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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

LTI, la langue du IIIe Reich

de Victor Klemperer

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Histoire

Professeur d’université, devenu par la force des lois antisémites de l’Allemagne nazie un paria – mais un paria échappant aux camps de la mort par la grâce de son mariage avec une aryenne –, Victor Klemperer a continué à étudier la langue. Mais il a troqué son sujet habituel, le XVIIIe siècle français contre celui que les circonstances lui avaient imposé : la langue du IIIe Reich, ou LTI, Lingua Tretii Imperii. Le présent ouvrage, publié en 1947, est le condensé des notes qu’il a prises chaque matin, avant de partir pour l’usine. Le but : dénazifier la langue allemande.

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1. Introduction

Fondée sur l’idée que la subversion des mots constitue la plus efficace des propagandes, l’étude de Victor Klemperer se caractérise d’abord par la méthode. Chaque matin, avant de partir à l’usine, il consigne les observations que lui inspire la journée passée, phrases lues ou glanées dans la rue, discours officiels. Puis, il les analyse, prenant appui sur quelques principes.

Tout d’abord, il accorde peu d’importance à l’étymologie, car, ce qui compte, c’est l’emploi qui est fait des mots. Ensuite, il prête une grande attention à tout ce qui est nouveau, que ce soit en termes d’expressions – car il en naît beaucoup de nouvelles – ou de sens – car de nombreuses expressions changent de valeur ou de signification.

Klemperer est un médecin qui, au chevet du malade, tente d’identifier le poison qui menace de le tuer. Ce poison, c’est l’idéologie fasciste. Le terrain, favorable à une propagation foudroyante du mal, c’est l’Allemagne romantique. Le résultat, c’est un fanatisme illimité, structuré autour du couple sémitisme-germanité. Un fanatisme qui, étant diamétralement opposé à l’esprit des Lumières, substitue à la mécanique rationnelle des institutions démocratiques le culte de la volonté, restructurant la société autour d’un principe mensonger de responsabilité et d’autorité, le führerprinzip.

En bon spécialiste des Lumières, Victor Klemperer conçoit cette étude de la langue nazie comme une prise de conscience et, donc, un remède.

2. Poison fasciste, terreau romantique, mystique millénariste

Le fascisme, pour Klemperer, c’est une maladie étrangère, italienne, qui a pris en Allemagne une virulence extrême, justement en raison de son caractère étranger. Hitler emprunte tout au Duce : le salut, le parti unique, la violence, les discours, les parades au flambeau, les chemises brunes, tout. Mais les nazis réinterprètent le fascisme en fonction d’un trait typiquement allemand : le romantisme, avec sa prééminence du sentiment sur la raison, considérée comme froide, française, vaine, artificielle, et la valorisation extrême du sentiment – forcément naturel, sain, vivifiant et germanique. Conséquence : la langue nazie porte la marque de la démesure, de l’absence de ces frontières et de ces limites que pose la raison et que le sentiment nie.

Certains Allemands, cela frappe beaucoup Klemperer, sont animés d’une foi si ardente et aveugle pour leur Führer qu’ils refuseront jusqu’au bout de croire en la défaite : en avril 1945, ils sont sincèrement convaincus qu’Hitler prépare (pour son anniversaire, le 20 avril) une grande offensive. Leur Guide ne peut mentir.

Le IIIe Reich est sacré : héritier du Saint-Empire médiéval, ou premier Reich, il est nimbé de toute l’aura de la mystique allemande et protestante qui attend, depuis des siècles, qu’à l’ère du Père (Jéhovah) et à celle du Fils (le Christ) succède la troisième Ère, le troisième Règne, le troisième Âge : celui de l’Esprit. Les nazis savent admirablement manipuler les symboles. Ils récupèrent les runes, qu’ils mélangent, dans un esprit purement publicitaire, avec l’esthétique futuriste. Ils adoptent ce ton prophétique qui plaît tant aux protestants, annoncent le Reich millénaire, parlent d’eux-mêmes comme d’un fléau envoyé par Dieu pour châtier l’humanité, organisent des Croisades contre le bolchevisme et des pèlerinages là où naquit le Führer, aussi appelé le Sauveur.

Quant à Mein Kampf, ce n’est rien d’autre que la Bible de la nouvelle Allemagne et des Aryens, qui sont le « peuple élu ».

3. Fanatisme et haine de l’intellect

Au cœur du nazisme et de sa langue, il y a le verbe prophétique du Guide et de ses « apôtres », Goebbels et les autres. Mais, ici, il ne n’agit pas de l’orateur antique, étroitement lié à la cité et à la politique, chargé de convaincre, par le moyen du raisonnement et de la rhétorique, mais de l’orateur moderne, qui s’adresse directement au peuple, par voie de radio et de haut-parleur, dans le but de galvaniser les foules. Il doit être magnétique. Il doit s’adresser donc, non pas à l’intellect, considéré comme une pourriture juive, mais au sentiment. Hitler, comme Mussolini, méprise absolument ce peuple qu’il flatte pour en tirer pouvoir.Surtout, il ne faut pas que l’on se mette à penser.

Et, comme « celui qui pense de manière systématique est deux fois plus difficile à convaincre » (p. 139), il faut déprécier tout système. Pour les nazis, il y a un système par excellence : celui de la République de Weimar (1918-1933), contrôlé par les Juifs, la banque apatride et le marxisme. Il faut le détruire, et lui substituer une communauté, fondée sur la race, épurée de tout élément corrupteur. Le principe de cette communauté n’est pas le droit mais l’organisation : le politique, chez les nazis, devient organique, ou du moins le prétend. Paradoxalement, dans cet organisme « naturel », la personne est parfaitement respectée, pourvu, bien entendu, qu’elle soit aryenne. Le nazisme place en effet très haut le principe de responsabilité, qu’il nomme le principe du chef, ce « führerprinzip » qui se retrouve partout dans le LTI. Dans la société nazie, tout fonctionne par allégeance et fidélité. Chacun doit obéissance absolue et aveugle à son chef. En retour, il commande de façon absolue à ses subordonnés.

Le nazisme, par conséquent, est un fanatisme, et il ne s’en cache pas. On aime fanatiquement le Führer. On se bat fanatiquement. Par un curieux renversement, le fanatisme n’est plus conçu, comme c’était le cas depuis le siècle des Lumières, comme une défaite de l’intelligence, mais comme un triomphe de la volonté et de la force vitale. Il est un bien. On obéit aveuglément, on ne doit pas penser, surtout pas. Et, par conséquent, on dénigre tout ce qui a trait à cette intelligence.

Ainsi, ce n’est pas le point d’exclamation qui est la marque de ponctuation préférée des nazis, mais le guillemet à valeur ironique. La LTI s’exclame en permanence, tout ce que fait le régime est grand, historique, mondial, décisif et éternel : il faudrait mettre des points d’exclamation partout. On n’en met donc pas. Par contre, les victoires des Alliés sont toujours entourées de guillemets, comme pour signifier qu’elles n’en sont pas. Einstein est un « chercheur », Churchill est un « homme d’Etat », Tito est un « maréchal ».

4. Sémites et Aryens

Au cœur de ce fanatisme débridé, de cette langue exaltée, il y a l’antisémitisme et le culte du mouvement permanent. D’ailleurs, les deux choses sont liées : le Juif est assimilé au raisonneur et le raisonneur, c’est celui qui pense au lieu d’agir, le contraire du vrai Germain fanatisé, engagé dans une guerre conçue comme un match de boxe. Mais si l’antisémitisme tire son origine de la haine romantique de l’intellectualisme et de la Révolution française, il sert aussi à Hitler de moyen pour amalgamer ses ennemis en une seule entité, et pour donner à la petite-bourgeoisie qui est sa base électorale, un ennemi visible et concret, car après tout la France ou le Bolchevisme, ce sont des choses lointaines.

Ainsi naissent le judéo-bolchevisme, la banque juive et autres termes du même acabit. Même l’Angleterre n’échappe pas à la judéisation de l’ennemi : Rosenberg, l’un des théoriciens du nazisme, a toujours soutenu que les Anglais étaient la fameuse treizième tribu d’Israël.

Face au Juif, figure repoussoir, laide et lugubre, il y a celle du Germain, pur, blond et lumineux, et qui forme avec son sémite antagoniste un couple indissoluble : car la fabrication du mythe aryen a nécessairement pour corollaire celui du Juif. Radieux, doté de volonté plus que de raison, l’Aryen musclé et sportif se moque de la philosophie, qui est une chose d’intellectuels. Lui, il a une Weltanschauung (encore un mot détourné par la LTI), c’est-à-dire une « vision du monde » donnée, liée à la race et qui ne fait pas obstacle à l’entreprise nazie de « mystifier et engourdir les esprits » (p. 194). Elle a, en effet, rapport à l’extase religieuse, rapport dégradé bien entendu. On ne raisonne pas, on « voit », mais il ne s’agit pas ici de l’œil intérieur des mystiques authentiques. « Il s’agit de la vision mécanisée d’un œil fasciné et manipulé, aveuglé par une lumière trop vive. Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire. Novalis et Barnum, l’Allemagne et l’Amérique […] aussi indissolublement mêlés que la mystique et le faste dans la messe catholique. » (p. 195)

Et gare à celui qui émettrait un doute : il serait aussitôt accusé de colporter des « fausses nouvelles » (Greuelnachrichten, mot de la LTI formé à partir d’un verbe inventé, greueln, de Greuel, « atrocité ») et passible d’être livré à la Gestapo.

5. Conclusion

Paradoxalement, le caractère mystique et sentimental du nazisme n’est pas ennemi d’une certaine technicité, bien au contraire. Dans le nazisme, « la métaphore technique vise directement la personne » (p. 205), et non plus seulement les choses, comme sous Weimar. Ce n’est plus seulement l’économie, qu’il s’agit de « relancer » comme on fait d’une vieille locomotive ou d’une voiture en panne, ce sont les dignitaires du régime que l’on compare à des moteurs. C’est l’ensemble de la société qu’il s’agit de « mettre au pas » ou de synchroniser.

Ce sont les travailleurs qui doivent travailler « à plein régime » ou « à pleine charge ». C’est partout et tout le temps l’homme ravalé à n’être qu’un rouage dans la totalité de l’organisme national et total, c’est le mépris absolu de la personne.

Langue très pauvre, bourrée d’abréviations, la LTI s’est, malheureusement, perpétuée jusqu’à nous, qui employons toujours ses expressions : le terrifiant SS (au lieu de Service de protection du chef de l’État), le mot Reich détourné dans un sens millénariste, l’idée que les Juifs seraient organisés au niveau mondial et d’une façon secrète, que les Allemands seraient « supérieurement organisés », qu’il y aurait un « système » hostile et ténébreux, derrière les institutions démocratiques, sans parler de tous ces acronymes d’entités administratives se transmuant en noms propres dotés de personnalité (Gestapo, Véolia…), du détournement de la rhétorique évangélique au profit de la politique et de la guerre, et de celui de l’idée européenne, ravalée au niveau de territoire à défendre.

6. Zone critique

Persécuté pendant les huit années que dura le régime hitlérien, Klemperer considérait qu’il avait été libéré par l’Armée rouge et avait choisi la RDA plutôt que la RFA. Loyal envers le régime communiste, il se garda bien de soumettre la langue soviétique à la critique. « Il est certain, affirme-t-il, que le bolchevisme a fait son apprentissage technique en Amérique, qu’il technicise son pays avec passion, ce qui doit forcément laisser des traces profondes dans sa langue. Mais pour quelle raison fait-il cela ? Pour procurer à ses habitants une existence plus digne, pour pouvoir, sur de meilleures bases matérielles, […] leur offrir la possibilité d’une élévation intellectuelle » (p. 209). Mais, malgré ces gages donnés de bonne volonté, les autorités communistes maintinrent la population dans l’ignorance du livre de Klemperer. Elles ne l’interdirent jamais, mais elles n’en imprimèrent que de faibles tirages, que l’intelligentsia s’arrachait dès leur sortie, car elle pensait y trouver toutes les clés qui pourraient lui permettre de résister au totalitarisme communiste.

Ainsi, la critique la plus importante que l’on pourrait faire à Klemperer est aussi un hommage : il aurait péché par excès d’humilité scientifique. Son sujet d’étude, c’est la langue du troisième Reich, pas celle de l’Europe communiste, pas celle de l’Occident.

Or, et c’est bien pour cela que son livre nous parle encore aujourd’hui, il a réussi à dégager une méthode d’étude de la langue qui est à coup sûr applicable à toutes les sociétés humaines où la langue est sans cesse manipulée par toutes sortes d’idéologues et de pouvoirs qui ne se contentent pas de l’utiliser pour propager une idée – cela, c’est la propagande au sens ancien du terme –, mais qui déforment la parole pour influer sur la pensée, tant il est vrai, comme l’écrivait Louis de Bonald au début du XIXe siècle, que l’homme « pense sa parole avant de parler sa pensée » et que, donc, l’homme ne pensant qu’au moyen de mots, quiconque manipule ceux-ci a tout pouvoir sur sa pensée.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. « Agora », 1996 [1947].

Du même auteur

– Journal, Paris, Le Seuil, 2000.

Autres pistes

– Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 2004.– George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2018.

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