ont émergé avec la révolution industrielle et qui occupent une position sociale plus élevée que les classes laborieuses. La classe oisive éprouve donc généralement une certaine hostilité pour les évolutions de mentalité qui pourraient occasionner des évolutions au niveau des institutions.
Le conservatisme de la classe de loisir vise essentiellement à préserver les deux grands principes qui guident son mode de vie : le gaspillage ostentatoire et l’exemption du travail. Toute évolution sociale qui remettrait en cause l’un ou l’autre de ces deux principes serait considérée comme allant à l’encontre de la classe oisive et de ses intérêts. Aussi le développement d’une classe industrieuse apparaît-il à cet égard ambigu : accaparée par le travail productif, elle aspire toutefois à une forme ostentatoire de consommation, par mimétisme avec la classe qui lui est supérieure.
Aussi des interactions s’opèrent-elles entre les différentes classes, qui n’agissent jamais de façon isolée mais de façon interdépendante. Ainsi, la classe industrieuse cherche à imiter le gaspillage ostentatoire tel que le pratique la classe oisive, par exemple en donnant des fêtes aussi dispendieuses que celles des familles nobles. La classe de loisir, inversement, cherche à se démarquer de la classe industrieuse, mais doit pourtant préserver ses relations avec elle puisqu’elle en tire profit, par exemple par la détention d’actions au capital des entreprises que la classe industrieuse fait fonctionner.
La classe de loisir entretient donc divers types de relation avec les autres classes sociales. Au sein de la classe industrieuse, de nombreux individus aspirent à s’élever socialement en intégrant la classe oisive. Les plus rapaces d’entre eux sont repérés et recrutés par la classe supérieure dès lors qu’ils ont prouvé leur capacité à triompher de leurs rivaux et à s’imposer dans un milieu compétitif. Aussi la classe oisive se renouvelle-t-elle progressivement, en intégrant des éléments de la classe industrieuse, qui influencent en retour la classe à laquelle ils ont accédé.
De même, la classe oisive entretient toujours des relations étroites avec la classe besogneuse, non parce que toutes deux inclinent à se ressembler – elles savent que c’est impossible – mais parce qu’elles cohabitent et partagent, de fait, certaines valeurs, comme la vie religieuse ou la pratique sportive.
Ainsi, ces deux classes que tout oppose communient et se retrouvent autour de la symbolique archaïque de la prouesse, qui demeure l’apanage de la classe oisive mais exerce une fascination sur la classe besogneuse. Inversement, si des membres de la classe besogneuse parviennent à réaliser des prouesses, ils obtiennent la considération de la classe de loisir.
En tous les cas, la classe oisive et la classe besogneuse ne se laissent pas gagner par l’esprit causal, qui demeure le trait caractéristique de la classe industrieuse, férue de science et de technologie. Au contraire, les classes supérieure et inférieure sont celles qui offrent la meilleure prise aux pratiques dévotes dénuées de toute utilité sociale : en valorisant le gaspillage ostentatoire et l’exemption du travail, elles consolident la domination de la classe oisive et donnent un sens à l’existence de la classe laborieuse.
De là vient notamment la coïncidence fréquente des pratiques dévote et sportive, qui mêlent prouesse et inutilité. Cela est particulièrement notable à l’université, où l’on retrouve de nombreux membres des clubs sportifs au sein des associations religieuses.
On comprend ainsi pourquoi les institutions religieuses ont structuré pendant des siècles la vie partagée par les classes oisive et besogneuse. Cependant, l’industrialisation a modifié les mentalités et précipité la désagrégation des structures ecclésiastiques en bouleversant l’ordre établi. Cette dynamique a poussé la classe de loisir à s’adonner à de nouvelles activités pour continuer à asseoir sa domination sur la société dans son ensemble.
De nombreux dérivatifs ont dès lors fait leur apparition qui ont canalisé l’instinct prédateur de la classe oisive. Dans certains cas, seul subsiste un intérêt sans jalousie, qui permet d’asseoir une emprise culturelle sans verser dans la rapacité. C’est typiquement le cas des universités populaires, entre autres œuvres caritatives, où des membres de la classe de loisir consacrent leur temps de façon bénévole à l’éducation des pauvres gens. On y trouve tout particulièrement les femmes de la classe oisive, ce qui souligne davantage, par délégation, la dépense ostentatoire des hommes, qui s’offrent le luxe de femmes œuvrant à transmettre les bonnes vertus à la classe besogneuse.
Mais ces bouleversements affectent la société dans son ensemble. Thorstein Veblen les observe avec plus d’acuité se produire au sein du monde universitaire, dans lequel il est immergé. Pendant longtemps, les universités ont en effet constitué les lieux par excellence du loisir délégataire, c’est-à-dire que les activités qui y étaient exercées ne poursuivaient aucune utilité sociale ou économique et soulignaient partant la supériorité de la classe oisive.
Mais l’auteur constate la montée en puissance des préoccupations industrielles à l’université : valorisation des sciences contre les humanités, enseignements de plus en plus techniques et de moins en moins contemplatifs, culture de l’instinct artisan contre l’instinct prédateur… Ce bouleversement culturel s’accompagne de changements notables au sein du personnel enseignant : des capitaines d’industrie font leur entrée et dispensent des savoirs fondés sur la rationalité et la causalité.
La classe de loisir est une institution en perpétuelle évolution, mais ses codes et convenances demeurent des déclinaisons de deux principes essentiels : le gaspillage ostentatoire et l’exemption du travail.
Veblen a été le témoin vivant de profonds ébranlements des structures sociales liés à l’industrialisation de la société, qui ont affecté les fondements de la domination exercée par la classe oisive sur les autres classes. Malgré l’ancrage historique de cet ouvrage, la justesse des observations et la pertinence des analyses développées par l’auteur semblent en effet poser les bases d’une théorie intemporelle régissant les comportements humains au sein d’une société.
Au point que le nom de Veblen est désormais associé à un « effet », qui est courant dans les modes de consommation mais qui va à l’encontre des théories classiques : plus un produit est cher, plus il est demandé, parce que l’acheteur cherche précisément à montrer qu’il a pu se permettre une telle acquisition.
L’œuvre de Veblen dérange par le caractère péremptoire de certaines affirmations, que l’auteur ne se donne pas la peine de fonder sur des données ou des références scientifiques – d’autant plus que certaines argumentations reposent parfois sur des considérations raciales qui paraissent aujourd’hui datées, sinon carrément inappropriées. Mais force est de constater l’acuité de ses analyses et de ses intuitions, dont la plupart n’a rien perdu de sa valeur.
Cependant, on peut douter du caractère véritablement institutionnalisé de la classe de loisir. Si les comportements décrits et les mécanismes décryptés valent encore de nos jours, on voit moins clairement la réalité de cette classe oisive en tant que communauté fermée. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que certains milieux exercent encore une domination sur le reste de la société, mais l’époque n’est plus au dénigrement du travail et à la valorisation du loisir.
À croire que la classe industrieuse a bel et bien fini par prendre le dessus sur la classe de loisir – mais n’est-ce pas la conclusion que Veblen commençait déjà d’esquisser il y a plus d’un siècle ?
Ouvrage recensé– Théorie de la classe de loisir, Gallimard, coll. « Tel », 1970.
Du même auteur– Les Ingénieurs et le capitalisme, Paris, Éditions scientifiques GB, 1971.
Autres pistes– Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976.– Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979.– Charles Darwin, L’Origine des espèces, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2008.