Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Xavier Kawa-Topor
Cet ouvrage traverse plus d’un siècle de cinéma d’animation et démontre que le réalisme est loin d’être une affaire de prises de vue directe. C’est à partir de cette question du rapport au réel que Xavier Kawa-Topor s’interroge sur le cinéma d’animation et ses particularités : à travers une série de qualificatifs et de nombreux exemples, l’auteur essaye de définir les propriétés du cinéma d’animation.
Lorsque l’on évoque le cinéma, c’est d’abord celui dit en prise de vue réelle (ou prise de vue directe) qui nous vient à l’esprit. Pourtant, le cinéma d’animation est plus ancien que le cinéma traditionnel, normal, ordinaire – comment le qualifier puisqu’il est la référence ? Si celui-ci est sorti largement vainqueur en nombre de films, c’est pour une différence fondamentale : son rapport direct au réel.
L’essai de Xavier Kawa-Topor a pour objectif de réfléchir sur les rapports complexes, et parfois méconnus, que peut avoir le cinéma d’animation avec le réel. Si le résultat est équivalent – une projection d’images animées – c’est dans le processus de fabrication que les deux natures d’images diffèrent : d’une part, une caméra enregistre un mouvement qui se décompose en plusieurs photographies ; d’autre part, il s’agit d’une fabrication image par image, de la composition d’un mouvement. Le problème est vaste et compliqué, et l’auteur n’a pas l’ambition de faire le tour de la question.
Comment aborder ce rapport au réel sans prendre le risque d’en faire un essai philosophique ni de tomber dans une réflexion trop théorique ? Xavier Kawa-Topor a choisi vingt entrées différentes, vingt qualificatifs qui peuvent esquisser les rapports que le cinéma d’animation entretient avec le réel. Par cette approche fragmentaire, l’auteur peut à la fois, aborder la question de manière transversale, esquisser certaines caractéristiques de l’animation ainsi qu’évoquer des films et des moments importants de l’histoire du cinéma.
Le livre commence par une citation de Marcel L’Herbier qui oppose le dessin au cinéma. Il écrit que le dessin « tourne le dos au septième Art », car il « n’a rien qui l’apparente (…) au cinématographe », véritable « imprimerie de la vie » (p. 7). C’est cette opposition qui va animer (c’est le cas de le dire) la réflexion de Xavier Kawa-Topor. Y a-t-il une opposition entre le dessin et le cinéma ? Le « septième art » est aussi, comme le rappelle le début de l’ouvrage, la synthèse de tous les arts. Cette idée de synthèse est importante, car elle est constitutive, à différents niveaux, du cinéma et semble lui être propre.
Dès son origine, il s’est organisé comme la conjugaison d’un art (un nouveau moyen d’expression, de réflexion) et d’une industrie (aussi bien pour sa fabrication, que pour sa consommation) ; de même, son invention est le produit de recherche scientifique et d’invention magique et/ou ludique. Ainsi, et c’est ce qui pourrait être l’âme du cinéma : il est à la fois art et industrie, fixité et mouvement, magique et scientifique. Edgar Morin, dans son livre sur le cinéma, écrit à propos de l’âme : « Qu’est-ce que l’âme ? C’est cette zone imprécise du psychisme à l’état naissant, à l’état transformant, (…) où tout ce qui est distinct se confond, où tout ce qui est confondu est en processus de distinction ». La frontière est poreuse, indécise, et cette « zone imprécise » dont parle Morin, est constamment interrogée par Kawa-Topor dans chaque chapitre du livre. Entre l’animation et la photographie, entre la vérité et le mensonge, entre la réalité et l’imaginaire, le cinéma d’animation, malgré son artificialité, est très proche de ce réel qui est, par nature, du côté de l’image photographique. Animation vient du latin animatio, de anima « souffle vital, âme ». En effet, le cinéma d’animation consiste à « donner une âme », à faire vivre des choses inanimées. Faire bouger un élément inerte, c’est ce que fait aussi le cinéma en prise de vue réelle, puisque, lors de la projection, des photographies – c’est-à-dire des images fixes – défilant à une vitesse de 24 images par seconde, permettent de créer une illusion du mouvement. Mais, à l’inverse du cinéma en prise de vue directe avec une caméra qui enregistre de manière automatique une suite de photographies, l’animation contient en elle, dans son processus même de création, une autre animation : la constitution image par image.
Par conséquent, elle est doublement animation : dans sa constitution et dans sa projection. La question du dépassement oriente les différents chapitres du livre : étant donné sa nature, comment le cinéma d’animation peut-il aller au-delà du réel.
C’est au cours du XIXe siècle que les découvertes liées aux illusions d’optique se sont développées, en même temps que la naissance et l’évolution de la photographie. Le physicien belge Joseph Plateau invente en 1932 un jouet scientifique : le phénakistiscope. Pour la première fois, un objet est capable de créer un mouvement à partir d’images fixes. Ce sont les prémices du cinéma.
Quelques années plus tard, Émile Reynaud invente ce que l’on peut appeler aujourd’hui le dessin animé. Dès 1892, à l’aide de son théâtre optique, il propose aux spectateurs parisiens de découvrir ses « Pantomimes lumineuses » : films projetés de quelques minutes racontant une histoire avec des dessins qui s’animent. Toutes les caractéristiques de la première séance du Cinématographe des frères Lumière sont déjà présentes dans les spectacles de Reynaud : une projection, un public, une entrée payante, des images animées. La différence entre les deux événements se fait dans la fabrication de l’image et son rapport au réel. En parallèle à cette histoire de la découverte de l’illusion du mouvement à travers le dessin, l’invention d’une image inédite se fait : c’est la photographie. Au moment où naît le cinéma d’animation, « la mécanisation et la vitesse font du mouvement un nouveau système de représentation du réel » (p. 15) précise Kawa-Topor. Grâce à son enregistrement mécanique et instantané, la photographie permet à l’homme d’avoir une nouvelle perception de l’espace-temps, et donc un nouveau rapport au réel. Le cinéma est donc la synthèse de ces deux découvertes : animer une image et capturer instantanément ce qui se trouve devant l’objectif de l’appareil. Très vite, les spectateurs ont préféré les « Vues » des frères Lumière au détriment des « Pantomimes lumineuses » de Reynaud. C’est l’objectivité de la photographie, et donc sa « vérité », qui a été privilégiée, plutôt que l’émerveillement. Néanmoins, le choix du public peut paraître étonnant : le réalisme a été préféré à l’imaginaire, le noir et blanc à la couleur, le documentaire anecdotique (entrée en gare d’un train, partie de cartes, etc.) à la fiction. Il a fallu attendre plusieurs années pour voir des films en prise de vue réelle atteindre ce que faisait déjà l’animation avant même la naissance du cinéma. Ainsi, dès son origine l’animation semblait être déjà en avance. Dans Fantasmagorie (1908) – entrée (il faudrait dire le retour) de l’animation au cinéma –, la main d’Emile Cohl dessine la silhouette de son personnage et devient « l’agent d’une mise en abyme essentielle » (p. 27). En effet, dans ce film dans le film, le dessin animé forme une « bulle irréelle et fantasmagorique, à l’intérieur du cadre, donné pour réel, du cinéma en prise de vue directe » (Id.). Lorsque l’animation côtoie la prise de vue réelle, elle devient, pour Kawa-Topor, une « sur-fiction » (Id.). Dans le sens où il y a une nouvelle strate de fiction, mais aussi une superposition de deux images : l’une qui émane du réel, l’autre de la main de l’animateur. Ainsi, une autre réalité apparaît, celle de l’animation, constituant un sur-réel.
En plus de citer les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge, Kawa-Topor commente les films de Jean Comandon, pionnier des films scientifiques. Utilisé dès 1902, ce qu’on appelle aujourd’hui le time-lapse, permet grâce à l’image par image, d’accélérer la croissance des végétaux. Ainsi, une analyse du déroulement de phénomènes trop rapides pour être observés à l’œil nu peut être faite. Ces « résultats hypnotiques » (p. 16), l’auteur les compare à l’animation, car il permet de « rendre visible le vivant aux yeux de l’homme » (p. 17). Le livre éclaire un aspect qui peut paraître étonnant lorsque l’on parle de cinéma d’animation : celui de documenter le réel. Rendre visible l’invisible, « d’exprimer l’irreprésentable » (p. 91), l’animation offre la possibilité à l’homme de palier certaines lacunes, qu’elles soient liées à l’absence d’enregistrement direct ou à un traumatisme. Le cas du film Le Naufrage du Lusitania (1918) de Winsor McCay est révélateur. Étape importante dans l’entrée en guerre des États-Unis, le torpillage de ce bateau n’a pas été filmé. Néanmoins, McCay a pour projet d’utiliser le dessin « avec le même degré d’intensité » que si l’événement avait été enregistré par une caméra. À la manière d’une reconstitution d’une scène de crime, l’animation vient combler ce déficit d’images afin de fournir un témoignage pour l’histoire.
Toujours dans cet usage documentaire de l’animation, Kawa-Topor s’attarde sur un autre exemple où le dessin permet de faire face au trauma. Le dessin « met à distance le réel » (p. 78), il joue le rôle de filtre, et rend l’épreuve, moins douloureuse. Il étudie notamment Valse avec Bachir d’Ari Folman et Le tombeau des Lucioles d’Isao Takahata, deux films symboliques où l’animation a permis de dépasser le réel. Le détour par l’animation « écarte » la violence du réel et rend le traumatisme moins proche que si le film était en prise de vue directe, tout en gardant une charge émotionnelle.
Comme le réel, l’émotion peut elle aussi être accrue par l’animation. C’est même l’intention de Walt Disney : chercher à créer des personnages « plus touchants qu’authentiques » (p. 36) pour atteindre une « sur-expressivité émotionnelle ». Pour cela, Disney élabore une technique inédite pour représenter la figure humaine afin d’avoir une « illusion de vie ». Cette expression d’Hamilton Lukse, qui a supervisé le premier long métrage d’animation Blanche-Neige et les Sept Nains (1937), deviendra la « pierre philosophale » (p. 37) de l’animation disneyenne.
Pour parvenir à ce fantasme du réalisme absolu, une technique particulière a été utilisée : la rotoscopie. Cela consiste à décalquer image par image les contours d’une figure filmée en prise de vue directe. De cette façon, les expressions et les mouvements du personnage correspondent à ceux d’une vraie personne. Mais un calque perd « la force, la nervosité, la vibration du trait original, jusqu’à réduire la figure représentée à ses contours » (p. 58) explique l’auteur. Littéralement, le dessin vient se superposer sur la photo, or Kawa-Topor insiste non pas sur le dessin comme mimétisme, mais plutôt sur le dessin comme prolongement du réel. S’il doit le mimer, c’est pour montrer autre chose, aller plus loin, et c’est d’ailleurs ce que font un certain nombre de films cités par l’auteur.
Face à cette industrie dans laquelle le dessin est dicté par le réel, Kawa-Topor se place clairement du côté des « iconoclastes ». Il cite l’animation soviétique (Lev Atamov, Mikhaïl Tsekhanovski), mais surtout Paul Grimault avec Le Roi et L’oiseau qui a marqué un grand nombre d’animateurs et en particulier Miyazaki
Plus que du réel, l’auteur évoque une « sensation de réel » (p. 72) pour qualifier le travail du studio Ghibli. Il ne s’agit pas d’un « désengagement du réel » (p. 71), au contraire on retrouve dans tous les films du studio japonais un naturalisme des décors grâce à une importance accordée à l’animation des éléments naturels comme l’eau et le vent. Tout cela contribue à « camper le film dans le réel » (p. 72).
Alors que le studio Disney rattache le réalisme à la figure humaine, le studio Ghibli le rattache aux éléments naturels et c’est à partir de cette trame réaliste que le rêve peut se construire. Le rattachement au réel de Disney s’est confirmé aujourd’hui puisque le studio adapte désormais ses films d’animation à succès (Le Roi Lion, Le Livre de la jungle, etc.) en prise de vue réelle.
Le cinéma d’animation regroupe toutes les techniques du tournage « image par image » qui permettent d’insuffler l’illusion du mouvement à des objets, matières, ou formes inanimées. Par conséquent, « tout ce qu’il propose est factice », il est « une représentation, non une captation du réel » (p. 8).
L’enjeu du livre n’est pas d’établir des liens entre l’animation et le réel, mais au contraire, d’affirmer un écart : insister sur « l’illusion absolue » (p. 11) qu’est l’animation par rapport à l’image photographique. Cette faiblesse se transforme donc en force et en puissance de l’animation capable alors de viser, pour reprendre le titre du livre, un au-delà du réel : un « outre-réel » (Id.) comme l’écrit Kawa-Topor.
Ce livre est, d’une certaine manière, le complément d’un autre livre paru le même jour, chez le même éditeur et écrit sous la direction de Xavier Kawa-Topor et Philippe Moins : Le cinéma d’animation en 100 films. Celui-ci est un livre illustré, de plus de 300 pages, qui propose un vaste panorama du cinéma d’animation à travers un parcours chronologique de cent films ayant marqué l’histoire du cinéma d’animation. Les deux livres forment un ensemble cohérent : d’un côté, une réflexion à partir des films ; de l’autre, une réflexion à partir d’une question théorique sur le rapport au réel du cinéma d’animation.
Néanmoins, le livre de Kawa-Topor, Cinéma d’animation, au-delà du réel évite l’étiquette d’ouvrage théorique et/ou universitaire. En effet, il est concis et sa construction sous forme d’entrée en fait un objet très accessible. Si l’autre livre propose un panorama du cinéma d’animation, celui-ci propose un panorama des rapports au réel que peut avoir le cinéma d’animation ; mais la fragmentation du livre évite une réflexion élaborée et construite, car pouvant se lire dans le désordre.
Ainsi, la question du rapport au réel n’est pas traitée en tant que problème philosophique, mais simplement approchée, à l’aide de nombreux exemples : elle devient un prétexte pour parler du cinéma d’animation et de son histoire.
Ouvrage recensé– Cinéma d’animation, au-delà du réel, Paris, Capricci, 2016.
Du même auteur– Avec Philippe Moins (dir.), Le cinéma d’animation en 100 films, Paris, Capricci, 2016.
Autres pistes– Olivier Cotte, Il était une fois le dessin animé…, Paris, Dreamland, 2001.– Sébastien Denis, Le cinéma d’animation, Paris, Armand Colin, 2007.– Dick Tomasovic, Le Corps en abîme – Sur la figurine et le cinéma d’animation, éd. Rouge Profond, 2006.– Léona Béatrice, François Martin, Ladislas Starewitch – 1882-1965/le cinéma rend visibles les rêves de l’imagination, Paris, L’Harmattan, 2003.– Hervé Joubert-Laurencin, La lettre volante – 4 essais sur le cinéma d’animation, Paris, éd. Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997.– René Laloux, Ces dessins qui bougent/1882-1992 – cent ans de cinéma d’animation, Paris, Dreamland, 1996.