Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Vincent Lemire
À travers ce récit « au temps présent » de la vie citadine à Jérusalem dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Vincent Lemire nous livre une véritable leçon d’historien, montrant combien, à l’aune des conflits et déchirements, il est facile de tomber dans le déterminisme historique lié, oubliant par là même la possibilité d’un espace public partagé et paisible en Palestine sous l’Empire ottoman. Il entreprend également d’exposer la manière dont des lieux saints peuvent faire l’objet d’une construction historique et d’une mythification contemporaine. Au-delà de la ville légendaire « d’encre et de papier », il nous donne ainsi à voir la réalité d’une ville de « chair et de pierre » irréductible à ses nombreuses représentations.
Ce travail procède d’abord d’un « devoir d’histoire » : celui de rappeler une période tombée dans l’oubli général, celle d’une communauté citadine et du dynamisme des institutions municipales de Jérusalem à la fin du XIXe siècle, ce que de nombreuses archives confirment. Cette étude prolonge ainsi la thèse universitaire de l’auteur qui portait sur l’histoire des infrastructures hydrauliques à Jérusalem entre 1840 et 1948, et qui mettaient déjà en évidence les contacts, dialogues et la gestion en commun de tâches municipales par des citoyens qui n’étaient pas encore séparées par des clivages identitaires profonds, postérieurs au premier conflit mondial.
En proposant une vision alternative de la société urbaine de Jérusalem au tournant du siècle, Lemire rompt avec l’idée téléologique d’un conflit à venir : il restitue à ce moment historique son incertitude et ses multiples possibilités.
Tandis que beaucoup d’historiens s’intéressant à l’époque ottomane se fondent sur des sources orientalistes qui offrent une vision biaisée des faits (récits de voyage, de pèlerins, archives diplomatiques), il s’appuie sur les archives ottomanes de la municipalité de Jérusalem dévoilées en 1993, qui donnent à voir les conditions réelles de la vie quotidienne dans ce lieu mythique.
Dans le prolongement des travaux des nouveaux historiens palestiniens, le chercheur lève ainsi les zones d’ombre de cette époque ottomane tardive (1870-1910), que l’historiographie traditionnelle israélienne avait tout intérêt à décrire comme figée et dénuée de toute identité politique.
Bien qu’elle appartienne à un passé qui n’est pas si lointain, la Jérusalem de 1900 est « dissimulée sous nos imaginaires et nos projections actuelles » (p. 28). Elle a été décrite par des voyageurs de passage et des pèlerins, cartographiée sous divers angles, mythifiée par les différentes traditions religieuses.
La représentation cartographique moderne de la ville de Jérusalem nous empêche d’abord de la considérer dans sa globalité, et nous oriente déjà selon une perspective communautaire. Jérusalem est en effet toujours décrite comme la juxtaposition de quatre quartiers : musulman, chrétien, juif et arménien. Cette dénomination masque les fractures intracommunautaires, cachées derrière ces quartiers présentés comme homogènes : entre Juifs orientaux et immigrés par exemple, laïcs et religieux, ou entre les différences confessions chrétiennes (catholiques, coptes, syriaques, maronites, etc.). Les identités de l’époque, à la fin de l’Empire ottoman, se définissent d’ailleurs par rapport à d’autres déterminants : l’appartenance linguistique reste fondamentale (les Arabes juifs, chrétiens et musulmans étant caractérisés par leur proximité), l’origine géographique (natifs de Jérusalem – immigrés récents), la citoyenneté ottomane (qui conditionne la propriété et le vote) ou les différentes classes sociales.
Le développement éclair de la ville extra-muros entre 1880 et 1900 préfigure en outre la distinction fondamentale qui s’établira par la suite entre Jérusalem Ouest et Jérusalem-Est abritant la vieille ville, séparées par la porte de Jaffa. Lemire montre que l’administration ottomane n’a pas utilisé dans ses registres de recensement cette répartition géographique ethno-religieuse mais une autre, basée sur des toponymes locaux historiques, tandis que le zonage quadripartite de la ville serait apparu au moment des premières installations consulaires et dans les guides des voyageurs étrangers.
Une cartographie exogène donc, qui ne correspondait même pas aux réalités démographiques, mais qui trouvait sa raison d’être dans la volonté de donner aux voyageurs des repères simples basés sur les monuments emblématiques et les lieux saints de la ville, cette dernière restant encore largement un objet d’imagination. Cette cartographie témoigne aussi du fossé qui sépare la ville vécue, qui se modernise, de la ville rêvée par les visiteurs occidentaux.
L’enjeu pour Lemire est donc de retrouver la réalité de Jérusalem au tournant des XIXe et XXe siècles, à partir des sources administratives locales, de l’histoire du peuplement, des services publics et des infrastructures municipales. Contrairement aux catégories ethno-religieuses artificielles des Occidentaux, il établit ainsi que sur cette période « la mixité l’emporte sur la séparation des communautés » (p. 63).
Au XIXe siècle, les écrivains de passage, Chateaubriand, Lamartine ou encore Pierre Loti, ne portent pas un regard contemporain sur la ville qu’ils traversent et redécouvrent, mais lui transmettent une certaine esthétique. Ils tournent le dos à la ville moderne et à ses usines, et cherchent en elle désespérément la « ville de Jésus », la cité biblique dont ils ont lu la description et vu les représentations légendaires.
Ces premiers « touristes » européens choisissent de voir les ruines de la Jérusalem passée, un environnement urbain figé dans le temps, plutôt que de regarder ses évolutions plus récentes et les activités de ses habitants. Ils drapent la ville dans une ambiance folklorique, celle d’un Orient indolent contraire à l’Occident moderne. À cette déception des premiers visiteurs de retour à Jérusalem au début du XIXe siècle va succéder un mouvement de reconquête de la ville par les érudits et les archéologues orientalistes dès les années 1840, donnant lieu à un processus de réinvention des lieux saints.
Cela donne lieu à une « gigantesque fabrique patrimoniale » (p. 87) qui s’accélère entre 1870 et 1930. Les voyageurs, cherchant à raffermir et retremper leur foi sur le passage du Christ, orientent les travaux des archéologues qui creusent sous la ville réelle pour retrouver des traces de ce passé biblique, comme à l’emplacement du couvent des Dames de Sion situé en bordure de la Via Dolorosa. L’époque choisie dans cette étude est donc une époque de fluidité et de plasticité des lieux saints, dont le nombre va croissant au fil des décennies. Une fois les traces de l’époque christique retrouvées, les autorités catholiques de la ville valident leur sacralité et les intègrent aux circuits des pèlerins, qui viennent par leur passage confirmer la « sainteté » du lieu.
Une tension émerge alors, qui deviendra par la suite consubstantielle à l’identité de la ville, entre la modernisation de celle-ci, la création d’institutions municipales séculières et intercommunautaires d’une part, et de l’autre sa patrimonialisation parfois extrême, qui lui donnera ce caractère sacré réduisant aujourd’hui l’espace des négociations politiques.
Dans cette course aux lieux saints, Lemire, à la suite du sociologue Maurice Halbwachs, distingue deux moments : la « localisation » de tel ou tel événement biblique, et l’« assignation » de ce lieu à une confession particulière. Le fait que ce processus ait touché majoritairement des lieux saints juifs et chrétiens s’expliquerait par la volonté de pallier leur infériorité numérique par rapport à la communauté musulmane majoritaire. L’auteur s’appesantit sur l’exemple de la Tombe du Jardin, lieu saint fabriqué ex-nihilo entre 1860 et 1890 par les protestants afin de concurrencer le Saint-Sépulcre comme tombeau du Christ, afin de démontrer l’incertitude qui régnait à l’époque quant à la localisation des évènements mythiques de la Bible.
Par rapport à l’assignation de ces lieux « redécouverts », il rappelle une donnée fondamentale de l’histoire de la ville : celle de l’hybridité et du syncrétisme de ses lieux saints, des figures comme celle de Jésus ou du roi David étant partagées par les trois monothéismes et ayant eu un impact fort sur l’histoire locale. Une réalité difficile à reconnaître, alors que Jérusalem est aujourd’hui érigée en symbole de la confrontation des religions.
Dans la plupart des récits de la fin du XIXe siècle, Jérusalem est décrite comme une « province reculée » qui vit « au rythme du chameau » (p. 124). Cette vision n’est pas seulement celle des orientalistes occidentaux, mais aussi celle de l’historiographie sioniste traditionnelle, cherchant à montrer que la Palestine pré-mandataire est un espace vide, archaïque et donc disponible, et de l’historiographie arabe nationaliste, opposée à l’impérialisme turc.
L’image présentée par quelques témoins du milieu consulaire de l’époque et les sources administratives ottomanes relève cependant d’une réalité contraire. Loin d’être une province reculée, le sandjak (district) de Jérusalem jouit depuis 1872 d’un statut particulier le reliant directement à la capitale ottomane. La fonction du gouverneur de la ville fait l’objet d’une compétition entre les plus grands administrateurs de l’Empire, et celle-ci a bénéficié des réformes administratives engagées dès les années 1840, la rehaussant au niveau des standards européens de l’époque : séparation des pouvoirs, services dédiés aux comptes publics et au cadastre, conseil administratif interreligieux élu au suffrage censitaire.
À travers plusieurs évènements, Lemire montre ainsi que les différentes communautés religieuses prennent en charge conjointement des projets de développement locaux. En 1900 par exemple, elles se réunissent pour doter la ville d’une fontaine publique monumentale, établie en l’honneur du jubilé des vingt-cinq années de règne du sultan. En 1892, alors qu’un premier réseau routier en étoile a été construit autour de la ville, témoin de la modernisation rapide de la région, la ligne de chemin de fer Jaffa-Jérusalem est inaugurée dans la liesse populaire.
Sa concession avait été accordée par le sultan à un juif sépharade, qui l’avait lui-même cédée à une entreprise française. Autre signe de cette citadinité partagée, la répartition équitable de l’eau potable entre les habitants en période de sécheresse organisée par le président du tribunal de Jérusalem (le kadi) musulman.
En dessous de la « superstructure impériale » apparaît à partir des années 1860 l’« infrastructure municipale », autre niveau d’identification de la population de Jérusalem. C’est l’une des plus précoces de l’Empire, avant que celui-ci n’impose un mouvement général de municipalisation par sa loi d’octobre 1877, et l’un de ses premiers maires est d’ailleurs un Grec orthodoxe. On retrouve une même mixité religieuse au sein du conseil municipal, le déséquilibre du nombre d’élus en faveur des musulmans s’expliquant en partie par la condition obligatoire d’être citoyen ottoman pour voter et être élu, et par la volonté d’y éviter tout risque d’ingérence des puissances étrangères. Très vite, la municipalité trouve sa raison d’être dans la protection de l’espace public partagé face à l’extension de la ville et des projets immobiliers privés.
Des ingénieurs travaillent au sein du conseil, et la municipalité exerce un contrôle strict sur les permis de construire de l’agglomération par le biais des agents municipaux, les zabita, qui s’assurent aussi de l’ordre public et de la voirie. À la suite de la loi impériale de 1877, la mise en place d’une fiscalité municipale permet de lancer de grands projets de santé publique au tournant du siècle, avant que l’accent ne soit mis sur les espaces publics de loisirs (espaces verts, cafés, théâtre) situés dans le nouveau quartier de la porte de Jaffa, l’éclairage public et la gestion des déchets. Une société citadine, éduquée et occidentalisée émerge alors, et ne sera stoppée dans son élan que par la Première Guerre mondiale.
Les taxes municipales, systématisées à partir de 1877 afin de subvenir aux nombreux projets publics locaux qui bénéficient à l’ensemble de la population de Jérusalem, dessinent déjà, en creux, un attachement commun à la vie de la cité. Celle-ci se rassemble et fête l’inauguration de nouvelles infrastructures urbaines, qu’elles soient liées aux transports, à l’adduction de l’eau ou aux loisirs des habitants.
Situé au contact de la vieille ville et de la ville nouvelle, le quartier municipal devient rapidement un quartier d’affaires moderne, ouvert sur le monde et dans lequel se croisent toutes les franges de la société urbaine. Monument citadin par excellence, édifié en 1907 grâce aux souscriptions des habitants et dénué de toute connotation religieuse, la tour de l’Horloge domine ce panorama et « place Jérusalem dans une temporalité universelle » (p. 201).
C’est d’ailleurs au pied de ce monument moderne, détruit par les Anglais en 1922, que la population célèbre en août 1908 la révolution des Jeunes-Tucs, qui imposent au sultan Abdülhamid II la restauration d’un régime constitutionnel. Pendant plusieurs jours, des manifestations et des prises de parole spontanées ont lieu à travers la ville, alors que les communautés fraternisent et se réjouissent du renouvellement de ce projet politique universaliste qui les réunit.
Pour Lemire, cet événement témoigne de la formation d’une nouvelle classe moyenne éduquée, informée et capable d’échanger en plusieurs langues. Temporairement, cette fraternisation a donné lieu à l’ouverture des lieux saints de la ville à toutes les communautés, comme la mosquée d’Omar que les Juifs peuvent visiter. Alors que l’on s’attendrait à des signes annonciateurs d’une polarisation entre Juifs et musulmans, l’antijudaïsme est alors porté par les chrétiens, qui continuent à interdire aux Juifs l’entrée du Saint-Sépulcre. Davantage qu’une lutte entre nationalités, ce temps est celui de la lutte des classes qui commence à apparaître au travers des premières grèves et revendications économiques.
Lemire utilise, à la suite de l’historien palestinien Elias Sambar, l’expression de « flux identitaires » pour désigner les lignes de fracture inattendues qui se font jour, très différentes des catégories figées utilisées aujourd’hui. Elles divisent même la communauté juive, comme en témoigne cette lettre d’Albert Antébi, directeur de l’école de l’Alliance israélite universelle de Jérusalem à son président en 1899, dans laquelle il dénonce l’arrogance et la violence des Juifs américains et ashkénazes immigrés envers les Arabes et les Juifs sépharades, accusés de proximité avec les premiers.
Dans le reste de sa correspondance, celui que l’on surnomme le « consul des Juifs » s’oppose au projet sioniste, qui selon lui est « néfaste au judaïsme », car il entre en contradiction avec l’ottomanisme inclusif et est un véritable déclencheur des « luttes de nationalités » (p. 226). Alors que les autorités ottomanes n’ont pas de politique claire vis-à-vis du sionisme, ce mouvement est même parfois admiré par les auteurs arabes, comme Rachid Rida, pour sa modernité, tandis que le panarabisme a du mal à s’imposer face au campanilisme des habitants de Jérusalem.
L’entrée de l’armée britannique dans les murs de Jérusalem en 1917 annonce le déclin de cette citadinité partagée. L’horizon supranational de l’ottomanisme est remplacé par celui des nouveaux mouvements nationalistes qui séparent les communautés et les enferment dans des compartiments reflétés par les divisions géographiques de la ville. La politique mandataire ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu des polarisations ethniques et religieuses, alors que les affrontements entre sionistes et nationalistes palestiniens s’intensifient dès les années 1930. La partition du conseil municipal de 1934 entre conseillers juifs et arabes anticipe la partition territoriale de 1948, qui ne s’est jamais refermée.
Au point que ce passé d’une vie civique commune, d’une fluidité des identités et des lieux de culte et d’une modernité séculière symbolisée par les institutions municipales a été complètement balayé par le conflit lui ayant succédé.
L’approche historique de Vincent Lemire est d’abord novatrice par son usage de sources nouvelles sur l’histoire de Jérusalem : les archives administratives de l’Empire ottoman conservées à Istanbul, jusque-là peu exploitées, et les délibérations du conseil municipal de la ville. Sa démarche emprunte beaucoup à celle de Robert Ilbert, son directeur de thèse qui a dressé l’histoire de la société urbaine cosmopolite d’Alexandrie entre 1830 et 1930, et qui a influencé d’autres historiens français s’intéressant au Proche-Orient, comme Leyla Dakhli.
C’est donc un essai d’histoire locale, mais aussi d’histoire partagée, car il laisse la parole aux habitants et témoins des évènements, Arabes, Turcs et immigrés, renouvelant ainsi aux côtés d’historiens comme Michelle Campos et Johann Büssow l’historiographie de cette ultime période de l’Empire ottoman qui était vue comme un moment de déclin et d’inertie.
Très pédagogique, l’argumentaire tend parfois selon la géographe Irène Salenson à opposer exagérément la Jérusalem de 1900 à celle d’aujourd’hui, notamment sur les questions de mixité religieuse, de cohabitation ou en matière de services publics municipaux. Il a toutefois le mérite de déconstruire un grand nombre de clichés, d’alerter le lecteur sur les questions de contextualisation historique, tout en étant engagé et en proposant la vision d’une municipalité partagée comme alternative aux projets de séparation actuels.
Ouvrage recensé– Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles, Paris, Points Seuil, 2016.
Du même auteur– Jérusalem. Histoire d’une ville monde, Paris, Flammarion, 2016.
Autres pistes– Angelos Dalachani, Vincent Lemire (éd.), Ordinary Jerusalem, 1840-1940. Opening New Archives, Revisiting a Global City, Leiden, Brill Open Jerusalem, 2018. – Leyla Dakhli, Vincent Lemire, Daniel Rivet (éd.), « Proche-Orient : Foyers, frontières, fractures », Vingtième siècle, n°103, 2009. – Irène Salenson, « Jérusalem 1900, la ville sainte à l’âge des possibles, de Vincent Lemire », Les Cahiers d’EMAM, n°27, 2015.