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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Nous

de Tristan Garcia

récension rédigée parMélanie SemaineEnseignante en philosophie dans le secondaire.

Synopsis

Philosophie

Que se passe-t-il quand nous disons « nous » ? Nous formons un sujet collectif, au nom de ce que nous avons de commun par-delà nos différences. Mais quels traits communs choisir ? Et une fois ce choix fait, n’est-ce pas toujours « nous » contre « eux » ? Tristan Garcia montre à travers une analyse philosophique richement documentée qu’il n’est pas si simple de se revendiquer en sujet collectif. Il faut pourtant résoudre ces difficultés, car sans sujet collectif, il n’y a pas de société politique.

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1. Introduction

« We, the People » – « Nous, le Peuple » – sont les premiers mots du préambule de la Constitution des États-Unis. Et ce n’est pas un hasard : toute réflexion politique doit être construite par et pour un « nous » incarnant le peuple. Mais sans se désolidariser du peuple auquel on appartient, on peut également dire « nous » au nom d’une classe sociale ou d’une appartenance religieuse, ethnique ou sexuelle. Si le pronom « Je » a une désignation fixe, on peut en revanche étendre et rétrécir la portée du pronom « nous » à volonté.

Cette « plasticité » du sujet collectif, comme le formule Tristan Garcia dans son ouvrage , pose plusieurs problèmes. Elle représente tout d’abord un défi pour la politique. Car puisque celle-ci doit toujours se référer au « nous » qu’est le peuple, cette pluralité de sujets collectifs rend plus difficile sa tâche de garantir un « nous » porteur d’unité par-delà les divisions. D’autre part, chaque individu, dans la formation de son identité, doit effectuer un arbitrage entre ses différentes appartenances. Or ce choix crée de véritables mouvements d’opposition identitaire et politique. Car le « nous » inclusif ne fonctionne que par exclusion d’autres « nous ».

Celui qui revendique une communauté d’appartenance est susceptible, dans son positionnement politique, d’entrer en rivalité avec celles qu’il n’a pas choisies. Mais alors, faudrait-il se méfier du sujet collectif ? La politique semble ne pas pouvoir se passer d’une pensée et d’une action collective. Mais dans le même temps, tout passage du sujet individuel au sujet collectif est porteur de dissensions et de conflits.

2. Peut-on ne pas appartenir à un « nous » ?

Peut-on refuser d’être assimilé à une communauté, de sorte que le seul « nous » qui subsiste soit le genre humain ? Cela reviendrait-il simplement à refuser d’intégrer un groupe ? Pas exactement. Car dire « nous » n’est pas simplement se référer à une communauté, mais c’est s’inclure dedans et reconnaître par là qu’elle appartient à notre identité. Le refuser revient alors à opter pour une universalité en ne considérant que notre humanité. Mais comme le montre Tristan Garcia en analysant la formule « nous tous », cette universalité est illusoire. Il est en effet très difficile de l’atteindre sans faire face à un autre groupe. En effet, même si on se réclame de l’espèce humaine, et non d’un groupe particulier, on oppose tout de même implicitement les humains aux non-humains. Il y aura ainsi toujours plusieurs nous, qui ne peuvent être dépassés dans une totalité ne s’opposant à aucune autre.

Peut-on alors déjouer l’opposition entre les communautés en revendiquant au contraire sa singularité ? Cela reviendrait à définir son identité comme étant irréductible à un âge, un genre, une sexualité, ou encore une race. Mais cette ruse est également limitée. Car même si l’individu ne se réduit pas entièrement à des catégories, il lui est impossible d’affirmer avec certitude que ses choix sont absolument indépendants de celles-ci. Par ailleurs, pour ne pouvoir être assimilé à aucun groupe, il faudrait encore pouvoir trouver un moyen unique d’exprimer cette non-appartenance. Et ce moyen serait tellement unique qu’il permettrait de se distinguer de tous les autres individus prétendant également n’appartenir à aucun groupe. Ainsi, puisque même les exceptions peuvent faire communauté, il semble logiquement impossible de se revendiquer uniquement comme un « Je » sans s’inclure dans un « nous ».

On pourrait enfin penser qu’il est possible de refuser d’appartenir à certains collectifs : à ceux qui désignent un groupe idéologique. En effet, il existe finalement deux types de « nous », que Tristan Garcia nomme le « nous d’intérêt » et le « nous d’idée ». On hérite du premier (par exemple l’humanité ou le sexe), tandis qu’on choisit le second d’une manière performative, en affirmant y appartenir (par exemple un parti politique ou une culture minoritaire). Il y aurait donc « le nous qui détermine l’homme et le nous que l’homme détermine » (p.61). Cependant, le premier type de nous, celui dont nous héritons, pour être vécu, doit être incarné. Par exemple, appartenir à un moment de notre vie à la catégorie des adolescents (un « nous » hérité auquel nous ne pouvons échapper) ne revient pas seulement à avoir un certain âge biologique, mais implique également d’adopter des conduites correspondant à la représentation que l’on se fait collectivement de cet âge, et qui variera d’une culture à l’autre.

À chaque « nous » hérité biologiquement correspond donc un « nous » social. Sans d’ailleurs que ce soit toujours conscient. On est donc nécessairement inclus dans un « nous », en partie hérité et en partie choisi.

3. Pourquoi « Nous » est-il un sujet politique ?

Quelle est la nature de ce sujet pluriel dans lequel nous sommes nécessairement inclus ? Il s’agit toujours d’un sujet politique. Du côté de l’État, c’est en effet le pronom qui doit être l’objet de la réflexion et de l’action politique. Parce que le « nous » le plus évident désigne le peuple. Mais également parce que les « nous » qui importent politiquement sont également les différentes communautés qui le constituent. Tous les groupes revendiqués sont à prendre en compte puisque leur coexistence légale et pacifique est l’un des principaux enjeux de la politique.

Par ailleurs, du côté de l’individu, la prolifération de sujets collectifs manifeste un trait inhérent à la nature humaine : notre propension à nous organiser politiquement. Aristote, dans La Politique, signale ainsi que la possession par l’être humain du logos, c’est-à-dire de la capacité à parler et à raisonner, le destine à créer des communautés politiques. En effet, le logos sert à débattre du bien et du mal et du juste et de l’injuste, ce qui est l’activité politique même. En cela, le « nous » est véritablement le sujet politique, et d’une politique qui, comme Tristan Garcia le remarque, se confond avec l’accès à la parole publique et au débat (p.18).

Enfin, dire « nous » n’est pas seulement construire son identité, mais également acquérir une compétence morale et politique essentielle. Car pour pouvoir se représenter la communauté ou le peuple auquel on appartient, il doit faire abstraction de certaines de ses particularités pour se représenter des traits communs à d’autres. Or la capacité à comprendre ce qu’il y a en nous de général se nomme l’empathie. En analysant cette émotion, l’auteur suit finalement une distinction établie par Emmanuel Kant dans l’opuscule Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?.

Le philosophe explique qu’on peut réfléchir de deux manières : publique ou privée. L’usage privé ne réfère pas à l’intimité, mais à la réflexion faite au nom d’intérêts particuliers, privés. Et l’usage public est celui que l’on a lorsqu’on pense au nom de l’intérêt général (par exemple celui d’un peuple), voire universel (celui de l’humanité). Dire « nous » au sens de l’usage public de la raison est donc la clé de la réussite de la vie politique.

4. Comment construire ce sujet politique ?

Si l’on s’exprime au nom d’au moins un sujet collectif, cela ne signifie pas que celui-ci apparaît spontanément. Tristan Garcia se sépare de la tradition aristotélicienne en montrant que la construction du sujet collectif est en réalité difficile et problématique. Une première difficulté est de réussir à cerner un collectif. Celui-ci peut en effet faire partie de communautés, ce qui le rend alors difficile à localiser et à rassembler. L’auteur étudie l’exemple du féminisme, qui ne se réfère pas à un ensemble social déjà délimité puisqu’il doit traverser toutes les communautés établies pour découper l’humanité en deux.

Dans un discours de 1913 cité par Tristan Garcia, la suffragette Emmeline Pankhurst revendiquait d’ailleurs elle-même cette impossibilité comme une force, déclarant : « Nous appartenons à toutes les classes […] vous ne pouvez pas nous localiser et vous ne pouvez pas nous arrêter. » Cette indétermination est donc une fragilité pouvant être retournée en force face au contrôle étatique et social.

Cependant, les découpages sociaux et ethniques dont on fait abstraction pour élever un sujet collectif ressurgissent toujours et viennent opérer des scissions au sein du « nous ». C’est ainsi que le courant féministe a vu naître des antagonismes en son sein entre féministes hétérosexuelles et homosexuelles, ou encore blanches et noires. Une convergence des luttes de tous les « nous » opprimés paraît ainsi utopique. Le sujet collectif doit en réalité effectuer des allers et retours constants entre le découpage prioritaire qui a présidé à sa formation, et les autres découpages possibles qui forment des sous-ensembles. C’est ce que la sociologie a nommé l’« intersectionnalité », désignant par là le croisement entre plusieurs appartenances et les problématiques que cela implique.

Une dernière difficulté est que les « nous » référant à des groupes subissant une domination ne peuvent pas simplement s’auto instituer, mais doivent conquérir cette expression. Tristan Garcia montre que cette difficulté est même le moteur de la formation des collectifs. Il s’appuie sur ce que le politologue Ted Gurr nomme la « frustration relative », c’est-à-dire ce dont un groupe social se sent privé par rapport à un autre.

Les groupes formés à partir d’un « nous » hérité (par exemple être noir) se comparent avec d’autres « nous » d’intérêt (par exemple avec les individus blancs), identifient ce dont leur groupe est privé et commencent alors à construire leur « nous d’idée » en revendiquant l’injustice de cette privation.

5. La politique n’est-elle alors pas une guerre entre (les) nous ?

Le philosophe Thomas Hobbes écrivait dans le Léviathan que l’état de nature, c’est-à-dire l’état des hommes livrés à leur seule nature et sans État pour les contraindre, était un état de guerre de chacun contre chacun . Mais à l’état civil, cet état de guerre ressurgit à travers les revendications de communautés. Il y a une première raison d’ordre logique à cela : dire « nous », c’est implicitement exclure l’Autre, celui qui est différent. Le « nous » incluse et exclut dans le même temps. Et cette exclusion est d’autant plus complexe que nous avons tous des appartenances multiples et qu’en en revendiquant une, on lutte contre les intérêts d’une autre de nos appartenances. À l’état civil, nous sommes donc en guerre contre nous-mêmes et les autres.

La nature précise de cette guerre n’est pas une simple concurrence d’intérêts, mais une domination. L’auteur analyse la manière dont les phénomènes de domination se retrouvent entre les communautés et en leur sein. Une victime de domination dans une communauté peut en effet, dans une autre, produire elle-même des effets de domination. C’est le sens de la phrase de la militante féministe Flora Tristan, citée par l’auteur : « l’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même » (p.87). Et ce n’est pas un phénomène seulement inter communautaire, mais également intra. Car en privilégiant une coupe dans l’humanité (ici selon la classe sociale) afin d’exprimer une revendication politique, le « nous » contiendra toujours en son sein les autres sujets collectifs qui ne seront alors pas revendiqués (ici, les femmes).

Mais on peut lire la phrase de Flora Tristan d’une seconde manière : on ne peut souvent répondre à une forme de domination que par de la contre-domination. C’est ce que l’auteur parvient à montrer en proposant, à la place de l’image de l’intersectionnalité, l’image des calques. Chacune de nos appartenances serait comme une découpe dans l’humanité que l’on pourrait tracer sur un calque. Et on empile ces différents calques (être un homme, être immigré dans son pays, être hétérosexuel, etc.). Certains sont alors davantage recouverts que d’autres : ils peuvent moins s’exprimer et sont en situation de domination. En donnant la priorité à un calque, on revendique le fait que l’existence des autres calques est secondaire, on institue un rapport de force et une distribution du juste et de l’injuste qui leur est défavorable : on les domine.

Et réciproquement, nos adversaires pourront répondre soit en accédant à notre demande, soit en recouvrant à leur tour notre premier calque d’un autre, qui viendra installer une domination sur notre communauté.

6. Conclusion

L’ouvrage s’attaque ainsi de manière claire et documentée à des questions cruciales, à l’heure des revendications communautaires.

Même si Tristan Garcia analyse finement les phénomènes de rejet, de dissension et de domination créés par l’existence des sujets collectifs, il n’en souhaite pas pour autant la fin. Car la politique ne peut se passer de son sujet. Il invite simplement chaque « Je » et chaque « nous » à se rendre attentif aux effets contraires qu’une adhésion peut susciter.

7. Zone critique

Si les analyses sont fines et percutantes, il est cependant dommage que la distinction entre sujet pluriel et sujet collectif ne soit pas abordée dans l’ouvrage, car elle aurait pu constituer une piste de résolution de certains des problèmes analysés. On peut en effet dire que le « nous » analysé par l’auteur est un sujet collectif, se référant à un groupe institué de manière permanente.

Mais le sujet pluriel, lui, est provisoire et pourrait ainsi déjouer les reproductions de domination. Cette théorie du sujet pluriel vient de la philosophe Margaret Gilbert, qui choisit pour l’exprimer la métaphore de la promenade : lorsque deux personnes se promènent ensemble, elles s’engagent provisoirement et implicitement l’une envers l’autre. Cela implique par exemple qu’aucune ne peut subitement accélérer le pas. On pourrait alors se demander si un sujet pluriel (une réunion éphémère de plusieurs sujets), plutôt que collectif (un seul groupe institué) ne permettrait pas à chaque individu de s’engager politiquement tout en jonglant pacifiquement entre ses multiples appartenances.

8. Pour aller loin

Ouvrage recensé– Tristan Garcia, Nous, animaux et humains, Paris, François Bourin Éditeur, coll. « Actualité philosophie », 2011.

Autres pistes– Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (t.1), Paris, Gallimard, coll. « tel », 1976.– Margaret Gilbert, Marcher ensemble : essais sur les fondements des mouvements collectifs, Paris, Éditions PUF, coll. « Philosopher en sciences sociales », 2003. – Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Éditions Grasset, coll. « Le Collège de philosophie », 1990. – Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Éditions Gallimard, 2000 [1651].

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