Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Virginie Despentes
Dans son sixième ouvrage, son premier essai, King Kong théorie, Virginie Despentes, au travers de ses expériences personnelles, pose la question de la femme dans la société moderne, de la féminité, du genre, des rapports hommes-femmes, et du féminisme au XXe siècle. À partir de l’histoire séculaire de King Kong, l’auteure nous livre ainsi une métaphore de la sexualité « d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle ». (p.112) Violée à 17 ans, Virginie Despentes a vécu, testé, tout ce que la bien-pensance rejette : la marginalisation, la prostitution, une sexualité débridée en tant qu’hétérosexuelle, puis homosexuelle, la consommation de drogues, d’alcool… Cette vie assumée de rebelle « punk-rock » lui a servi de terreau pour ce manifeste d’un nouveau genre qui balaie toutes les conventions. Et elle théorise sa pensée féministe, bien loin du sempiternel discours féministe qu’elle considère encore aujourd’hui comme « confisqué par les blanches bourgeoises hétérosexuelles ».
Au commencement, il y a le viol. Il lui aura fallu trois années, à la suite du viol de l’une de ses amies, pour qu’elle commence à prendre conscience de ce qu’elle a, elle-même, vécu, pour qu’elle à nomme enfin cette agression. Puis, grâce à la lecture d’une féministe américaine, Camille Paglia, le viol a pris, à ses yeux, toute sa dimension, toute sa gravité.
« Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé comme avant. Penser pour la première fois le viol de façon nouvelle. Le sujet jusqu’alors était resté tabou, tellement miné qu’on ne se permettait pas d’en dire autre chose que ‘’quelle horreur’’ et ‘’pauvres filles’’. » (p. 42) Cette expérience qu’elle juge fondatrice l’a faite entrer de plain-pied dans son rapport à son corps, à sa féminité, à l’homme, à la sexualité. Elle se révèle à elle-même comme une femme « non genrée », construite dans la virilité, par la virilité. Elle se définit comme une « prolotte de la féminité », une exclue des fantasmes des hommes, qui veut donner la parole à celles à qui l’on ne donne jamais la parole, aux « moches, aux vieilles, aux camionneuses, aux frigides, aux mal baisées, aux imbaisables, aux hystériques, aux tarées, toutes les exclues du grand marché de la bonne meuf. » (p.9)
Qu’y a-t-il de commun entre le viol, la prostitution, la pornographie, et King Kong, qui ponctuent cet ouvrage ? Une vision de la femme soumise dans une société du XXIe siècle stéréotypée dans laquelle la domination masculine est encore totale. En tant que féministe affirmée, elle réclame à corps et à cris une reconnaissance d’une véritable égalité hommes-femmes, les mêmes droits individuels et collectifs, comme la liberté totale, en tant que femme, de disposer de son corps.
Virginie Despentes a été victime d’un viol en 1986 alors qu’elle n’avait que 17 ans. C’est à son retour de Londres en compagnie d’une amie qu’elles se font violer par trois jeunes hommes qui les ont pris en stop : une « voiture de trois lascars, blancs, typiquement banlieusards de l’époque, bières, pétards, il est question de Renaud, le chanteur. » (p. 34)
Une agression sexuelle par des jeunes hommes presque trop « normaux » qu’elle dénie d’abord. Elle vit ce viol comme un incident, une expérience inévitable, banale, tant cet acte se réalise alors sans conscience, sans violence, sans agressivité… Ce viol, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, n’a pas été nommé durant des années parce que, dans une société régie par domination masculine, une femme qui se fait agresser sexuellement l’a mérité, l’a provoqué, voire l’a souhaité. Il subsiste toujours un doute sur la femme violée, sur sa parole, sur son silence. N’a-t-elle pas provoqué l’homme par son comportement, sa tenue vestimentaire, sa féminité, son sex-appeal, voire, sa nymphomanie…?
A-t-elle tout mis en œuvre pour l’éviter, pour se défendre ? Du point de vue des agresseurs, si la femme violée n’a pas mis sa vie en jeu pour se défendre, c’est que l’acte était plutôt consenti. Un viol n’est ainsi toujours pas aujourd’hui considéré à la hauteur de l’agression subie, comme un acte défendu hautement répréhensible. Le mot même ne se prononce pas, il est tabou, comme si l’acte n’existait pas.
Et s’il est très peu exprimé par les femmes, il n’est jamais nommé par les hommes. « Parce que les hommes continuent de faire ce que les femmes ont appris à faire pendant des siècles : appeler ça autrement, broder, s’arranger, surtout ne pas utiliser le mot pour décrire ce qu’ils ont fait. Ils ont “un peu forcé’’ une fille, ils ont “un peu déconné’’, elle était trop “bourrée’’ : mais si ça a pu se faire, c’est qu’au fond elle était consentante. » (p 36)
Virginie Despentes, avec la King Kong théorie, dont le titre de l’ouvrage est tiré, veut expliquer qu’une sexualité non genrée existe, mais, bien sûr, un tel choix de sexualité se trouve rejeté dans notre société. Elle utilise donc la métaphore du film de King Kong, datant initialement de 1933, et le remake de Peter Jackson de 2005.
King Kong est une bête monstrueuse sans genre, ni masculin ni féminin. Entre Kong et la jeune femme blonde qui lui est offerte ne se déroule aucune scène érotique, aucune relation d’ordre sexuel. Entre la belle et la bête, seul un lien sensuel et tendre se noue. « King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Hybride, avant l’obligation du binaire. L’île de ce film est la possibilité d’une forme de sexualité polymorphe et hyperpuissante. » (p. 112) Pourtant, à la fin Kong est tué. La belle n’a rien pu faire, elle part retrouver un homme, le plus désirable, le plus fort, le plus adapté à la société. La belle se plie ainsi aux normes du monde moderne.
C’est ainsi que Virginie Despentes dépeint la société contemporaine, imposant des normes sexuelles, rejetant une sexualité non genrée, pourtant acceptée jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’auteure estime faire partie de cette catégorie des King Kong. Elle est une femme, qui ne joue pas de sa féminité, bien au contraire, elle affiche ouvertement sa virilité.
Ainsi, celle qui se sent appartenir pleinement aux « looseuses de la féminité », celles que l’on ne regarde pas, que l’on n’épouse pas, prend le contre-pied masculin. Une façon d’être sous-tendue par son appartenance au mouvement punk-rock et sa vocation à faire exploser les codes établis et imposés, notamment en ce qui concerne le genre. Elle cultive ainsi ses qualités viriles, qui, selon elle, l’ont sauvées : son comportement, sa façon de parler, de s’habiller, sa façon de vivre, d’être dans les excès…
Elle se veut également libre de vivre sa sexualité comme elle l’entend, comme elle l’a choisie, d’abord hétérosexuelle, puis homosexuelle. Un choix assumé, mais rejeté dans un monde moderne « hyper normé, basé sur un idéal féminin utopique et sur la domination du sexe “fort”.
L’auteure fait partie de ces quelques féministes qui se positionnent ouvertement pour la prostitution. Et l’on peut dire qu’elle sait de quoi elle parle.
En effet, Virginie Despentes explique ici dans quelles conditions, elle s’est prostituée, de façon occasionnelle, durant deux ans à partir de l’âge de 22 ans. Cette idée lui est venue alors qu’elle s’ennuyait comme vendeuse dans un supermarché, détestait travailler, et considérait gagner trop peu d’argent pour ce labeur. C’est alors le plein boum du minitel, et du minitel rose en particulier. Grâce à l’ordinateur du supermarché dans lequel elle est employée, Virginie Despentes se connecte sur les sites dédiés et commence à discuter avec des hommes. Appât du gain, curiosité, ras-le-bol d’une vie ennuyeuse, provocation… autant de raisons qui la poussent vers ce milieu qui lui était jusqu’alors totalement inconnu. Elle débute les relations sexuelles tarifées. Elle dépasse ses propres craintes et, parfois son dégoût, pour donner du plaisir à des clients dans un environnement où l’argent est facile.
Dès qu’elle a besoin de liquidités, elle surfe sur le minitel pour trouver un homme le jour même. Une prostitution choisie, voulue, là encore vécue comme une expérience de vie. Elle ne cache pas le fait d’avoir aimé le sentiment de puissance que ces rencontres lui procuraient. « J’étais jusqu’alors une meuf quasiment transparente, cheveux courts et baskets sales, brusquement je devenais une créature du vice. Trop classe. Ça faisait pensait à Wonder Woman qui tournicote dans sa cabine téléphonique et en ressort en superhéroïne, toute cette affaire, c’était marrant. L’effet que ça faisait à beaucoup d’hommes était quasiment hypnotique. » (p.63)
Celle qui se considérait comme une « moche parmi les moches » est devenue, à ce moment-là, un symbole de la féminité et du pouvoir. Depuis, Virginie Despentes défend le droit à la prostitution pour les femmes qui souhaitent exercer ce qu’elle considère comme un commerce comme un autre, à la condition qu’il se réalise dans des conditions décentes. À l’instar du contrat de mariage, si un contrat prostitutionnel existait, l’exercice de cette profession pourrait être, à ses yeux, cadré et encadré.
Virginie Despentes a vécu plusieurs vies avant de devenir l’auteure publique reconnue. Elle est issue d’une famille de postiers, engagés syndicalement. Elle est une enfant, puis une adolescente, turbulente, internée à l’âge de 15 ans en hôpital psychiatrique.
À 17 ans, elle subit le viol qui sera, selon elle, fondateur de ce qu’elle est devenue. C’est là que débute cet ouvrage qui retrace son parcours personnel chaotique avant de trouver sa voie d’écrivain. Elle revient ainsi sur ce viol dont elle a mis des années à parler, de son passage dans le monde de la prostitution dont seule la « bourgeoisie » s’autorise à donner son avis, de la condition des femmes dans nos sociétés normées qui dictent leurs lois sur ce que doit être la sexualité, sur la notion de genre imposée comme unique voie depuis une centaine d’années seulement…
Bref, celle qui s’impose comme une nouvelle voix du féminisme livre son analyse « cash » de ce que devrait être la révolution féministe et l’émancipation masculine, qu’elle appelle de ses vœux.
Paru en 2007, plus de dix années avant l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, ce livre a été un événement marquant dans le monde de la littérature, et bien au-delà. Il a, dès sa sortie, été très commenté, très critiqué. Il y avait les « pro et les anti » Despentes, qui s’étaient déjà vivement manifestés dès son premier livre Baise-moi, treize ans auparavant. Virginie Despentes et son langage non conventionnel, cru, volontairement trash, grossier et provocateur, cherche à bousculer la bien-pensance de celles et ceux qui ont généralement la parole, et qui parlent au nom du plus grand nombre. Parce que pour elle, le féminisme tel qu’on le connaissait alors est dépassé, entretenu par une bourgeoisie en total décalage avec la réalité.
Ce livre a fait l’effet d’un électrochoc pour un grand nombre de femmes qui se sont enfin reconnues dans ce que l’auteure dépeignait. Personne n’imaginait alors le pouvoir d’émancipation qu’a permis le livre pour toute une future génération de féministes, mais aussi des générations de femmes, jeunes et moins jeunes, qui ne souhaitent plus être maintenues dans un stéréotype uniforme et qui veulent parler, dénoncer.
Virginie Despentes, tout au long de cet ouvrage pose également, avec ses propres mots, une question fondamentale à laquelle Jean-Paul Sartre a tenté de répondre dans son essai philosophique majeur, L’être et le néant : qu’est-ce que l’être ? En tant que grande admiratrice du travail du Sartre philosophe, qui se sent proche de ses affres de vie et dont elle dit s’inspirer énormément, elle s’intéresse ainsi aux notions de conscience, de l’autre, du néant, de liberté et de contrainte de liberté.
Ouvrage recensé– King Kong théorie, Paris, Grasset, 2007.
De la même auteure– Baise-moi, Paris, Florent Massot, 1994.– Les Chiennes savantes, Paris, Florent Massot, 1996.– Les jolies choses, Paris, Grasset, 1998.– Bye Bye Blondie, Paris, Grasset, 2004.– Apocalypse Bébé, Paris, Grasset, 2010.– Vernon Subutex 1-2-3, Paris, Grasset, 2015-2017.