Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ulrich Beck
Les États-nations sont morts, vive le nouvel ordre cosmopolitique. Un ordre dont les vecteurs principaux sont la mondialisation économique et le rôle joué par les principaux acteurs de l’économie mondiale : entreprises transnationales et groupes ou institutions tels que l’OCDE, le FMI ou encore la Banque mondiale. Tel pourrait être le résumé de la teneur de l’ouvrage de l’universitaire allemand Ulrich Beck, l’un des sociologues majeurs de ce début de XXIe siècle.
À l’heure de la mondialisation, pouvoir et contre-pouvoir sont partagés entre trois acteurs principaux : les États, le capital (ou monde de l’économie) et les mouvements de la société civile (dont les ONG). Ces trois acteurs prennent part ensemble à ce qu’Ulrich Beck appelle un « méta-jeu », c’est-à-dire à un affrontement et à une lutte pour le pouvoir qui modifient les fondements mêmes ainsi que les règles de la politique mondiale.
De ce méta-jeu il ressort que les stratégies nationales, l’optique de l’État-nation, ne sont plus pertinentes pour aucun des acteurs, qui depuis la première modernité (celle issue de la Révolution française de 1789 et de la révolution industrielle) s’étaient appuyés sur ce modèle pour imposer leur volonté aux autres acteurs, notamment au capital. En effet, les mouvements de la société civile étaient alors balbutiants ou inexistants : seul le peuple existait, avec la possibilité toujours ouverte de se révolter contre le pouvoir étatique.
C’est que nous sommes aujourd’hui dans une seconde modernité, où les forces du monde de l’économie ont pris le relais de celles de l’État comme acteur principal. Dans cette seconde modernité, née au tournant des années 70 et 80 avec les débuts de la mondialisation-globalisation et l’épanouissement du néo-libéralisme, c’est l’optique cosmopolitique qui est pertinente.
Ce concept de cosmopolitisme ne doit pas se comprendre comme un vecteur d’américanisation, ou encore du globalisme néo-libéral, d’un universalisme ou du multiculturalisme. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais bien plutôt, d’après Ulrich Beck, des valeurs d’une diversité à la fois reconnue et vécue, qui confèrent à toutes les situations sociales et à tous les contextes historiques une sorte de common sense cosmopolitique qui concerne des secteurs de plus en plus importants de l’humanité et leur imprime des mouvements irrésistibles, conduisant à une évolution de plus en plus convergente pour tous les hommes.
Très loin, donc, du concept idéaliste et élitiste qui sert de cri de ralliement à des organisations transnationales et à des classes dirigeantes mondialisées, en réalité à la recherche d’une uniformité interchangeable sur toute la surface du globe. À mille lieux, donc, de la conception du cosmopolitisme dont est porteur Ulrich Beck.
Notre monde est dominé par les forces de l’économie, qui imposent leur pouvoir aux deux grands autres acteurs de la puissance que sont les États et les mouvements de la société civile. Ces forces de l’économie, que l’on peut appeler le Capital, parviennent à leurs fins par le biais du programme du néo-libéralisme. Un programme qui est tout à la fois économique, politique, juridique et réglementaire, social, moral et culturel, c’est-à-dire authentiquement global et globalisant.
De cette réalité procède une conséquence simple, mais cruciale : les conditions aussi bien historiques que concrètes de la domination du modèle national, qui s’était imposé pendant ce qu’Ulrich Beck nomme la première modernité (c’est-à-dire grossièrement la séquence historique qui va de la Révolution française de 1789 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) a été détrônée par l’émergence d’un acteur plus puissant que les autres, le Capital.
Les règles du jeu de la politique mondiale ont donc été transformées en profondeur. Et la manière dont s’effectue cette transformation est symptomatique : en effet, cette transformation s’est effectuée sans aucune légitimation démocratique, sans qu’à aucun moment les citoyens aient procédé à un choix positif et explicite en faveur de ce nouveau modèle de domination.
Ulrich Beck qualifie ce procédé de « translégal », concept essentiel de l’ouvrage. Ce qui est translégal n’est ni illégal ni illégitime, mais pas non plus légal ni légitime. Ce qui est translégal, en résumé, est d’un autre ordre que celui de la loi, dont il ne recherche pas la sanction : tout ce qui est translégal, par exemple la domination du Capital, n’est pas explicitement fondé sur la loi, et donc échappe en grande partie à la problématique imposée par cette dernière et aux sujétions créées par celle-ci.
Voilà pourquoi l’autonomie de l’État national est mise en échec par le Capital, comme il l’est également, à un moindre degré, par les stratégies des mouvements de la société civile.
La société civile mondiale vient elle aussi battre en brèche le pouvoir de l’État national, et ce au travers de la révolution des droits de l’homme.
Car le principe cardinal autour duquel s’organise l’action des mouvements de la société civile mondiale est bien celui-là : faire respecter, partout dans le monde, les droits de l’homme. Et ce même au mépris des droits des États nationaux, qui ne sont donc plus considérés comme pleinement « maîtres chez eux » : ils doivent, impérativement, obéir à des principes qui leur sont extérieurs et qui transcendent leur autorité. C’est cela, la révolution des droits de l’homme.
Ainsi l’argument des droits de l’homme permet-il non seulement à des ONG, mais également à des États engagés sur la scène mondiale en faveur de cet objectif d’exercer plus qu’une influence, un véritable pouvoir sur d’autres États. Qui souvent vivent très mal ce type d’interventions et d’ingérences, au nom du principe de la souveraineté des États et des différents principes qui découlent de cette évidence.
États qui peuvent aller jusqu’à se voir mis au ban de la société mondiale, de la communauté internationale, devenant des sortes « d’États-voyous » ou « d’États-parias ». C’est ce qui arrivé, par exemple, à la Serbie de Slobodan Milosevic, ou encore, auparavant, à l’Afrique du Sud lorsque ce pays appliquait le régime de l’apartheid.
En d’autres termes, cette exigence du respect des droits de l’homme constitue la clef de voûte du nouveau système cosmopolitique appelé de ses vœux par Ulrich Beck : la révolution des droits de l’homme anticipe l’existence d’un État « cosmopolitique » d’un triple point de vue, à la fois normatif, politique et juridique.
Ulrich Beck retient sept principes distincts du cosmopolitisme, qui sont ceux définis par David Held dans Cosmopolitanism.
Ce sont les suivants :
• même valeur, même dignité pour tous ;• participation active de tous, à la fois politique, économique et sociale ;• responsabilité et imputabilité personnelles ;• recherche permanente du consensus, qui doit toujours être préféré à l’affrontement ;• autodétermination et prise de décision collective par le biais de procédures électorales (en d’autres termes, la démocratie politique est importante et n’est pas juste une « liberté formelle », pour reprendre l’expression marxiste) ;• inclusivité (que personne ne soit exclu) et subsidiarité (faire prendre toutes les décisions au niveau le plus directement concerné par les effets de ces dernières, sans passer à l’échelon supérieur) comme principes fondamentaux du fonctionnement de la société ;• et enfin prévention des atteintes graves aux besoins fondamentaux et satisfaction de ces derniers.
À ces sept principes fondamentaux on peut ajouter les trois sources possibles de souveraineté cosmopolitique : le droit de la raison, le positivisme juridique et le pragmatisme. Ces trois conceptions sont toutes, d’ailleurs, selon l’auteur, des variantes d’une unique figure, l’autofondation.
Et Ulrich Beck remarque dans un premier temps que ces trois notions se complètent et se renforcent, au lieu d’être incompatibles. Il remarque ensuite qu’aucune de ces trois sources ne puise sa légitimité dans un processus démocratique. En fin de compte, on peut dire, avec l’auteur, que l’ordre cosmopolitique correspond à une sorte de définition du Bien à valeur et à validité universelles.
Et, partant, la démocratie devient comme une sorte de religion des temps passés, ressortie à l’occasion des consultations électorales, mais guère plus. Ainsi, de même que pendant la première modernité les acteurs accomplissaient encore des rites religieux (Noël par exemple) sans y croire vraiment, dans le cas de la deuxième modernité, celle fondée sur un ordre cosmopolitique, c’est la démocratie qui connaît cette perte de substance.
L’ordre cosmopolitique dispose donc de sources autonomes de légitimation. Les nouvelles règles naissent de l’association des principes de l’ordre ancien avec les principes du nouvel ordre cosmopolitique. Par exemple, l’association de l’exigence de respect des droits de l’homme avec la nécessité, plus classique, de la soumission à l’autorité, en l’occurrence aux nouvelles autorités cosmopolitiques.
Pour autant, cela ne signifie pas que le régime cosmopolitique dont Ulrich Beck souhaite l’instauration et qu’il voit poindre par ailleurs soit une sorte d’Empire, qu’il se forge et se consolide dans une ambition impérialiste qui aurait vocation à dominer la planète. Rien n’est plus étranger à la vision qu’à l’auteur du cosmopolitisme.
Le cosmopolitisme authentique est ainsi, et par définition, participation de tous et respect de toutes les cultures, excluant une « superpuissance » ou une « hyperpuissance » qui imposerait sa volonté aux autres. Une telle conception qui rejoint le règne des États nationaux est à oublier. De cette manière, il est clair par exemple que les États-Unis, dont les tentations hégémoniques et impériales ont été fortes, ne peuvent pas être pris comme le modèle, ni même comme la figure anticipée, d’une forme d’État cosmopolitique.
Tout au contraire, les exigences du régime cosmopolitique (paix, justice, dialogue) instituent un espace de pouvoir qui réclame un contenu comme une assise militaires, qui peuvent être remplis par des institutions comme l’ONU ou comme l’OTAN. C’est donc d’abord et avant tout le contexte d’une autolégitimation morale, économique et militaire qui justifie ou prétend justifier le régime cosmopolitique. C’est également ce dernier qui, en cas de conflit, fonde la capacité de ce même régime à prendre les sanctions indispensables.
Enfin, il faut, avec Ulrich Beck, établir une distinction fondamentale entre « vrai cosmopolitisme » et « faux cosmopolitisme ». Pour certains États, la posture cosmopolitique n’est qu’une manière masquée (et souvent transparente d’ailleurs) d’assouvir leur volonté de puissance. La guerre du Kosovo menée par l’OTAN en 1999 à la demande pressante et à l’instigation des États-Unis en est le meilleur exemple. Dans ce type de cas, on se trouve en présence d’une véritable instrumentalisation et perversion ainsi que d’un authentique détournement de la notion d’État cosmopolitique ou de régime cosmopolitique.
Dans l’introduction, le cosmopolitisme a été mis à l’abri de tout malentendu par rapport à la définition qu’en donne Ulrich Beck en rappelant brièvement et de manière synthétique ce qu’il n’est pas : mondialisation, américanisation, universalisme ou multiculturalisme.
Cela rappelé, il est à présent nécessaire de s’attacher aux voies par lesquelles l’auteur espère et croit tout à la fois que le nouvel ordre cosmopolitique pourra s’imposer partout de par le monde. Pour ce faire, il est indispensable de procéder à un renversement fondamental d’optique, et de répudier le pessimisme fondamental (Ulrich Beck écrit « ontologique », c’est-à-dire qui relève de l’être même) qui prévaut en Europe aujourd’hui.
À ce pessimisme fondamental, l’auteur oppose une espérance qui est celle d’une sorte de nouvel âge des Lumières appliqué à l’époque où tout devient global, les problèmes environnementaux comme l’économie, les migrations comme la menace terroriste. Un nouveau XVIIIe siècle en quelque sorte, qui ferait passer définitivement l’humanité dans la deuxième modernité comme le premier siècle des Lumières l’avait fait entrer dans la première.
Pour Ulrich Beck en effet, l’esprit du cosmopolitisme, du fait même qu’il brouille éminemment les frontières et efface les distinctions traditionnelles peut justement à cause de cela triompher des attaques de ses ennemis de par sa puissance à abolir toutes les distinctions anciennes, et à ne plus offrir aucune prise aux schémas classiques et convenus des conflits.
L’auteur fait donc, en toute conscience, le pari de la victoire du régime cosmopolitique, qu’il ne considère pas comme totalement utopique. Cette victoire du régime cosmopolitique, c’est celle de la reconnaissance de la diversité, des droits de l’homme, de la société civile et, pour reprendre les mot mêmes d’Ulrich Beck, de « toutes les grandes et belles idées » (p. 508).
Ulrich Beck insiste particulièrement sur un point dans cet ouvrage : l’ordre cosmopolitique mondial qu’il appelle de ses vœux pour dépasser la construction du monde en États-nations est la seule solution pour une paix et une prospérité durables, d’autant plus que l’auteur couple ces préoccupations à des convictions environnementales fortes.
En résumé, hors de l’ordre cosmopolitique, pas de salut pour l’humanité au XXIe siècle.
Les critiques adressées à l’ouvrage peuvent se ranger en deux catégories : utopisme et naïveté. Utopie de croire que l’ordre cosmopolitique décrit dans l’ouvrage peut avoir des chances sérieuses d’exister un jour. Naïveté, surtout, de croire que la mondialisation économique peut être « l’accoucheur » de cet ordre cosmopolitique.
En effet, l’altruisme, les bons sentiments et la reconnaissance de la valeur absolue de la dignité humaine semblent extrêmement éloignés des préoccupations véritables des acteurs de l’économie mondiale. Ses critiques se rangent dans plusieurs catégories : défenseurs du libéralisme, partisans du pouvoir des oligopoles, ou encore universitaires peu sensibles à l’interdisciplinarité de l’auteur. Il n’en demeure pas moins que le profil de plus en plus supranational et « post-national » qui marque l’Union européenne semble donner raison à Ulrich Beck.
– Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003
Du même auteur– La Société du risque, Paris, Aubier, 2001.– Qu'est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006.– Pour un empire européen, Paris, Flammarion, 2007.– Non à l'Europe allemande, Paris, Autrement, 2013.