Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Vincent Kaufmann
L’écrivain n’est plus ce qu’il était. Est-il mort pour autant ? La télévision a modifié ses pratiques, les technologies numériques ont déplacé son autorité. Pour exister, il doit non seulement se montrer mais se mettre en scène. Que serait un monde où le spectacle remplacerait la vie ? Où l’usager ferait office d’auteur et de lecteur ? Où le bouquin se substituerait au livre ? Où l’histoire littéraire ne serait plus qu’un lointain souvenir ? C’est le portrait de cette société que Vincent Kaufmann choisit de dresser brillamment et avec humour.
Paru en 2017, Dernières nouvelles du spectacle n’est pas sans rappeler l’ouvrage de référence de Guy Debord paru 50 ans plus tôt, La Société du spectacle. Qu’en est-il aujourd’hui du spectacle dans lequel nous évoluons et auquel nous participons parfois malgré nous ? Vincent Kaufmann mène une analyse détaillée des effets collatéraux des médias sur le champ littéraire et ses différents acteurs. Comme le laisse entendre le sous-titre, que font précisément les médias à la littérature ?
En France, à partir des années 1970, les technologies audiovisuelles, et plus particulièrement la télévision, modifient en profondeur les pratiques culturelles. Depuis les années 2000, le numérique a pris le relais et poursuit son action sur notre rapport à la création. Le statut de l’auteur a changé, son autorité également. La spectacularisation et la banalisation de l’écrivain comptent parmi les effets les plus probants des systèmes médiatiques sur la littérature contemporaine.
Chacun aura toutes les chances de se retrouver au cœur du spectacle, moyennant un peu d’attention et de visibilité, par le biais d’émissions de téléréalité, des réseaux sociaux, des plateaux de télévision et de récits autofictifs. Mais jusqu’où certains sont-ils prêts à aller pour comparaître devant les lecteurs et assurer le spectacle ? La littérature peut-elle encore faire figure d’institution ? Ne serait-il pas plus juste d’évoquer la déprofessionnalisation de l’auteur plutôt que sa mort ?
Vincent Kaufmann offre ici un portrait de la littérature contemporaine à travers les coulisses du spectacle et les multiples combinaisons qui l’articulent, le tout étayé par de nombreux exemples d’écrivains spectaculaires.
Les technologies audiovisuelles et numériques dominent le système médiatique contemporain. Depuis les années 1960-1970, l’auteur évolue à travers des médiasphères intriquées les unes dans les autres. L’ère de la vidéo a succédé, dès les années 1960, à celle de l’écrit inaugurée par Gutenberg, avant de céder sa place à l’ère numérique dans les années 2000. Ces sphères ne cessent cependant de rétroagir les unes sur les autres. Les médias mutent, ils agissent les uns sur les autres et se contaminent. Nous vivons ainsi avec toutes ces cultures à la fois, aussi bien celles du numérique et de l’audiovisuel que celle de l’imprimé.
Vincent Kaufmann s’arrête sur le média qui a changé progressivement mais irrémédiablement le champ littéraire français : la télévision. À partir des années 1970, elle s’impose dans le paysage audiovisuel au point de devenir le médium dominant. Ses effets, parfois qualifiés de « destructeurs », sur la culture de l’imprimé se font rapidement sentir. Désormais, les écrivains se rendent sur les plateaux de télévision ; pour être lus, ils doivent avant tout être vus et se mettre en scène. Il faut attirer l’attention sur soi, participer au show, faire le spectacle. Cette économie télévisuelle a fortement contribué à la désacralisation et à la banalisation de l’auteur, désormais visible et humain. Le système médiatique contemporain continue de décentrer cet auteur qui bien souvent évolue à distance de lui-même, en mode « Canada Dry » : « ça en a l’apparence mais ce n’en est pas » !
Avec les réseaux sociaux, l’écrivain devient disponible et atteignable, le tout en temps réel. Le livre lui-même n’échappe pas à la règle. On ne le vénère plus comme on le vénérait autrefois, la littérature n’est plus l’institution qu’elle était. Comme le souligne Noëlle Revaz, il est devenu un banal objet de consommation, périssable au même titre qu’un aliment. Preuve en est, on ne parle plus de « livre » mais de « bouquin » : « La différence entre un livre et un bouquin, c’est que le second est en quelque sorte fait pour être jeté, pour qu’on passe au suivant. » (p. 34) Il faut bien le reconnaître, avec la télévision, l’Internet et les réseaux sociaux, la culture de l’écrit s’est peu à peu transformée en culture de l’apparition.
De l’émission littéraire Apostrophes à Internet, Google et YouTube, aux réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou Instagram, en passant par les émissions de téléréalité, il faut savoir attirer l’attention sur soi, être visible et le demeurer. Sous peine de devenir totalement invisible.
La notion d’économie de l’attention a été définie par Georg Franck à la fin des années 1990 dans un contexte télévisuel puissant et dominant. L’avènement d’Internet et plus spécifiquement de Google ne feront que la renforcer. Pour en bénéficier, l’auteur doit savoir user de stratégies marketing. Un auteur disposant d’attention a d’autant plus de chances de multiplier les signatures de contrats, et ses ventes de livres sont assurées. Mais l’attention portée est souvent passagère, et sur les réseaux sociaux elle reste minimale. Ainsi, il est tout à fait possible d’attirer l’attention sur une personne grâce à YouTube, mais celle-ci n’en sera pas visible pour autant.
Car l’économie de la visibilité se veut sélective et exclusive. Et contrairement à la télévision, Internet et les réseaux sociaux ne sont pas capables de tenir de telles promesses. Sans exclusivité, les chances de visibilité restent moindres. Pour l’auteur, la visibilité est devenue un critère incontournable. Pour exister, il doit désormais être vu et reconnu, durer, être là à portée de tous, atteignable. Mais cette visibilité a un prix : la plupart du temps, elle abolit les frontières de la vie privée et de la vie publique.
Sur les plateaux de télévision ou dans des émissions de téléréalité, la gloire reviendra à celui qui exposera le mieux son intimité, qui subira les pires humiliations, qui sera le plus agressif, qui saura se mettre en scène. Il ne faut cependant pas croire que cette visibilité est donnée à tout le monde. Car, Vincent Kaufmann le rappelle, l’économie de la visibilité est sélective et exclusive. Elle préfère en effet se focaliser sur les pratiques de Catherine Millet ou sur la vie de la famille Kardashian que sur les pratiques de nos banals voisins. Dès 1999, l’émission de téléréalité Big Brother déploiera d’importants moyens pour satisfaire visibilité et exclusivité.
En littérature, c’est l’autofiction qui garantira le mieux la présence médiatique des écrivains. En 1996, JenniCam.com assurera sa visibilité permanente sur Internet en se filmant 24/7.
Nous l’aurons compris, l’attention et la visibilité sont intimement liées au concept de spectacle.
« Le spectacle, il faut le voir pour y croire » (p. 112). Voilà la nouvelle définition du spectacle formulée par Vincent Kaufmann, « plus courte et plus simple » que celle énoncée par Guy Debord dans La Société du spectacle. Désormais, la condition du spectacle repose sur un gage d’authenticité. Pour que chacun y croie, le spectacle doit être ancré dans la réalité, car il redoute plus que tout le doute et la fiction. Ainsi, plus l’auteur sera en phase avec son vécu, plus il exposera son intimité, plus il sera authentique, et plus le lecteur-consommateur-spectateur croira au spectacle.
Cet ouvrage dresse le portrait du spectacle contemporain à travers ses combinaisons récurrentes articulées autour de cinq dimensions : la comparution, qui correspond à l’entrée dans le spectacle, semblable à l’entrée dans un tribunal ; une culture de l’aveu, qui aime s’attarder sur l’intimité et la vie privée de chacun ; l’authenticité, la plupart du temps couplée à une bonne dose de sincérité ; la transparence, qui permet à chacun de se montrer tel qu’il est, sans aucun artifice ; la dimension sacrificielle, qui met à l’honneur toutes les humiliations possibles.
Cette « grammaire » du spectacle correspond parfaitement aux critères des talk-shows et des émissions de téléréalité issues de Star Academy, The Voice, qui laissent comparaître des chanteurs authentiques et sincères, de Loft Story ou encore du dating show Adam et Ève où chaque candidat est prêt à sacrifier sa pudeur en s’exposant à toutes les humiliations de la nudité soumise aux caméras.
La littérature contemporaine n’est pas épargnée, et le tournant autobiographique qui fait date dans les années 1975 ne fera qu’accélérer le processus. Hervé Guibert et Christine Angot possèdent l’art de combiner l’autodestruction, les sacrifices et la comparution. Ils n’hésitent pas à spectaculariser leurs interventions et leurs apparitions.
En 1990, en participant à l’émission Apostrophes lors de la publication de son livre À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert offre son corps souffrant et mourant aux lecteurs et aux téléspectateurs. Tant dans ses livres que sur les plateaux de télévision, Christine Angot multiplie les règlements de comptes et les exécutions symboliques. Lorsqu’en 2000, elle quitte le plateau de l’émission de Thierry Ardisson Tout le monde en parle, la mise en scène est parfaite. Voici célébrée l’ère de la littérature télévisuelle et de l’écrivain spectaculaire.
Jusqu’où certains écrivains contemporains sont-ils prêts à aller pour assurer le spectacle ? L’autofiction, dont le terme a été créé en 1977 par Serge Doubrovsky, semble être un genre tout à fait propice à la spectacularisation de la littérature contemporaine. Plus l’écrivain se met à nu, plus il est crédible. Plus il se libère de la fiction et confère une dimension sacrificielle à son œuvre, plus il apparaît sincère et authentique. Voici tout ce dont raffole le spectacle.
L’œuvre de Christine Angot montre parfaitement la manière dont est produit l’écrivain spectaculaire. Avec L’Inceste, elle se met en scène et règle ses comptes avec son père. Elle prône la littérature vécue et affirme haut et fort qu’« écrire, c’est peut-être ne faire que ça, montrer la grosse merde en soi » (p. 134). Avec un titre à tendance pornographique, La Vie sexuelle de Catherine M., Catherine Millet convie le lecteur au spectacle de l’obscénité authentique et assumée.
En Allemagne, Charlotte Roche publie Zones humides en 2008. Elle a 30 ans, possède déjà le sens du spectacle et une bonne visibilité puisqu’elle est alors une icône de la scène musicale et télévisuelle de son pays. Grâce à cette notoriété, son récit, situé au cœur de l’abjection, remportera un vif succès. Avec un sens aigu du sacrifice et de l’autodestruction, l’auteure s’identifie aux déjections, ordures et sécrétions en tous genres. Pour Vincent Kaufmann, Annie Ernaux est celle qui donne à l’auteur spectaculaire ses lettres de noblesse. Avec son « écriture au couteau », notamment dans La Honte et L’Autre Fille, elle célèbre le « vrai » et l’« authentique », accorde toute sa souffrance et sa culpabilité à la littérature traumatique. Enfin, dans La Règle du Je, Chloé Delaume se plaît à théoriser l’autofiction.
En 2006, avec le livre J’habite dans la télévision, elle explore la dimension événementielle du spectaculaire et parvient à faire du spectacle son milieu et son objet. Dans Le Cri du sablier puis avec Dans ma maison sous terre, cette survivante, cette sacrifiée tente de régler ses comptes avec une histoire familiale totalement traumatique et met en scène l’exécution symbolique de son père et de sa grand-mère.
Vers la fin des années 1960, Roland Barthes annonçait la mort de l’auteur. Qu’en est-il aujourd’hui ?
S’il est désormais admis que les nouvelles technologies numériques et la multiplication de micro-auteurs ne font que précipiter sa mort, Vincent Kaufmann préfère évoquer la déprofessionnalisation de la fonction-auteur, sa dissolution progressive engendrée par une banalisation et une désacralisation certaines. Le statut de l’auteur change et les raisons en sont multiples. À force de ressembler à tout le monde, d’être proche, visible, atteignable, interactif et coopératif, il a perdu une partie de son autorité.
Tout semble commencer en 1975, lorsque Bernard Pivot crée et anime l’émission littéraire Apostrophes. Les écrivains sont désormais reçus sur les plateaux de télévision, à regards et à portée de tous. Cette date inscrit à la fois le début de la banalisation de l’auteur et le tournant autobiographique de la littérature française. Deux ans plus tard, Serge Doubrovsky célèbrera l’autofiction. Les récits du genre se multiplient. Plus l’écrivain fait le show, plus il est visible, authentique et proche de ses lecteurs-usagers, plus il se désacralise et se déprofessionnalise. L’auteur n’a plus besoin d’être un professionnel. Désormais, tout le monde peut écrire.
L’avènement d’Internet et des réseaux sociaux ne fera qu’accentuer le phénomène. En 2010, un film documentaire dénonce les pratiques de faussaire et de plagiaire du journaliste Tom Kummer, figure allégorique de la situation littéraire contemporaine. Quoi de plus simple et de plus accessible que les créations des autres qui, d’un simple copier-coller, peuvent devenir celles de chacun ? Nécessaire du temps de Lautréamont, le plagiat est aujourd’hui inévitable. Les outils numériques et les réseaux sociaux font désormais autorité et l’autoédition se démocratise. Le « crowdsourcing », pratique qui permet au lecteur-usager de participer de plus en plus activement au processus de production, contribue à dissoudre la notion d’auteur individuel au profit de l’auteur collectif.
En 2015, Eric Mack lance le projet d’écriture d’un roman en réseau, véritable expérimentation de créativité collective à dimension ludique. En 2016, avant de paraître en format papier, le roman de Tilman Rammstedt, Morgen mehr, est paru en ligne en feuilleton quotidien dont chaque épisode était annoté et discuté par l’usager avant d’être validé par l’auteur.
« La télévision a rendu l’écrivain visible, humain et banal […]. Les réseaux sociaux rendent dorénavant l’auteur disponible et atteignable pour tous quasiment en temps réel […]. » (p. 234).
Cette analyse résume la situation de la littérature contemporaine dont l’histoire, peu à peu, s’étiole au même titre que l’auteur. Se pourrait-il qu’un jour les algorithmes finissent par se substituer totalement aux écrivains ?
Paradoxalement, même si l’auteur n’a jamais été aussi techniquement mort qu’aujourd’hui, il n’a pas encore dit son dernier mot. Il survit certes, mais il n’a pas encore disparu. Il le prouve d’ailleurs chaque jour en assurant le spectacle, en répondant à ses lois et en payant de sa personne. Il est même de plus en plus visible et authentique.
Vincent Kaufmann ose dire tout haut ce que certains ne pensent peut-être même pas tout bas. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les dernières nouvelles du spectacle ne sont pas toujours des plus réjouissantes. Même si l’auteur se défend d’émettre un jugement, force est de constater que c’était tout de même mieux avant…
Paru en 2017, ce livre demeure d’une actualité brûlante, les spectaculaires événements éditoriaux qui se succèdent ne cessant d’alimenter par eux-mêmes ses prochains chapitres. Avec Le Consentement, Vanessa Springora a fait une entrée en scène très remarquée ; elle répond à tous les critères de la grammaire du spectacle dont il est ici question.
À l’issue de la lecture, chacun sera en droit d’ajuster le sous-titre de cet ouvrage et de se poser la question non pas de ce que les médias font à la littérature, mais de ce qu’ils font de la littérature.
Ouvrage recensé– Dernières nouvelles du spectacle (Ce que les médias font à la littérature), Paris, Seuil, 2017.
Du même auteur– Le Livre et ses adresses. Mallarmé, Ponge, Valéry, Blanchot, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.– L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1990.– Guy Debord. La Révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines », 2001.– La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2011.