Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de William Nordhaus
Les gaz à effet de serre entraînent des bouleversements en profondeur qui hypothèquent l'avenir de la planète. Comment limiter le réchauffement climatique, qui menace à la fois les écosystèmes et les sociétés humaines ? Tirant profit de la modélisation économique, William Nordhaus relie les mécanismes naturels, les décisions politiques et les phénomènes économiques au cœur de la problématique climatique. Après l'échec du protocole de Kyoto (1997), ce tour d'horizon permet de préciser les mesures à prendre, pour éviter que la roulette du réchauffement ne tombe sur une case noire.
Le réchauffement climatique est dû aux gaz à effet de serre (GES) : méthane et surtout CO2, issu des énergies fossiles (charbon, pétrole). Si le climat a varié au fil du temps, le réchauffement actuel n'a rien de naturel. De 280 parties par million (ppm) à l'aube de la révolution industrielle (1750), la concentration de CO2 dans l'atmosphère atteint aujourd'hui 390 ppm, ce que l'homo sapiens n'a jamais connu. Si aucune mesure n'est prise, elle devrait atteindre 700 à 900 ppm en 2100. D'où un réchauffement moyen de 3 à 5 degrés, qui risque de s'accroître par la suite.
Ces sombres perspectives renvoient à un phénomène physique inquiétant : le réchauffement n'a jamais été aussi rapide. Mais le climat relève aussi de l'économie, car tout ce que nous faisons implique, directement ou indirectement, l'émission de carbone dans l'atmosphère. En 2012, nous en avons rejeté 30 milliards de tonnes. Par ailleurs, la nécessaire décarbonation des activités va entraîner des modifications structurelles : sectorielles, géographiques, professionnelles.
S'adressant à un lectorat américain où, explique-t-il, l'attitude vis-vis du réchauffement recoupe désormais des positions partisanes, l'auteur prend l'exemple des ouragans qui font de gros dégâts aux États-Unis. Ces tempêtes vont se multiplier. Au XXIe siècle, elles coûteront 12 milliards de dollars par an, soit 0,08 % du produit intérieur brut (PIB), si aucune mesure n'est prise pour les atténuer.
Les GES impactent les villes, mais aussi le secteur non marchand. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), 25 % des espèces courent un risque d'extinction élevé si le changement n'est pas contrôlé.
Comment estimer de tels dommages ? Les espèces et les écosystèmes « n'ont tout simplement pas assez de potentiel de revenu dans les économies de marché actuelles » (p. 124). D'où le recours aux modèles de type MEC (modèles d'évaluation contingente), consistant à demander à des échantillons de personnes combien elles seraient disposées à payer pour protéger l'ours polaire, par exemple. L'auteur signale toutefois qu'il s'agit de constructions contestées, pour des questions de méthode et d'éthique.
Pour les économistes, le réchauffement climatique est une externalité, c'est-à-dire un coût non reflété dans les transactions commerciales. Dans le cas du climat, cette externalité est particulièrement épineuse, car le problème est mondial. Et il affecte le futur. C'est là un obstacle majeur, souligne William Nordhaus : le changement climatique échappe à tout gouvernement, à tout marché … comme à ceux qui vont l'affronter, puisque beaucoup ne sont pas encore nés.
Pour évaluer ses impacts, les économistes font appel à des modèles, sur lesquels l'auteur s'attarde, en présentant les modèles d'évaluation intégrée (MEI) et les modèles qu'il a contribué à mettre au point à Yale : DICE et sa déclinaison régionale RICE. Ces constructions, dont le graphique est l'aboutissement éloquent, visent la représentation simplifiée d'une réalité complexe.
Désormais au cœur de toute la réflexion mondiale sur le changement climatique, les modèles se composent de centaines de milliers de lignes de code informatique. Faisant intervenir de nombreux chercheurs du monde entier, ils intègrent des données en provenance des sciences sociales et des sciences dures. C'est ce qui fait leur fécondité, même s'ils se heurtent à un manque de données empiriques.
À court terme, la plupart des modèles convergent. Mais ils peuvent aussi diverger, en particulier à l'horizon 2100. Alors que le rapport Stern (document précurseur, 2006) mettait l'accent sur 250 à 550 millions de personnes menacées par la faim à la suite d'une hausse de 3°C, l'auteur signale ainsi qu'une faible augmentation de la température est un bienfait pour la fertilisation. Un doublement des concentrations en CO2 entraînerait une augmentation de 10 à 15% des récoltes de riz, de blé et de soja. Mais, en moyenne, les récoltes commenceraient à décliner avec une hausse supérieure à 3°C.
L'agriculture est un système géré : elle peut s'adapter en ajustant la date des semailles ou en utilisant de nouveaux systèmes d'irrigation, par exemple. Par ailleurs, la part des activités et les prix agricoles ne cessent de baisser. En définitive, le réchauffement réduirait donc les prix mondiaux des produits alimentaires pour des élévations allant jusqu'à 3°C : le commerce mondial participe à atténuer le changement climatique.
Cet exemple souligne l'effet paradoxal de la croissance : elle est à l'origine des GES, mais une société plus riche, comme le seront celles du futur, aura davantage de moyens pour s'adapter au changement climatique ou pour le ralentir. C'est aussi le cas pour la santé. À l'encontre du rapport Stern, l'auteur indique qu'en 2050, la vie d'un Africain serait « seulement » écourtée de cinq jours en raison d'un climat plus pathogène. Car la santé sera un secteur de mieux en mieux géré dans les pays pauvres, où l'espérance de vie progresse avec le niveau de vie : 10% de revenu en plus équivaut à quatre mois de vie supplémentaires. Selon les projections, le PIB des pays à faible revenu devrait croître de 500 à 1 000 % au cours du siècle à venir.
Cette croissance annonce des sociétés de services, qui émettent moins de GES, avec davantage de richesse et de moyens techniques. « Il y aura des gagnants et des perdants » résume l'auteur, mais les modèles présentés sont clairs : « Il faudrait une quantité faramineuse de dommages climatiques pour compenser les bienfaits pour notre niveau de vie procurés par la croissance de la productivité » (p. 81). Pour les pays pauvres, la perte représenterait une année de croissance sur plusieurs décennies.
Les systèmes non gérés posent des problèmes d'une autre nature et d'une autre échelle. C'est le cas des écosystèmes en général, et des océans en particulier, victimes d'une acidification (par dissolution du CO2) qui tue les coraux et hypothèque la distribution des espèces. La circulation océanique est également problématique, car le réchauffement des eaux peut entraîner une modification des courants.
Faute qu'on puisse anticiper leurs effets, de tels phénomènes ne s'intègrent dans aucune modélisation. Il en va de même pour les « seuils de basculement », que les spécialistes ne peuvent appréhender, faute de données. Cela se comprend, car nous vivons la plus grande variation de température depuis les débuts de l'humanité. Ce qui n'est pas sans incidence : le climat des 7 000 dernières années est le plus stable depuis 100 000 ans. Cette période correspond aussi à l'apparition de l'écriture, de l'agriculture, etc. Nous allons donc « dépasser les limites biophysiques dans lesquelles les civilisations humaines se sont développées » (p. 53).
Les seuils de basculement correspondent à une réaction non linéaire à des contraintes ; ils sont soudains et imprévisibles. D'autant que certains phénomènes s'auto-alimentent, comme la fonte des glaces, déjà importante dans l'Arctique. Moins de la banquise signifie en effet des eaux plus chaudes, une moindre réflexion des rayons solaires, et une libération de méthane provoquée par le dégel du permafrost, donc finalement moins de glace, etc.
On est ainsi amené à considérer un double équilibre stable pour le Groenland : soit il est couvert par 2 900 000 km³ de glace, soit il est couvert de verdure, et le niveau de la mer grimpe alors de sept mètres.
La variation actuelle du niveau des mers, quelques millimètres par an en moyenne, est déjà sans précédent dans l'histoire de notre civilisation. Elle impactera fortement les littoraux, car 4% de la population et de la production mondiale se situent dans des zones d'altitude inférieure à dix mètres. Les régions les plus menacées concernent autant les pays riches (États-Unis, Pays-Bas) que les pays pauvres comme le Bangladesh, et ses 90 millions d'habitants. Cela pose clairement le problème des réfugiés climatiques.
En tenant compte des phénomènes modélisables, il s'avère que « les économies de marché deviendront de moins en moins vulnérables » (p. 132). Mais certains secteurs (production d'énergie…) et certaines régions (Afrique, Asie du sud...) seront plus affectés que les autres. À l'échelle mondiale, les dommages agrégés suivent une courbe ascendante, qui recoupe les travaux du GIEC : pour un réchauffement de 2,5°C, ils atteignent 1,5 % du produit mondial ; pour 4°C, presque 4%. Passé le premier degré de réchauffement, certaines études montrent que la relation n'est pas linéaire : chaque degré de réchauffement est de plus en plus coûteux.
Pour éviter que le climat ne se résume à une partie de roulette, de plus en plus risquée, il faut réduire dès maintenant les émissions de GES. Trois leviers sont à notre disposition : la géo-ingénierie, l'atténuation et l'adaptation. Cette dernière, indispensable et locale, n'est qu'un complément (quitter le littoral, par exemple). Dans le domaine technologique, Bill Gates se propose de réduire l'intensité des ouragans, mais la solution la plus avancée porte sur la capture et séquestration du carbone, lors de la combustion. Où le stocker ? La géo-ingénierie risque de susciter des effets secondaires difficiles à maîtriser. Il faut donc réduire notre consommation de pétrole et de charbon, auxquels 40 % des émissions mondiales sont imputables.
Pour 1 000 $ de combustible, le pétrole émet 0,9 t de CO2 ; le charbon : 11 t, soit environ 12 fois plus. Le charbon apparaît donc comme « la voie royale en matière de réduction des émissions », qu'il serve à produire de l'électricité, du ciment ou de l'acier.
Mais « les coûts en jeu dans la réduction des émissions sont très élevés ». Substituer le gaz naturel au charbon dans la production d'électricité suppose en effet de lourds investissements, y compris pour recycler les mineurs. Tous les scénarios soulignent que réduire la note finale suppose de s'y prendre le plus tôt possible, et surtout d'associer un maximum de pays. En supposant des mesures efficaces, respecter l'objectif de 2°C fixé à Copenhague, coûterait chaque année 1,5% du revenu mondial.
Dans le cas d'une participation internationale limitée, l'objectif est impossible à atteindre. « Si la moitié des pays ne font aucun effort, un réchauffement substantiel sera inévitable, même si l'autre moitié des pays font un maximum d'efforts » (p. 171).
L'argent dépensé aujourd'hui doit être compensé par les avantages de demain, ce qu'un calcul d'actualisation permet d'estimer. En d'autres termes, l'effort doit en valoir la peine. Il faut privilégier la solution qui minimise à la fois les dommages et le coût des mesures à prendre.
En supposant une participation limitée, et un taux d'actualisation de 4 %, paramètres jugés réalistes, les modèles aboutissent à une augmentation optimale de la température de 4°C. En dessous de cette limite, les efforts demandés seraient limités, au dessus, le coût d'une réduction supplémentaire des émissions serait élevé. Avec un large effort international, l'optimum serait de 2,8°C. Cela, sans tenir compte des seuils de basculement.
L'auteur, qui ne croit guère aux mesures réglementaires, souvent contre-productives (comme la production d'éthanol de maïs) même si certaines s'avèrent nécessaires (comme sur l'efficacité énergétique), plaide pour une décarbonation par le biais du marché. C'est-à-dire par la fixation d'un prix du carbone : toute tonne émise est frappée d'un prélèvement qualifié de vertueux, car il soulage la planète, augmente l'efficacité économique, et peut lui même financer la lutte contre le réchauffement. Le prix corrige l'externalité. Il est à la fois un signal, une information impartiale, et une incitation, pour la production comme pour la recherche.
Qu'il s'agisse d'une taxe carbone ou d'un système de quotas d'émission, comme en Europe, le mécanisme est théoriquement le même : taxer le CO2 pousse à développer des activités et des consommations décarbonées. Mais les modalités d'application et les approches sont différentes. Dans le cas de la taxe, la quantité d'émission est incertaine ; dans le cas des quotas, elle est fixe. C'est le prix de marché qui fluctue.
Sur le plan international, le prix du carbone se révèle un outil efficace. D'autant qu'« une fois fixé, il n'a plus besoin d'autres négociations ». D'où la difficulté à s'entendre. Car le prix du carbone peut avoir de fortes incidences sociales. Il doit être harmonisé pour éviter les distorsions. « Cela signifie que les coûts marginaux des réductions d'émissions soient les mêmes dans chaque pays » (p. 238). L'auteur, qui avance une valeur de 25 $ par tonne, pour atteindre très vite 93 $ en 2040, souligne les obstacles politiques qui s'opposent à un accord à la fois incitatif et contraignant, ce qui n'était pas le cas à Kyoto.
Certaines modalités pratiques posent problème : comment calculer la taxe aux frontières ? Mais il existe des divergence plus fondamentales et des questions non résolues : comment éviter qu'un État ne prenne aucun engagement, mais profite des efforts des autres (attitude du passager clandestin) ?
Sur la forme, on peut regretter que ce livre, publié en 2013, et traduit en 2019, n'intègre pas ne serait-ce qu'une postface consacrée à la COP 21 (2015). Il appartient donc au lecteur de faire lui-même le lien avec l'accord de Paris sur le climat.
Sur le fond, dans l'analyse comme dans la prospective, William Nordhaus nous offre un très bon panorama des mécanismes du changement climatique. Son apport technique est incontestable, et l'on ne saurait lui reprocher une indispensable simplification : elle participe de la pédagogie déployée pour rendre abordable un sujet parfois très complexe. En ce sens, ce livre est une référence.
Il est aussi l'expression d'un point de vue : celui d'un réchauffement climatique, qui ne serait finalement qu'un accident de la croissance, sans lien avec d'autres phénomènes : épuisement des ressources, pollution généralisée… Les analyses de William Nordhaus prennent par ailleurs la forme d'une « optimisation », qui ne respecte pas les objectifs du GIEC. Peut-on négocier le vivant ? indexer l'environnement sur le PIB ? Les modèles ne sont pas seulement des outils techniques. Considérer en particulier que l'effort pour lutter contre les GES est un investissement comme un autre, revient finalement à peser sur le taux d'actualisation, et ainsi minimiser les dommages du réchauffement.
En refusant de mettre en avant des objectifs physiques de réduction des GES, il s'agit d'abord de sauvegarder un mode de vie de type américain. Pour l'auteur, il n'est pas question de «se focaliser sur des limites pénibles grevant la croissance économique » (p. 36), bien que celle-ci soit annoncée comme un moyen très efficace de réduire le réchauffement climatique. « La consommation, dit-il, est le but ultime de la vie, elle est au cœur de mon propos » (p. 178).
Ouvrage recensé– Le Casino climatique, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2019.
Du même auteur– Avec Paul A. Samuelson, Économie, Paris, Economica, 2000.
Autres pistes– The Conversation, « Retour sur la polémique autour du prix Nobel d’économie à William Nordhaus », 12 novembre 2018, accès en ligne.