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L’erreur est humaine

de Vincent Berthet

récension rédigée parVictor FerryDocteur en Langue et lettres de l’Université Libre de Bruxelles et chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique (FNRS).

Synopsis

Psychologie

Dans cet ouvrage, Vincent Berthet s’appuie sur les recherches en psychologie cognitive pour accréditer l’hypothèse que l’homme est un être à la rationalité limitée. Il en tire des conséquences politiques : si l’homme est un être irrationnel, faut-il chercher à le protéger de lui-même à l’aide d’un État paternaliste ? Si notre capacité de juger est truffée de biais incontrôlables, faut-il déléguer davantage nos décisions à des machines ?

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1. Introduction

La rationalité est la capacité d’évaluer nos choix pour prendre les meilleures décisions. En cette matière, nous avons une forte tendance à nous surestimer. Il faut dire que de Platon à Descartes, les philosophes, avec leurs traités, nous ont donné confiance en notre faculté de juger : si l’on donne à l’homme une bonne méthode il devrait, sur chaque question, pouvoir atteindre la vérité. Cette foi rationaliste a façonné le monde bien au-delà du champ de la philosophie.

Au XVIIIe siècle, quand les nations européennes ont vu leurs effectifs de population croître rapidement, des penseurs anglo-saxons ont développé une nouvelle discipline pour gérer la production et l’allocation des ressources : l’économie. Cette discipline reposait sur une hypothèse rationaliste : nous prendrions nos décisions pour maximiser notre bien-être. Dès lors, si on nous laisse suffisamment de liberté, la somme de nos intérêts bien compris mènera au bien-être général. C’est la thèse de la « main invisible » que l’on doit à Adam Smith : « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, l’individu travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d’y travailler ». Nos lois reposent sur cette même confiance en la capacité de l’homme à savoir ce qui est bon pour lui : « je dois respecter les règles sinon je risque une sanction ». Et si nous faisions fausse route ?

Dans cet ouvrage, Vincent Berthet s’appuie sur les recherches en psychologie cognitive pour accréditer l’hypothèse que l’homme est un être à la rationalité limitée. Il en tire des conséquences politiques : si l’homme est un être irrationnel, faut-il chercher à le protéger de lui-même à l’aide d’un État paternaliste ? Si notre capacité de juger est truffée de biais incontrôlables, faut-il déléguer davantage nos décisions à des machines ?

2. Comment jugeons-nous ?

Notre esprit fonctionne à deux vitesses. Une première vitesse, le système I, nous permet de prendre des décisions automatiques sur la base de nos intuitions. C’est, par exemple, le système I que nous utilisons pour répondre à des questions comme « quelle est la capitale de la France ? » ou « Combien font 2 x 2 ? ». La réponse nous vient à l’esprit sans que nous ayons besoin d’y penser. En revanche, si nous devons répondre à des questions plus complexes comme « Combien font 12 x 39 ? » ou « La liberté est-elle une illusion ? », nous devons passer à une autre vitesse : nous enclenchons une pensée consciente, nous réfléchissons. C’est de ce mode de pensée conscient qui nous est le plus familier. Et nous avons tendance à surestimer son importance les décisions que nous prenons…

Pour bien comprendre nos mécanismes de prise de décision, il faut avoir à l’esprit que notre cognition a évolué pour favoriser l’adaptation à notre environnement. Or notre espèce, le genre Homo, a passé 90% de son histoire dans un mode de vie nomade, organisé autour de la chasse et de la cueillette. Nos principaux enjeux étaient alors de trouver la meilleure nourriture, d’esquiver les prédateurs, de trouver des partenaires de reproduction et de protéger notre progéniture. Dans ce contexte, la rapidité de décision était une question de survie et la plupart d’entre elles ont été automatisées. Le système II, la partie consciente de notre cognition, n’est donc pas à l’origine de nos décisions : il fait plutôt office d’inspecteur des travaux finis. Et c’est un inspecteur complaisant : le plus souvent, il va justifier nos intuitions plutôt que de les tester. Cette propriété de notre raison a été mise en lumière dans les années 1960 par deux psychologues, Michael Gazzaniga et Roger Sperry. Les deux chercheurs travaillaient sur des patients particuliers : les split brain (cerveau scindé). À l’époque, une pratique chirurgicale utilisée pour traiter les crises d’épilepsie consistait à sectionner le corps calleux, le canal responsable de la communication entre les deux hémisphères de notre cerveau. Les patients ayant subi une telle intervention ont permis de mieux comprendre la relation entre notre cerveau automatique et notre cerveau conscient. Ainsi, lorsque l’on présentait un mot comme « clef » dans le champ visuel gauche de ces patients, ils disaient n’avoir rien vu.

En revanche, si on leur demandait de sélectionner un objet devant eux, ils choisissaient systématiquement les clefs. Le phénomène le plus intéressant se produisait quand on leur demandait de justifier leur choix : ils inventaient une explication, par exemple : « J’ai choisi les clefs car j’ai perdu les miennes ». Pour donner du sens à nos actions, pour nous permettre une représentation cohérente de nos décisions, notre raison est donc prête à nous raconter des histoires. Notre système II n’est pas le juge de notre système I, il en est l’avocat.

3. Les limites de notre rationalité

Notre raison a donc tendance à faire feu de tout bois pour justifier des décisions dont nous ne connaissons pas vraiment l’origine. S’ajoute à ça le fait que notre processus automatique de décision (le système I) est sujet à des erreurs systématiques. Ces erreurs ont été révélées par une série d’expériences menées par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans les années 1970. Les deux chercheurs ont d’abord mis en avant le fait que, lorsque nous décidons, nous avons recours à des stratégies du moindre effort cognitif : les heuristiques (du grec heuriskô qui veut dire « trouver »). Ils en ont identifiées trois. Lorsque nous cherchons à évaluer la fréquence d’un événement, nous avons recours à une heuristique de la disponibilité. Cette stratégie consiste à juger la probabilité qu’un événement se produise sur la base de la facilité avec laquelle nous pouvons nous remémorer des exemples de cet événement (on pourra par exemple être convaincu que les stars divorcent plus que le commun des mortels parce que leurs divorces sont médiatisés).

Lorsque nous cherchons à évaluer la probabilité qu’un objet appartienne à une catégorie (par exemple : « untel est-il un bon candidat pour le post ? ») nous utilisons une heuristique de la représentativité : nous évaluons dans quelle mesure l’objet est prototypique, ce qui revient à nous baser sur des stéréotypes. Enfin, lorsque nous cherchons à estimer une quantité, nous utilisons une heuristique de l’ancrage : nous partons d’un point de repère, souvent arbitraire, et nous ajustons progressivement en fonction des informations disponibles. Arrêtons-nous sur cette dernière stratégie.

Dans une de leurs expériences, Kahneman et Tversky ont demandé de faire tourner une « roue de la Fortune ». Cette roue était truquée pour ne s’arrêter que sur 10 et 65. Après l’avoir tournée, les participants devaient estimer une quantité en pourcentage (par exemple, le pourcentage de pays africains membres de l’ONU). On observe alors que les estimations fournies par les sujets sont influencées par le nombre, pourtant arbitraire, donné par la roue.

En effet, la médiane des estimations chez les sujets pour lesquels la roue s’était arrêtée sur 10 est de 25% alors qu’elle est 45% chez ceux dont la roue s’était arrêtée sur 65. Cette expérience, parmi beaucoup d’autres, montre la facilité avec laquelle notre jugement peut être manipulé. Il faut prendre la mesure de ces découvertes : pour obtenir de nous un comportement donné, il pourrait être plus efficace d’exploiter les failles de notre rationalité que de chercher à nous raisonner.

4. Faut-il nous manipuler pour notre bien ?

L’hypothèse de la rationalité limitée a donné naissance, depuis les années 2000, à une nouvelle manière de concevoir les politiques publiques : le nudge. Un nudge, que l’on peut traduire par « coup de pouce », est une méthode qui consiste à tirer parti des défaillances de la rationalité humaine. Il s’agit, en d’autres termes, de techniques d’influence du comportement visant directement notre système I : les mécanismes automatiques par lesquels nous jugeons et nous décidons. En voici quelques exemples. Il peut arriver aux hommes de manquer de précision lorsqu’ils se rendent aux toilettes publiques. Cela peut sembler dérisoire, mais les coûts de nettoyage sont importants. Et les tentatives de rectifier le tir avec des écriteaux qui s’adressent à notre raison (« par mesure d’hygiène, nous vous prions de… ») sont inefficaces. Un jour, un responsable du nettoyage de l’aéroport d’Amsterdam eut une idée : et si on donnait aux hommes quelque chose à viser ? En gravant une mouche dans le fond des urinoirs, ce qui exploite une tendance visuo-motrice, ils firent baisser de 80% les frais de nettoyage. Ce nudge s’est depuis répandu de par le monde.

D’autres nudges sont aujourd’hui employés pour lutter contre l’obésité (comme réduire la taille des assiettes dans les self-services), pour diminuer la consommation d’énergie (en signalant aux ménages s’ils consomment plus que leurs voisins) ou pour inciter à remettre sa déclaration d’impôt (avec des messages du type « 90% des contribuables de votre ville déposent leur déclaration à l’heure »).

La tendance n’est donc plus de chercher à raisonner les citoyens, mais bien d’influencer leurs comportements. Par exemple, dans le cas du message accompagnant la déclaration d’impôts, il s’agit d’exploiter notre inclinaison à suivre le groupe, pas de nous raisonner en mettant en avant les coûts et les bénéfices. Cette politique du nudge n’est pas une simple tendance, mais bien un changement de paradigme. Ainsi, en 2010, le gouvernement britannique s’est doté d’une nudge unit, l’administration Obama lui a emboité le pas et, en 2017, le Comité Économique et Social Européen rendait un avis pour « pour la prise en compte du nudge dans les politiques européennes ». L’auteur parle à cet égard d’une nouvelle idéologie politique, le paternalisme libertarien : « La composante paternaliste caractérise l’interventionnisme des pouvoir publics dans l’orientation des comportements tandis que la composante libérale marque le fait que le nudge préserve la liberté de choix ».

5. Devons-nous arrêter de prendre des décisions ?

Depuis les années 1950, des études comparent les décisions prises par des spécialistes aux décisions obtenues à l’aide de formules mathématiques. Ces formules s’appuient sur les corrélations statistiques entre des indices (par exemple, les notes d’un élève dans le primaire) et un critère (par exemple, le fait réussir sa première année d’université). Les résultats de ces études sont sans appel : « pour des décisions récurrentes (prédire la réussite scolaire d’un élève, diagnostiquer une maladie, décider si un client reviendra, etc.), une formule objective est plus précise que le jugement humain ». La raison en est que même l’expert le plus compétent et le mieux informé est sujet à des biais lorsqu’il sélectionne et pondère les indices à l’appui de sa décision.

Dans un cas célèbre, le manager d’un club de baseball, les Oakland Athletics, a décidé de baser son recrutement sur l’analyse statistique plutôt que sur le jugement des experts en recrutement (les scouts). Le modèle mathématique intégrait notamment le principe de régression vers la moyenne : les joueurs qui sortent d’une excellente saison ont généralement de moins bonnes performances la saison suivante et inversement. Cette méthode permit d’acheter des joueurs sous-évalués par les experts dont le jugement est biaisé par les tendances les plus récentes. Les résultats furent au rendez-vous : les Oakland Athletics devinrent, au début des années 2000, une des meilleures équipes de la ligue avec l’un des plus petits budgets. Ce mode de fonctionnement s’est ensuite étendu au sport en général puis au monde de l’entreprise.

Comme le note l’auteur, la nouvelle culture consiste « à ne pas fonder le management et les décisions uniquement sur le jugement subjectif et intuitif des dirigeants, mais également sur une analyse objective et rationnelle des données ». Avec les progrès dans la collecte et le traitement des données, la tendance n’est pas prête de s’inverser.

6. Conclusion : comment mieux décider ?

Au terme de ce parcours, c’est donc toute notre conception de la prise de décision qu’il faut revoir. Typiquement, lorsque nous cherchons à prendre une bonne décision, nous allons nous efforcer de collecter des informations, de les examiner, de les pondérer pour finalement délivrer un jugement. Un ouvrage de ce type nous permet de mesurer à quel point nous sommes faillibles à chaque étape de ce processus : nous sommes biaisés quand nous sélectionnons des données, le poids respectif que nous leur attribuons dépend de notre subjectivité, et notre jugement est le produit de mécanismes inconscients même si nous sommes convaincus d’en être maîtres. Que faire, dès lors, pour prendre de meilleures décisions ?

Le modèle de la bonne décision pourrait nous être donné par un héros mythique : Ulysse. Conscient qu’il n’aurait pas la force de résister au chant des sirènes, Ulysse prit la décision de s’attacher au mât de son bateau en exigeant qu’on ne le libère sous aucun prétexte. Lorsque les sirènes se mirent à chanter, la tentation de les rejoindre fut plus forte que tout : il supplia, il ordonna, il menaça pour qu’on le libère. C’est le système qu’il avait mis en œuvre, avant que son jugement ne soit biaisé, qui lui sauva la vie. Nous pourrions nous en inspirer. Mieux décider, c’est peut-être avoir l’humilité d’admettre que, dans de nombreuses situations, nous ne sommes pas les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour nous.

7. Zone critique

L’auteur a le mérite d’adresser lui-même les objections à l’hypothèse de la rationalité limitée. Le risque serait de croire que l’homme est condamné à l’irrationalité. Or, les biais qui interviennent dans l’usage de notre raison ne sont pas le fruit d’une nature irrationnelle. Ils viennent du fait que notre cognition a été façonnée par un environnement qui n’a plus rien à voir avec le monde d’aujourd’hui. Les heuristiques, ces stratégies pour juger rapidement dans l’incertitude, nous ont longtemps permis d’être l’espèce la mieux équipée pour survivre et prospérer.

Aujourd’hui, une information abondante peut nourrir des décisions plus éclairées que jamais. Si nous apprenons à mieux reconnaître nos biais, nous avons les cartes en main pour combler les limites de notre rationalité.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’erreur est humaine, Paris, CNRS éditions, 2018.

Autres pistes– Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991 [1776].– Stephen Dubner, et Steven D. Levitt, Freakonomics, Paris, Folio, 2007.– Daniel Kahneman, , Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012. – Nassim Taleb, , Le Cygne noir : La puissance de l’imprévisible, Paris, Les belles lettres, 2011.– Richard Thaler, et Cass Sunstein, Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.

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