Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Yann Algan, Elizabeth Beasley, et al.
Le livre s’attache à décrypter les causes de la montée de ce que l’on nomme le populisme et à dégager, parmi les votes pour les partis dits « antisystèmes », les variables qui orientent plutôt vers la « gauche radicale » ou vers la « droite populiste. La crise de défiance envers les institutions politiques, l’instabilité économique et la crise culturelle sont trois forces majeures, mais l’originalité de l’approche est de souligner le rôle de variables dites subjectives, à savoir la confiance interpersonnelle et le bien-être, en tant que déterminants fondamentaux du vote.
Pour mener à bien leur étude des déterminants du vote, les auteurs se fondent sur les données des enquêtes électorales françaises collectées par le CEVIPOF ainsi que sur les données produites par l’European Social Survey et l’American National Elections Studies.
Après avoir testé l’impact d’un ensemble de variables sociales et individuelles sur les élections présidentielles françaises de 2012 et de 2017, les auteurs travaillent sur les similarités de la poussée de la « gauche radicale » et/ou de la « droite populiste » dans les pays occidentaux.
La première crise à l’origine du populisme est d’ordre politique. On assiste à un profond déclin de « l’idéal démocratique », appréhendé via le niveau de confiance des citoyens envers leurs parlements nationaux et le parlement européen. Il existe en effet une forte corrélation entre la défiance envers les institutions représentatives et le vote pour les « partis antisystèmes ». Cette défiance est renforcée par une seconde crise, d’ordre économique.
La montée des inégalités, la mondialisation, la désindustrialisation, le chômage et la crise financière de 2008 ont renforcé l’insécurité économique des populations, laquelle est corrélée positivement à la défiance politique. La troisième crise est d’ordre culturel. Les auteurs la définissent comme une « poussée antilibérale » (p. 26). Les sociétés occidentales sont fracturées sur des questions sociétales telles que l’immigration, l’environnement ou encore l’homosexualité. Les clivages sur ces questions ne semblent pas s’expliquer de manière satisfaisante par des variables objectives tels que l’âge ou la catégorie socioprofessionnelle.
Leur déterminant est d’ordre essentiellement subjectif. À cet égard, les auteurs montrent comment la confiance interpersonnelle, soit la propension à faire a priori confiance à un inconnu, devient une variable déterminante du choix politique.
La France est le terrain d’enquête privilégié par les auteurs, qui fournissent un ensemble de données des plus intéressantes afin d’analyser les résultats des élections présidentielles françaises de 2012 et de 2017. Il s’agit de dévoiler des corrélations entre le vote pour un candidat ou un parti et diverses variables. Le croisement des variables individuelles « niveau de revenu » et « niveau d’éducation » fournit de nombreux enseignements. Les électeurs de la droite populiste (Le Pen) et de la gauche radicale (Mélenchon) ont un revenu moyen similaire.
Par contre, les électeurs de Mélenchon ont en moyenne un niveau d’éducation supérieur d’une année. Ces électeurs de la « gauche radicale » ont le même niveau moyen d’éducation que les électeurs de la « droite traditionnelle » (Sarkozy/Fillon). La différence entre ces deux électorats porte sur le niveau de leurs revenus. En 2017, l’opposition Mélenchon-Fillon semble ainsi parfaitement incarner le clivage politique le long d’un axe gauche-droite. Mais un second clivage apparaît. Il se dessine entre les électeurs de Le Pen et ceux du centre (Bayrou/Macron). Ceux-ci ont le niveau d’études moyen le plus élevé et un niveau de revenus moyen nettement plus élevé que les électeurs de la « droite populiste ».
Au regard des variables que constituent le revenu et l’éducation, l’axe Le Pen-Macron semble représenter l’axe « perdants-gagnants » de la société française contemporaine.
La satisfaction dans la vie et la confiance interpersonnelle, mesurées à l’aide d’enquêtes qualitatives, sont deux variables individuelles et subjectives discriminantes pour comprendre le choix des électeurs.
En moyenne, plus un électeur se déclare satisfait dans sa vie, plus il a de chances de voter pour Macron, Fillon ou Hamon. À l’inverse, plus il se déclare insatisfait, plus il a de chances de voter pour Le Pen, Mélenchon ou de s’abstenir. Le bien-être est donc la variable subjective qui permet de comprendre le vote « antisystème ». La confiance interpersonnelle permet quant à elle de comprendre le choix entre la « gauche radicale » et la « droite populiste ». En moyenne, les électeurs de Le Pen déclarent un faible niveau de confiance interpersonnelle, tandis que les plus confiants se trouvent vers la gauche du spectre politique (chez Hamon, Mélenchon et Macron).
À l’aide de ces deux variables, on peut représenter la scène politique dans un cadran avec le bien-être en abscisse et la confiance interpersonnelle en ordonnée. Ce diagramme permet notamment d’étudier à nouveau frais le processus de report des voix entre les deux tours de la présidentielle. Par exemple, les électeurs de Mélenchon ayant voté Macron au second tour déclaraient des niveaux de bien-être et de confiance interpersonnelle nettement supérieurs à ceux, moins nombreux, ayant choisi au second tour de voter Le Pen.
En insistant sur le bien-être et la confiance interpersonnelle, la variable traditionnelle de la catégorie socioprofessionnelle semble absente de la détermination du choix des électeurs. Les auteurs montrent toutefois qu’il existe une forte corrélation entre ces variables subjectives et la catégorie professionnelle. Ainsi, en moyenne, les cadres du public comme du privé présentent des indices de confiance et de bien-être élevés, tandis que, si les policiers et militaires se déclarent relativement satisfaits, on constate chez eux une très faible confiance interpersonnelle.
Ce sont les ouvriers non qualifiés et dans une moindre mesure les ouvriers qualifiés qui sont les moins satisfaits et présentent le plus faible degré de confiance interpersonnelle. La trajectoire professionnelle détermine donc toujours pour partie la subjectivité de l’individu, et l’on retrouve une symétrie entre la structuration des variables subjectives selon les groupes professionnels et la fracture perdants-gagnants décrite précédemment.
La religion est également un facteur déterminant du vote. En 2017, 78% de l’électorat Fillon, 64% de l’électorat Le Pen, contre seulement 37% de l’électorat de Mélenchon, se déclarent catholiques, sachant que la moyenne nationale est à 57%. Dans la mesure où les études montrent que, en France, les catholiques sont en moyenne relativement moins confiants mais relativement plus satisfaits que les non-catholiques, la variable religieuse permet d’expliquer pourquoi l’électorat de Fillon a un degré de confiance interpersonnelle nettement plus faible que les autres « partis traditionnels » (centre et gauche traditionnelle).
Les auteurs distinguent in fine quatre groupes d’électeurs. Le positionnement idéologique de Macron correspond aux électeurs libéraux tant sur le plan économique que culturel. À l’opposé, on trouve les électeurs de Le Pen, dits « conservateurs » sur les deux plans. Les électeurs de Mélenchon sont définis comme conservateurs sur le plan économique et libéraux sur le plan culturel, et inversement pour François Fillon. Les auteurs suggèrent ainsi, d’une part, que l’axe droite-gauche correspond plutôt à un clivage libéraux versus conservateurs au plan culturel et que, d’autre part, l’axe partis traditionnels-partis « antisystème » correspond à un clivage libéraux versus conservateurs au plan économique.
Algan et ses collègues s’étonnent par contre de la faible préférence des électeurs de Le Pen, notamment par rapport à ceux de Mélenchon, pour la redistribution des revenus, les dépenses publiques et les aides sociales. Ils sont pourtant le groupe le plus défavorisé économiquement. Par rapport à la moyenne nationale, les électeurs de Mélenchon et, dans une moindre mesure, ceux de Macron affichent des niveaux supérieurs de soutien envers l’immigration, l’environnement et le droit des homosexuels. Les scores sont au contraire inférieurs à la moyenne nationale pour les électeurs de Fillon et de Le Pen.
Les partis « antisystème » partagent une faible confiance envers les représentants politiques et une faible confiance institutionnelle, ainsi que l’idée que les décisions politiques les plus importantes doivent être prises par le peuple et non par les représentants politiques. C’est une différence forte avec l’électorat de Hamon, Macron et Fillon. Outre la variable confiance interpersonnelle, la différence entre la « gauche radicale » et la « droite populiste » porte plutôt sur le régime politique qu’ils appellent de leurs vœux. Les électeurs de Le Pen sont plus favorables que ceux de Mélenchon à un pouvoir fort. Ils sont également nettement plus eurosceptiques.
Parmi les variables subjectives, les auteurs s’intéressent également aux émotions exprimées par les électeurs. Or, contrairement à une idée reçue, « la montée du populisme de droite ne s’appuie pas sur le ressort émotionnel de la peur » (p. 80). L’émotion discriminante est la colère. Plus le niveau de colère est élevé, plus la probabilité de voter pour un parti antisystème s’accroît.
Les auteurs se sont intéressés au mouvement dit des « Gilets jaunes » qui a émergé à partir d’octobre 2018. Plus de 20% des électeurs de Mélenchon et de Le Pen soutiennent « tout à fait » le mouvement des gilets jaunes et presque 15% le soutiennent « plutôt ». C’est seulement 5% environ des électeurs de Macron et de Fillon qui soutiennent « tout à fait » le mouvement, et près de 15% « plutôt ».
On constate également que 70% des citoyens qui soutiennent fortement les gilets jaunes vivent dans un ménage où le revenu est inférieur à la médiane nationale. En reprenant la structuration en fonction du sentiment de réussite dans sa vie et de la confiance interpersonnelle, les auteurs montrent que le soutien aux gilets jaunes varie le long de l’axe « perdants-gagnants », notamment de la mondialisation. 83% des gilets jaunes se déclarent hostiles à la mondialisation et le soutien au mouvement est le plus faible en Île-de-France et dans les grandes agglomérations. Le mouvement constitue la mobilisation des plus défavorisés économiquement, scolairement et subjectivement – indépendamment de leurs préférences politiques.
Une force du livre est de mobiliser les variables utilisées dans le cas français pour comprendre la poussée des partis « antisystème » dans l’ensemble des pays occidentaux. Aux États-Unis comme en Europe, on constate que le soutien aux partis antisystème est toujours corrélé positivement à un faible niveau de revenus. Et, parmi ces électeurs, la variable éducation permet de discriminer entre la « gauche radicale » et la « droite populiste ».
Aux États-Unis, les électeurs de la « droite populiste » (Trump) sont en moyenne plus riches que les électeurs de la « gauche radicale » (Sanders) mais avec un niveau d’éducation nettement moins élevé. Les indicateurs de confiance interpersonnelle et de satisfaction dans la vie sont à nouveau pertinents pour comprendre la situation à l’échelle occidentale, bien qu’existent certaines spécificités nationales. Par exemple, les électeurs de la Ligue du Nord en Italie ont en moyenne un niveau de satisfaction plus élevé que les électeurs du UKIP en Grande-Bretagne ou du Front National en France. La confiance interpersonnelle demeure la principale variable discriminante entre les partis antisystème.
Plus elle est élevée parmi les électeurs antisystème, plus ils auront tendance à voter pour la « gauche radicale ». Le rejet de l’immigration pour motif économique est quant à lui associé à la précarité ainsi qu’au mal-être. Une défiance interpersonnelle semble être le principal facteur de rejet de l’immigration pour motif culturel.
On constate que les attitudes sur la question de la redistribution sont elles aussi corrélées au niveau de confiance interpersonnelle des électeurs. La faible préférence redistributive des électeurs des « droites populistes » s’explique sans doute par leur faible confiance interpersonnelle. La faible confiance à l’égard des institutions politiques (Parlement national, Parlement européen, système judiciaire) est en revanche commune à la gauche radicale et à la droite populiste.
En conclusion de leur ouvrage, les auteurs insistent sur le fait que nous sommes sortis d’une société de classes, en ce sens que l’appartenance sociale constituait un ciment idéologique puissant. C’est désormais la confiance interpersonnelle qui est devenue « le filtre qui permet aux individus de se donner un projet de société désirable ». Cela étant, trois dynamiques futures quant à la structuration politique des pays occidentaux sont envisageables.
Premièrement, l’opposition entre le centre et la droite populiste peut se renforcer et constituer de manière durable le clivage politique majeur.
Deuxièmement, on peut envisager une union politique des « partis antisystème ».
Troisièmement, on peut penser à l’inverse que le clivage traditionnel gauche-droite est appelé à retrouver le caractère structurant qu’il a eu durant de nombreuses décennies.
La lecture de l’ouvrage est des plus stimulantes. Les auteurs parviennent, en 150 pages seulement, à fournir et synthétiser de nombreuses informations empiriques sur la dynamique politique non seulement française mais aussi occidentale. Le recours massif à des représentations graphiques simples mais éminemment parlantes contribue grandement à l’efficacité de l’ouvrage.
Les critiques que l’on peut adresser à l’ouvrage portent essentiellement sur le travail de conceptualisation et l’effort d’interprétation des données. Rien ne justifie que le terme de populisme soit réservé à la droite antisystème. Certaines formulations et interprétations laissent songeur. Il est malvenu ou naïf de prétendre que Macron était un candidat « sans passé politique » (p. 38). L’affirmation selon laquelle le vote de classe serait en partie « une illusion » pour des candidats comme Le Pen et Macron mériterait une plus grande analyse (p. 105).
Certes les auteurs sont convaincant lorsqu’ils expliquent que la prise en compte des variables individuelles subjectives fait perdre son pouvoir explicatif à la variable « catégorie socioprofessionnelle ». Toutefois, ils ont eux-mêmes montré ailleurs dans l’ouvrage l’importance de la corrélation entre la trajectoire socioprofessionnelle et les niveaux déclarés de bien-être et de confiance interpersonnelle. Un travail d’analyse sur les phénomènes de causalités cumulatives aurait été bienvenu.
Ouvrage recensé– Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault, Les Origines du populisme, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2019.
Autres pistes– Yann Algan et al., "The European trust crisis and the rise of populism.", Brookings Papers on Economic Activity, 2017.2 (2017): 309-400.– Paul Collier, The Future of Capitalism: Facing the New Anxieties, Penguin UK, 2018.– Dani Rodrik, "Populism and the Economics of Globalization.", Journal of International Business Policy, 1.1-2 (2018): 12-33.