Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Vincent de Gaulejac
Vincent de Gaulejac explore le récit de vie, et comment celui-ci définit l’individu. Il décline les différents types d’écrits fiction, autobiographie, enquête et constate que ce retour sur le passé permet au sujet de se réapproprier son histoire et de dénouer les nœuds inconscients entre l’histoire personnelle, l’histoire familiale, l’histoire transgénérationnelle et enfin l’histoire sociale. Ainsi il passe d’une position de victime à une position de sujet acteur de sa propre vie et donc de son futur. C’est ce travail de sociologie clinique que Vincent de Gaulejac expose dans cet ouvrage, mêlant sociologie et psychanalyse.
Revenir sur le passé, c’est se donner une chance de modifier la façon dont il agit en soi. L’affronter nous donne une opportunité de le dépasser puisque s’il n’est pas travaillé il ne nous quitte jamais vraiment et continue de nous habiter même inconsciemment. C’est fort de cette conviction que Vincent de Gaulejac développe une sociologie clinique de l’historicité, dans laquelle il défend que l’individu n’est rien d’autre que le produit de sa propre histoire. Il s’appuie ainsi sur les travaux de trois penseurs fondamentaux : Sigmund Freud qui souligne le rôle de nos désirs inconscients dans nos vies actuelles, Pierre Bourdieu qui a mis en lumière la manière dont nos trajectoires étaient socialement déterminées, et Jean-Paul Sartre qui postule d’une liberté possible en faisant nous-mêmes quelque chose de ce qu’on a fait de nous. La notion de nœud sociopsychique développée par Vincent de Gaulejac renvoie alors à un ensemble d’affects, d’émotions, de processus conscients et inconscients, d’expériences sociales douloureuses, voire traumatiques, se jouant à la fois sur la scène sociale et sur la scène inconsciente. Il lie ainsi littéralement la clinique et la sociologie. Pour l’auteur l’individu est avant tout le produit d’une histoire (d’un nom, d’expériences, de mécanismes inconscients…) qu’il devra se réapproprier et auxquels il devra donner du sens pour devenir sujet de sa propre histoire. C’est en ce sens que le récit de vie prend une place fondamentale dans la construction d’une identité, car le sujet se recompose lui-même par le récit, en mettant l’emphase sur des évènements, en créant des liens de causalité, en oubliant certains pans de son vécu, et en rendant compte de l’histoire vécue à travers sa propre réalité. Ce récit de vie est donc à mi-chemin entre le roman familial et l’histoire sociale, c’est un moyen de retravailler son existence, de se l’approprier permettant au sujet d’advenir.
Il est donc un outil précieux de la subjectivité humaine, mais difficilement exploitable par le chercheur ou le clinicien. Vincent de Gaulejac propose d’offrir des lieux de pratique permettant de comprendre comment l’histoire agit sur le sujet et comment celui-ci peut dénouer ces nœuds pour sortir de la répétition et déjouer les impasses actuelles. Il cherche enfin à proposer une approche clinique de la sociologie entre psychanalyse et socioanalyse, définissant le récit de vie comme un outil d’historicité au même titre que la mémoire.
La mémoire donne un sens particulier au passé en revisitant l’histoire sous un éclairage personnel influençant ainsi le présent, c’est ce que Vincent de Gaulejac appelle le processus dynamique d’historicité. La mémoire a trois fonctions principales de transmission, de reviviscence et de réflexivité. Ainsi, elle définit l’identité collective et individuelle. Par sa fonction de transmission, elle construit une représentation cohérente du passé et cimente ainsi des singularités, tant au niveau national, que familial. La mémoire permet également de tirer des leçons du passé afin de mieux se mouvoir dans le présent, de revisiter les événements sous un angle différent. Elle autorise également l’oubli qui, à l’instar du deuil, permet des reconfigurations. Cette histoire autonarrative s’articule à plusieurs niveaux, sur le registre réflexif du retour sur soi, sur le registre émotionnel des ressentis qui le traversent, sur le registre psychique des désirs conscients et inconscients et enfin sur le registre sociohistorique de l’individu produit et producteur du social. Devenir sujet, c’est prendre conscience de la manière dont chacune de ces dimensions nous détermine pour ouvrir la voie à la création de son propre devenir, et influer ainsi sur l’avenir social tout entier. Cette reconstitution du passé prend tout son sens sous l’œil d’autrui, qui confronte le déni, valide les émotions, et permet la reconnaissance d’un vécu, mais aussi ses implications dans le présent. C’est pourquoi le récit de vie s’inscrit dans une dimension de partage social que ce soit au travers de groupes ou d’écrits destinés à autrui. Vincent de Gaulejac propose donc ici quatre applications de la clinique de l’historicité. D’une part, auprès d’une femme qui comprendra la nature de sa dépression à l’aune de sa retraite, ensuite dans des groupes d’individus ayant subi les dictatures sud-américaines, puis chez des mères de djihadistes, dans une institution de santé mentale et enfin chez un groupe de chercheurs. Dans chacun de ces espaces, il explore les conflits non réglés du passé qui se répercutent encore au présent dans des impasses ou des répétitions.
Dans le cadre d’un groupe d’implication et de recherche, Chantal fait état d’une fin de carrière sociale difficile où elle semble sous l’emprise de l’organisation du fait d’un surinvestissement émotionnel dans son travail. Le groupe rejoue les scènes d’un moment clef de sa carrière où l’un des enfants qu’elle avait placés est décédé dans sa famille d’accueil. Vincent de Gaulejac parle ici d’organidrame, alors que le psychodrame cherche à comprendre l’expérience psychique et ses conflits, l’organidrame tend à une compréhension sociale, historique, mais aussi psychique et émotionnelle des problématiques passées.
Ainsi le groupe explore les logiques institutionnelles, enjeux organisationnels et révèle les logiques structurantes de chacune des conduites personnelles. Cette mise en sens révèle également un autre deuil dans la vie personnelle de Chantal et ces deux évènements constituent un nœud socio-psychique. La mise en scène de l’évènement professionnel, et son rattachement à un évènement familial transgénérationel a permis à Chantal de s’apaiser et de lâcher prise en reprenant une juste distance dans son contexte professionnel. Le retour à la démocratie après les dictatures sud-américaines des années 80 a été négocié au prix de « lois de l’oubli » édictant une amnistie générale pour favoriser la réconciliation nationale et menant à un silence lourd autour de cette période. La violence politique en effet amène à une vision manichéenne de la société où chacun voit la cause qu’il défend comme légitime, au point que les moyens mis en œuvre pour l’atteindre importent peu.
C’est lorsque la parole se libère des années après dans le cadre d’un groupe d’implication et de recherche par exemple qu’émerge la honte face à la lâcheté quotidienne, la réalité peu héroïque d’une vie de prisonnier, et le sentiment confus d’avoir été à la fois complice et victime. Cette parole permettra d’ouvrir face aux autres et vis-à-vis de soi-même une compréhension bienveillante des réactions de chacun face à la violence, mais aussi de témoigner de l’existence réelle des disparus et de les réinscrire dans une histoire familiale et nationale. La honte est un enjeu également majeur pour les proches de djihadistes qui subissent un opprobre social intense, et n’ont d’autre identité que l’étiquette infâmante de « famille de djihadistes » et pour certains « de terroristes ». L’enjeu du groupe d’implication et de recherche est alors de les soutenir pour affirmer leur place dans la société et pour cela redonner à la honte ses racines sociales, voir la honte comme les conséquences de situations sociales et non comme étant intrinsèque à l’individu. Le diagnostic de santé mentale est une épreuve stigmatisante, et se raconter par-delà la honte devient alors un enjeu. La clinique de l’historicité propose de replacer le diagnostic à sa simple place d’évènement biographique pour ne pas se retrouver empêché par lui, et advenir comme sujet.
Le récit de vie fait par l’individu traduit un sentiment de réalité indépassable qui se doit toutefois d’être analysé par le chercheur à la lumière d’un contexte sociohistorique. Ainsi l’écoute socioclinique prônée par Vincent de Gaulejac est-elle à la fois centrée sur la personne psychique et sur le contexte à l’intérieur duquel elle se construit. Le récit de vie est ce qu’Edgar Morin appelle une causalité récursive puisque ce terme décrit le processus par lequel l’individu est producteur de ce qui l’a lui-même produit. Le cas de Claude présenté par l’auteur illustre bien comment sur trois générations, un comportement « social », s’est transformé en fonctionnement psychologique. En effet, les générations précédant Claude n’ont eu d’autres choix que de travailler comme des forcenés pour survivre dans la misère ; alors que Claude a atteint un statut social confortable, il continue de fournir la même somme de travail que ses parents, et attend de ses enfants qu’ils en fassent de même, quitte à les battre pour cela. Claude a intériorisé et fait sienne la nécessité sociale pour en faire une nécessité psychologique, comme une forme de loyauté par rapport aux générations précédentes. En comprenant que cette violence n’est que répétition de la dureté de la vie vécue par ses aïeux, Claude parvient à s’en détacher et à créer un nouveau type de lien avec ses enfants.
Vincent de Gaulejac reproche ainsi à la psychologie de se focaliser sur les mécanismes inconscients de désir au mépris de réalités sociales qui impactent fortement la psychologie du sujet. S’il ne nie pas les enjeux psychosexuels dans le développement psychique, il déplore que les enjeux psychosociaux soient trop souvent passés sous silence ignorant une dimension essentielle de l’histoire subjective de l’individu, au profit d’un psychologisme réducteur. Il dénonce par exemple les enjeux idéologiques de non-qualification du burn-out comme maladie du travail, qui réduit la psychologie à une discipline comportementaliste au service d’une meilleure productivité et évacue la réalité objective des conditions de vie des individus. Il critique également les psychologues et psychanalystes qui se posent en savants interprétant le récit de l’individu de par leur expertise, et il prône au contraire un travail de co-création de sens, dans l’analyse de l’histoire du sujet. Toutefois, il reproche également au sociologue Pierre Bourdieu, de ne pas s’être saisi de la psychanalyse pour comprendre les phénomènes d’incorporation des structures sociales. Bien au contraire, il perçoit le mental comme une boîte noire où seules viennent s’imprimer les structures sociales, en négligeant l’importance des structures psychiques. Ce sociologisme fait perdre beaucoup à la compréhension du sujet dans sa totalité.
La clinique de l’historicité offre comme on l’a vu dans le cas de Chantal un accès à la psycho-généalogie, permettant la résolution de drames familiaux qui marquent les descendants. Le groupe joue un rôle de tiers, quand le jeu offre une aire transitionnelle pour dénouer les culpabilités inconscientes et les responsabilités réelles. Ainsi la clinique de l’historicité met en mouvement des connexions figées par le traumatisme et explore les interactions entre les conflits psychiques et les contradictions d’ordre institutionnel et social. Le récit partagé dans le cadre sécuritaire qu’offre la clinique de l’historicité permet également la restauration du sujet, et le dépassement de la honte dans le cadre des violences politiques extrêmes. Face à la honte, les réactions défensives sont le repli sur soi, et le silence ; le groupe d’implication et de recherche va enclencher un processus de désengagement des victimes les amenant du côté du partage, de l’ouverture aux autres, du changement créatif et de la résistance face au regard social.
Vincent de Gaulejac oppose une démarche clinique de posture rogerienne neutre et bienveillante intolérable face à des vécus de violence extrême à sa méthodologie des récits de vie en groupe qui permet de dépasser le silence engendré par la sidération. S’il fait peu de doute que les propositions méthodologiques qu’il propose dans les groupes d’implication et de recherche sont extrêmement intéressantes, il néglige ici tout un pan de la psychologie des traumatismes extrêmes, qui depuis des années se défend d’adopter ce genre de posture et propose divers dispositifs individuels et de groupe pour ré-ancrer les victimes de violence extrême dans l’humanité. Plus largement, il accuse la psychologie de produire un enfermement et un repli sur soi des patients en mettant de côté les facteurs sociaux et leur influence sur le sujet. Il fait alors l’impasse sur plusieurs courants fondamentaux de la psychologie et de la psychiatrie, en particulier la psychothérapie institutionnelle ou encore la psychiatrie transculturelle, qui bien au contraire réinscrivent depuis près de 80 ans la psychologie dans un contexte social, culturel et organisationnel. Alors qu’il invite, dans une perspective phénoménologique de la recherche, tout chercheur non pas à neutraliser sa subjectivité, mais à comprendre comment celle-ci intervient dans le processus de production de connaissance, il semble ici faire l’impasse sur son prisme sociologique, aux dépens des avancées de la psychologie actuelle.
Toutefois ces limites traduisent sans doute le manque de visibilité de ces courants dans la psychologie actuelle, et il ne fait aucun doute que l’approche proposée par Vincent de Gaulejac dans son ouvrage reste un apport majeur en ce qu’il trace un pont essentiel entre psychologie et sociologie, faisant écho à l’émergence récente de la psychologie intersectionnelle.
Ouvrage recensé– Vincent de Gaulejac, Dénouer les nœuds sociopsychiques : Quand le passé agit en nous, Paris, Odile Jacob, 2020.
Du même auteur– L’Histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Paris, Payot, 2012.– Intervenir par le récit de vie (dir. avec M. Legrand), Paris, Érès, 2008.– Sociologies cliniques (dir. avec S. Roy), Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1993.
Autres pistes– Paul Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique. Paris, France, Seuil, 1983.– Mohamed Lahlou, Histoires familiales, Identité et citoyenneté. Lyon, L’interdisciplinaire, 2003.