Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Tom Hodgkinson
Notre société est devenue fade, puritaine et sans joie. Tout est uniformisé et standardisé, partout à travers le monde, sous la pression du consumérisme et d’une recherche perpétuelle de profits. Tom Hodgkinson s’élève contre cette situation. Il manifeste pour que nous nous débarrassions de la pensée unique qui nous impose sa façon de concevoir le travail, l’argent, le temps libre, les loisirs et les plaisirs. Fraternité et coopération, telles sont les valeurs que nous devons d’urgence remettre au cœur de nos vies pour leur redonner du sens et briser les chaînes de notre esclavage moderne.
Nous sommes asservis par la société capitaliste qui nous maintient prisonniers dans une cage dorée, celle de la croissance sans fin, du culte de l’argent et de l’hyper-consommation.
Tel est le constat sans appel de Tom Hodgkinson. Notre société centrée sur l’argent nous impose une échelle des valeurs : la concurrence plutôt que l’entraide, la compétition plutôt que la fraternité. Dans ce système qui valorise l’individualisme, nous vivons seuls au lieu de vivre en groupe. Ce n’était pas le cas jadis : Tom Hodgkinson rappelle les vertus de l’ère pré-industrielle, qui organisait les populations en communautés soudées, qui méprisait l’argent et qui laissait aux individus de larges temps de loisirs en dehors du travail.
Pour l’auteur, pas de doute : small is beautiful. Les grosses structures (chaînes de supermarchés, sociétés internationales, grandes métropoles, États) broient les individus et ne servent les intérêts que de ceux qui sont à leur tête. Il faut s’en libérer et rejeter ce modèle sociétal mortifère pour, enfin, retrouver la joie de vivre.
Nous sommes asservis, même si nous ne nous en rendons pas toujours compte. Cet esclavage est subtil, car il se fonde sur la manipulation de nos désirs. La publicité des industries de masse nous promet constamment de nouveaux plaisirs. Elle nous invite à consommer, encore et encore, et, ce faisant, à nous endetter.
Le remboursement de nos dettes devient ensuite à nos yeux une priorité ; nous reportons à plus tard tout ce qui nous tient vraiment à cœur pour les honorer. Il nous devient alors impossible de quitter un emploi que nous n’aimons pas. La frustration que cela engendre, tout ce temps perdu au travail, provoque chez nous de l’anxiété, parfois des problèmes de santé et de dépression, qui nous poussent souvent à consommer davantage, parce que, après tout, il faut bien se détendre et profiter de cet argent si douloureusement gagné. Nous nous retrouvons ainsi prisonniers d’un cercle vicieux fait de consommation, de dette et de travail. C’est le principe qui permet la survie du modèle capitaliste. « Nous sommes de toute façon censés être endettés » (p. 117).
Un autre biais cognitif nous maintient enchaînés à ce mode de vie du travailleur-consommateur. La société actuelle valorise beaucoup le travail. Lorsqu’on rencontre quelqu’un, la première question qu’on lui pose est souvent celle de sa profession. On ne devient quelqu’un que si on a un travail. La carrière devient donc un esclavage chic et recherché, qui semble définir et rassembler toutes les aspirations humaines. Elle affecte surtout les classes moyennes, qui mettent tout en œuvre pour monter dans l’échelle sociale, y compris par le sacrifice de leur temps et de leur énergie.
Or, de façon paradoxale, plus on gagne d’argent, plus on s’endette. Faire carrière implique de consommer davantage. Tandis que quand on travaille chez soi, on vit différemment et on consomme moins. On n’a pas besoin d’une grande garde-robe. On dépense moins d’argent en snacks, en restaurants ou en cafés puisqu’on peut prendre le temps de cuisiner. On est donc moins endetté. Mais le modèle de l’individu indépendant qui partage sa vie entre plaisirs et travail chez soi n’est pas valorisé par la société. Cet individu passe au mieux pour un original, au pire pour un parasite.
Dans une société qui met l’accent sur la carrière au détriment d’activités non rémunératrices (comme le bénévolat, l’associatif, etc.), il est normal que l’individualisme soit valorisé. La concurrence et la compétition sont des principes mélioratifs : on parle d’ailleurs de « saine compétition » dans le monde des affaires.
On évoque aussi la « loi du plus fort », ou encore on défend un positionnement agressif en disant qu’une entreprise n’est pas une organisation philanthropique. Il s’agit donc non seulement d’une « théorie biologique, mais aussi [d’une] éthique pour la vie de tous les jours » (p. 96). Le système globalisé est d’ailleurs fondé sur ce principe : la concurrence est censée permettre à tous d’acquérir des biens de qualité à des prix raisonnables.
Sauf que c’est faux. Dans les faits, la compétition effrénée aboutit toujours à des monopoles. C’est par exemple le cas des supermarchés qui détruisent les magasins locaux indépendants, incapables d’être compétitifs. Or, ces derniers recherchent les produits les moins chers, qu’ils pourront vendre avec le maximum de profits. Il y a donc un nivellement qualitatif vers le bas.
De plus, les grandes structures pompent l’argent dans les communautés sans le redistribuer au niveau local, contrairement aux commerçants locaux qui le réinjectent dans l’économie locale. Lorsque nous achetons chez Amazon, par exemple, l’argent est reversé dans les poches d’actionnaires lointains.
Les supermarchés sont symboliques du triomphe de l’esprit individualiste. Lorsqu’on fait ses courses dans un supermarché, on se dépêche de prendre ce dont on a besoin et de s’en aller. Les supermarchés sont oppressants, sans personnalité (tous identiques) et ils nous plongent parmi une foule sans visage.
Au contraire, les rues remplies de petits commerces variés et les marchés sont l’occasion d’échanges humains précieux, comme le constate l’auteur quand il descend « Uxbridge Road à Londres, je croise des Somaliens, des Indiens d’Asie qui traînent et qui bavardent en groupes ». Nous autres, occidentaux, perdons de plus en plus cette capacité à nous lier au hasard de nos rencontres. Elle n’est pas souhaitable chez l’individu travailleur-consommateur : elle n’amène aucune transaction financière.
Tom Hodgkinson oppose à cette société capitaliste l’âge pré-industriel et notamment le Moyen-Âge. Il s’appuie aussi sur une dichotomie entre catholicisme et protestantisme et surtout puritanisme. Le catholicisme condamne l’usure et donc cette dette dont nous voyons les effets pervers. Les seules formes de travail qu’il considère comme acceptables sont créatives et productives : c’est le travail de la terre et la production de nourriture (le pain, la bière).
Ce type d’activité est le reflet de l’acte créateur de Dieu aux yeux de l’Église. Dans les sociétés médiévales, vous êtes valorisé lorsque « vous devenez un producteur, quelqu’un de créatif, plutôt qu’un consommateur » (p. 318). Il est en effet très gratifiant pour un individu de cultiver ses propres légumes ou de fabriquer son propre pain. Le monastère est le modèle d’un refuge paisible, proposant un environnement de travail prospère et productif.
Par ailleurs, alors que la société capitaliste est méritocratique et prône l’accomplissement de l’individu dans la carrière, le catholicisme rappelle que tous les hommes sont égaux devant Dieu. Les nobles, les princes et les rois sont rappelés à l’humilité. Le système économique est imprégné par ce principe d’égalité et de fraternité. Dans les corporations et les guildes, les cotisations servent à assurer des services d’entraide aux adhérents et à leurs familles. La libre concurrence est interdite : les tarifs sont décidés en commun afin que tout le monde soit rémunéré de la même façon au prorata de son temps de travail. Les artisans et commerçants travaillent localement. L’argent circule dans les communautés.
L’approche existentielle de la vie est très différente chez les catholiques et chez les puritains. Ces derniers admettent la doctrine de la prédestination et l’idée qu’il y a des élus et des damnés. Dans ce contexte, la richesse et la réussite sont les signes extérieurs d’une approbation divine.
L’argent est la récompense d’une vie de labeur et non la promesse d’une vie joyeuse et sans souci. Le catholicisme médiéval rappelle au contraire que tout est vanité et qu’il est présomptueux de parier sur l’avenir. Il faut vivre l’instant présent. Au Moyen-Âge, il existait d’ailleurs de très nombreux jours chômés et de nombreuses fêtes émaillaient le calendrier. Approche collective de la vie, mépris de l’argent, valorisation de l’activité productive et créatrice : l’ère pré-industrielle s’oppose en tout à la société contemporaine individualiste, consommatrice et carriériste.
D’un côté, les monastères, les corporations et les villages de l’ère pré-industrielle. De l’autre, les firmes multinationales, les chaînes de supermarchés et les États. Tom Hodgkinson oppose ces deux types de structure pour valoriser les premières. Les grandes organisations sont inefficaces car il y a trop de distance entre la tête et la base.
« Il est plus efficace de faire pousser un arbre devant votre porte pour votre bois de chauffage que de brûler du fioul qui est puisé en Arabie Saoudite, transformé ailleurs dans une raffinerie, acheminé via des pipelines traversant des pays politiquement instables jusqu’à votre chaudière » (p. 47).
Il faut réduire les intermédiaires entre producteur et consommateur, voire devenir soi-même producteur-consommateur. Il faut vivre et consommer au niveau local.
Et pourquoi ne pas ignorer le gouvernement, cette structure tentaculaire qui étend partout ses ramifications bureaucratiques ? Souvent, on s’imagine que l’État est un moindre mal car, en son absence, ce serait le règne du désordre. Les hommes politiques jouent sur un sentiment de culpabilité : l’être humain est mauvais et, sans gouvernement, il s’adonnerait au mal, il tuerait, il volerait, il violerait. En réalité, c’est l’inverse, comme le prouve l’expérience des guildes médiévales.
Tom Hodgkinson propose d’imaginer des communautés rurales auto-productives qui permettraient de s’adonner à des activités variées et utiles à tous. Chacun choisirait une ou plusieurs spécialités selon ses goûts. Nous aurions tous beaucoup de temps libre, ce qui nous permettrait de nous épanouir dans d’autres activités que l’acte frénétique de consommer. Nous ne serions plus des esclaves salariés. Ces communautés à échelle humaine, dans lesquelles les échanges seraient locaux, seraient des systèmes plus durables aussi bien pour l’être humain que pour l’environnement. Et à la question « Qui fera le sale travail ? » (p. 307), l’auteur répond : tout le monde.
Chacun, par exemple, s’occupera de son propre fumier et cette tâche ne sera plus perçue comme dégradante. Faut-il rappeler que le fumier enrichit la terre ?
Où est donc passé la joie de vivre ? Tom Hodgkinson cite Thomas Hardy : d’où vient ce « sentiment que l’existence est une chose qu’il faut supporter » (p. 137) ? L’ennui et l’anxiété gangrènent nos sociétés.
De plus en plus de boulots modernes sont à la fois vides de sens et monotones. La dette, la menace du chômage, les médias produisent de l’anxiété. On n’a sans doute jamais autant vendu de médicaments pour lutter contre ces troubles. Cette consommation pharmaceutique se double d’une consommation tout court de tout et de n’importe quoi : l’achat compulsif étouffe la déprime et le stress. Les anxieux et les dépressifs sont de parfaits consommateurs et d’excellents travailleurs.
La prescription de médicaments laisse à croire que cette anxiété généralisée vient de nous. En réalité, ce n’est pas le cas. La vraie cause de la dépression et du stress provient des attentes générées par une société hyper-compétitive, méritocratique et fondée sur l’argent. Si l’on voulait traiter le mal par la racine, on devrait prescrire aux malades de ne plus aller travailler.
Par ailleurs, il y a paradoxalement une injonction dans notre monde à être heureux et positif. Si vous ne l’êtes pas, c’est votre faute. Pourtant, l’ennui et la mélancolie dans leur plus noble expression font aussi partie de la vie. Ils sont source de créativité : ils ont par exemple créé le mouvement romantique au XIXe siècle. Ils permettent aussi de mieux ressentir la joie et le plaisir. Il ne faut donc pas chercher à les étouffer systématiquement.
Et, si on cherche un remède à la tristesse, celui-ci ne se trouve pas dans les médicaments ni dans le plaisir éphémère apporté par l’acte de consommer. Il est plutôt dans les réjouissances en bonne compagnie, dans l’acte créatif, dans le lien avec le présent.
Travail et consommation : voilà à quoi semble désormais se résumer une vie humaine. Ces deux piliers de la société capitaliste ont en commun leur rapport à l’argent. On travaille pour gagner de l’argent qu’on utilise ensuite pour consommer. Sans fin. Dans ce cercle vicieux, il ne reste pas de place pour l’entraide et la fraternité. Le système capitaliste est individualiste : on y bâtit une carrière en solitaire pour atteindre un eldorado mythique, la retraite. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. L’âge pré-industriel était celui d’une prééminence du collectif sur l’individu et d’une valorisation de l’acte créateur par opposition à l’acte simplement marchand.
À cette époque, les communautés étaient locales et vivaient de manière autonome : « small was beautiful ». Pourquoi ne pas s’inspirer de ce modèle pour réinventer son mode de vie ? Privilégier l’acte créatif plutôt que l’acte de consommer, vivre l’instant présent plutôt que se projeter dans une carrière, accueillir l’autre plutôt que jouer en solo. Et retrouver enfin la joie de vivre.
L’Art d’être libre dans un monde absurde est sorti outre-Manche en 2006 et a été traduit en français en 2019. Sa préface a été écrite par Pierre Rabhi, le fondateur du Mouvement des Colibris. Tom Hodgkinson dénonce les mêmes dérives sociétales que ce dernier (la surconsommation, la coupure de notre lien à la terre), mais sa démarche est différente.
En effet, Tom Hodgkinson est un anarchiste libertaire qui ne croit pas en l’action des autorités. Il envisage la rébellion de manière plus pragmatique : c’est à chacun de changer son mode de vie par des actes concrets (consommer moins, pratiquer le compostage, quitter la ville) afin de gagner en liberté et en joie de vivre. Son arme favorite contre le capitalisme délirant et absurde : la paresse, comme l’atteste sa revue The Idler. Sa dénonciation du modèle du travailleur-consommateur apparaît particulièrement clairvoyante à l’heure de la crise sanitaire du Covid 19 et des épisodes de confinement, qui interdisent les rencontres en famille et entre amis, mais autorisent l’ouverture des magasins et des entreprises.
Ouvrage recensé– Tom Hodgkinson, L’Art d’être libre dans un monde absurde, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019
Autres pistes– Jean-Marie Gueulette, Pas de vertu sans plaisir : la vie morale avec saint Thomas d’Aquin, Éditions du Cerf, Paris, 2016– Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, Trédaniel, Paris, 2005– Ivan Illich, Libérer l’avenir, Fayard, Paris, 2004– Ivan Illich, Le Chômage créateur, Fayard, Paris, 2005– Bertrand Russel, Essais sceptiques, Les Belles Lettres, Paris, 2011