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La Révolution antispéciste

de Yves Bonnardel et al.

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Philosophie

Cet ouvrage décrit une forme d’oppression extrêmement répandue, quoique parfaitement invisible : le spécisme. De façon analogue au racisme et au sexisme, cette idéologie postule la supériorité de l’être humain sur le reste du vivant. Une telle discrimination nous autorise à commettre les pires atrocités, sans jamais prendre en compte les intérêts des animaux. En affirmant une exigence d’égalité pour tous les « êtres sentients », les auteurs en appellent à une révolution éthique, qui permettrait d’en finir avec les hiérarchies et les dominations.

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1. Introduction

En se croyant supérieurs au reste du vivant, les êtres humains commettent des atrocités dignes des pires idéologies. Tous les jours se déroulent sous nos yeux un spectacle d’une incroyable cruauté. Notre alimentation carnée conduit à massacrer des animaux en quantités astronomiques. Les chiffres sont accablants : chaque année, 70 milliards de vertébrés sont menés à l’abattoir et 1 000 milliards de poissons finissent dans nos filets. Ces êtres connaissent aussi l’enfer de leur vivant : leurs conditions d’élevage sont dignes de nos pires pénitenciers ; certains deviennent cobayes et finissent disséqués. Quant aux animaux sauvages, ils sont traqués ou tentent de survivre au sein d’habitats naturels de plus en plus morcelés. « Nos sociétés sont fondées sur une exploitation animale omniprésente, qui infuse les moindre de nos actes quotidiens » (p.15).

Pourtant, ces dernières années, on distingue une évolution des mentalités. Végétariens, végétaliens, vegans… ces mouvements prônent un mode de vie qui exclut toute consommation animale – ou toute production issue de leur exploitation. Il semblerait que se soucier du bien-être animal ne soit plus considéré comme une pathologie. De plus, l’industrie agro-alimentaire suscite une méfiance accrue dans l’opinion. En 2015, la diffusion par l’association L214 de vidéos prises dans des abattoirs a provoqué l’indignation.

C’est dans ce contexte de prise de conscience tardive que paraît La Révolution antispéciste. La publication d’auteurs militants par une maison d’édition réservée au monde universitaire témoigne de ce climat de reconnaissance. Notre société, qui tolère de moins en moins la brutalité, accepte que l’exploitation animale soit enfin un sujet pertinent du point de vue politique et philosophique.

2. La structuration d’un mouvement

À la différence du mouvement pour la protection animale qui nait au XIXe siècle, l’antispécisme n’émerge dans que dans le dernier quart du XXe siècle. En 1975, Peter Singer publie La Libération animale. Cet ouvrage fonde l’approche antispéciste. Il affirme que le principe d’égalité doit être étendu à tous les êtres sensibles et que, par conséquent, tous les usages que les humains font des animaux doivent être remis en question. La philosophie de Singer s’inspire de l’utilitarisme anglais du XVIIIe siècle : des auteurs classiques comme Jeremy Bentham ou John Stuart Mill furent les premiers à entrevoir la place des animaux. Pour l’utilitarisme, en effet, le bien est assimilé au bonheur et à la satisfaction du plus grand nombre ? ce qui inclue par conséquent l’ensemble des êtres vivants.

Cependant, en 1983 paraît The Case for Animal Rights de Tom Regan. Selon ce philosophe américain, l’utilitarisme de Peter Singer présente de nombreuses limites. En effet, l’utilitarisme se définit par son caractère majoritaire : « Il peut en venir à préconiser des décisions hautement sacrificielles des intérêts de quelques-uns pour le plus grand bien des autres » (p.219). En opposition à Singer, Regan formule sa « théorie des droits » : quels que soient les intérêts de la majorité, ne pas porter préjudice aux animaux et leur prêter assistance constituent des devoirs fondamentaux.

Si ces divergences d’approche continuent de diviser le mouvement, le débat entre théories complémentaires participe de sa structuration. En 1991 sont créés les Cahiers antispécistes, une revue militante qui rassemble différentes sensibilités. Depuis sa création, plus de 350 articles ont été publiés – cet ouvrage en rassemble certains des plus célèbres. Une littérature qui témoigne d’une intense activité de discussion philosophique. En effet, face à des opposants souvent acharnés, les antipécistes ont dû roder leurs arguments afin de démontrer que la question de l’égalité animale était pertinente pour toute l’humanité.

3. Spécisme, racisme, sexisme… une position égalitariste

« Les français d’abord ! » Voilà un slogan cher aux nationalistes. Il sous-entend que, au nom des intérêts supérieurs de la nation, on peut tirer un trait sur ceux des autres pays. « Les humains d’abord ! » est une devise analogue qui résume bien l’idéologie spéciste. On postule ainsi que les intérêts des êtres humains priment sur les autres espèces. Mais on peut élargir l’exercice à d’autres exclusions. Si « les hommes d’abord » se dit moins facilement, dans les faits néanmoins, les inégalités salariales entre hommes et femmes indiquent que les premiers bénéficient d’une situation analogue de supériorité. Ici se montre la pierre angulaire de la réflexion antispéciste : spécisme, racisme et sexisme sont des idéologies étroitement imbriquées.

Toutes trois partagent une même croyance dans l’idée de « nature » – une identité originelle qui fonderait l’essence des choses. Spécisme, racisme et sexisme postulent par exemple qu’il existe une « nature humaine » et une « nature animale » ; une « nature blanche » et une « nature noire » ; une « nature masculine » et une « nature féminine ». Ces différences légitiment les discriminations. « Ainsi, si les appropriés sont dominés, c’est imputable à leur nature » (p.164). L’idée de nature permet de justifier l’injustifiable en invoquant une évidence quasi absolue.

Les antispécistes se battent donc contre toutes les discriminations arbitraires : « Les appartenances sont indissociables des hiérarchies : elles octroient des valeurs et des statuts différenciés » (p.325). Le bien-être animal est ainsi un promontoire pour penser la question de l’égalité. Il ne s’agit pas néanmoins d’opposer une égalité fictive aux idéologies discriminatrices. Car l’égalité pure n’existe pas : « Nous sommes dans une large mesure, plus forts que les animaux […], sans pour autant leur être supérieurs en quelque sens absolu » (p.310). La race, l’espèce ou encore le sexe ne sont tout simplement pas des critères pertinents pour justifier l’oppression de qui que ce soit.

4. Anti-naturalisme et anti-essentialisme

Le naturalisme procède de la croyance dans un ordre naturel et immuable. La Nature serait un « tout » harmonieux, qu’il ne faudrait pas déranger. Il s’agit d’une religion laïque : comme Dieu, la Nature commande et punit. Pour nos auteurs, l’anti-naturalisme est donc central : il n’y a « ni ordre, ni harmonie, ni nature des choses » (p. 137). Les antispécistes n’ont aucun mal à dire qu’ils sont contre la prédation – le fait que la prédation existe depuis la nuit des temps ne signifie pas qu’il ne faille pas la supprimer. « De la même manière qu’on ne laisse pas un enfant se faire attaquer par un félin, on ne devrait pas laisser une gazelle se faire attaquer par un lion » (p. 209).

Aussi l’antispécisme entre-t-il en conflit avec l’écologisme. En effet, la pensée écologiste repose sur l’affirmation d’une « nature » transcendante. Même si aujourd’hui nous lui préférons le terme de « biodiversité », apparemment plus scientifique, ce dernier n’en recouvre pas moins une dimension mystique. Il témoigne d’une croyance implicite dans un « projet naturel » – ordonnateur, intentionnel et autorégulé. De plus, les écologistes sont par définition « spécistes » : même s’ils ne croient pas dans la supériorité de l’espèce humaine, comme tout le monde ils adoptent une posture essentialiste qui accorde une validité scientifique au concept d’« espèce ».

En effet, la biologie organise sa compréhension du vivant en catégories – ce que l’on appelle la « taxonomie ». La classification dite linnéenne « découpe l’ensemble des individus vivants en catégories de base, elles-mêmes regroupées en une hiérarchie de catégories supérieures emboitées » (p.259). L’« espèce », en tant qu’unité de connaissance, est pourtant contraire aux enseignements du darwinisme. Selon Darwin, la « sélection naturelle » s’explique par les variations génétiques – ce sont les mutations qui gouvernent le vivant et non des essences fictives, vouées à disparaitre. Aucune espèce n’est délimitée par un fossé infranchissable. Tandis que la scientificité de la notion de race est aujourd’hui remise en cause, celle d’espèce continue d’être véhiculée par le monde scientifique.

5. La prise en compte des « êtres sentients »

Qu’est-ce qu’un être humain ? Quelles caractéristiques fondent notre « supériorité » sur les autres animaux ? Ce genre d’interrogations nous renvoie toujours à des arguments éculés. Par exemple, les humains auraient développé des techniques et des langages… Sauf qu’aujourd’hui les connaissances scientifiques remettent en question l’idée selon laquelle nous serions seuls à maitriser ces capacités. Des outils, les grands singes en utilisent depuis des millénaires. À propos du langage, nous savons que les cachalots – pour ne citer qu’eux – développent des dialectes spécifiques à chaque aire géographique. Et lorsqu’on appelle à la rescousse le concept de « conscience »… les choses se compliquent encore !

Il faut bien avouer que nos connaissances sont limitées. Tout d’abord, il est admis que, pour l’ensemble du monde vivant, la plupart des opérations mentales sont non conscientes. La « conscience » se limite donc à une capacité « d’inventer des raisonnements innovants, […] de lier des évènements et de faire des prédictions, […] [ou] de faire des choix » (p.59). Selon ces critères, un très grand nombre d’espèces passent le test haut la main. Même une fourmi qui se voit dans le miroir se reconnaît… Plus généralement, les animaux sont dotés de riches capacités cognitives. Une grande partie d’entre eux possèdent une mémoire des lieux et des évènements, trompent ou manipulent leurs congénères, hésitent, anticipent l’avenir ou éprouvent de l’empathie.

Pour toutes ces raisons, les antispécistes préfèrent le terme de « sentience ». Un « être sentient » est un individu qui, à la différence d’une plante ou d’un rocher, ressent des émotions – positives ou négatives. Ainsi, « le caractère sensible ou non d’un être est un caractère réel. Il importe donc de savoir qui le possède, qui peut souffrir » (p.46). En l’état actuel des connaissances scientifiques, la « sentience » concerne tous les vertébrés, de nombreux arthropodes et même certains mollusques. Toutes ces expériences subjectives ressenties par les êtres qui nous entourent constituent donc une réalité objective.

6. À l’aube d’une révolution éthique

Les recherches en éthologie – la science du comportement animal – ont « indéniablement contribué à l’élargissement de notre cercle de considération morale » (p.117). Aujourd’hui, nous avons enfin la possibilité de nous mettre à la place de ces « autres » dont nous postulions hier l’infériorité. La prise en compte de tous les « êtres sentients » est une occasion formidable de « décentrement éthique ». Jusqu’à aujourd’hui, l’humanité avait cultivé un goût narcissique pour sa toute-puissance. Même l’humanisme, cette pensée généreuse qui célèbre les spécificités humaines, se révèle porter en lui les gènes du totalitarisme – puisqu’il postule la supériorité d’une espèce « unique ». À l’inverse, l’antispécisme propose d’écouter le monde qui nous entoure et de n’agir qu’avec humilité.

Prendre en compte le bien-être animal, c’est nous débarrasser des croyances millénaires qui nous empêchent de penser – en luttant contre ce besoin d’essentialisation qui prévaut dans les constructions idéologiques. Jusqu’alors, l’éthique avait toujours été travestie : la définition de « ce qui est juste » justifiait le pouvoir de ceux qui en usaient. L’antispécisme, en affirmant que les états subjectifs de tous les êtres vivants ont une valeur en soi, dessine une éthique à la fois plus autonome et plus objective. Ce mouvement exige – tout simplement – l’égale prise en compte de tous les individus sentients.

Pour les auteurs, nous sommes donc à l’aube d’une « révolution éthique sans précédent [qui] pourrait bien saper les conditions idéologiques de production de discriminations, d’oppressions, d’exploitations et de dominations » (p.313). En abandonnant la défense étroite de nos intérêts communautaires, l’antispécisme offre une occasion de modifier les rapports entre êtres humains et entrouvre de nouveaux horizons.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, dont on peut saluer la rigueur argumentative et la grande clarté, les auteurs appellent à prendre en compte les intérêts de tous les « êtres sentients » – qui ressentent des émotions. Ils démontrent que la supériorité de l’homme sur le reste du monde animal est, à instar du sexisme ou du racisme, une construction idéologique fondée sur un raisonnement naturaliste et essentialiste. Cet ouvrage révèle que notre rapport aux animaux est politique : la reconnaissance d’une éthique égalitariste permet de penser une société sans hiérarchie.

À une époque où la barbarie du mode de production industriel ne cesse d’être dénoncée, cet ouvrage offre une réflexion riche d’enseignements. La question animale balaie ainsi les fondations de notre civilisation occidentale, en affaiblissant la séparation moderne entre « nature » et « culture ».

8. Zone critique

Cela fait une trentaine d’années que le mouvement antispéciste subit les railleries et les attaques. Il est curieux qu’un courant si minoritaire subisse tant de violence… En 1992, moins d’un an après la naissance des Cahiers antispécistes, paraissait Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry. Dans cet ouvrage au vitriol, l’ancien ministre de l’Éducation nationale dénonçait le fondamentalisme « écolo » et arguait qu’à la différence de l’homme, les animaux seraient toujours « rivés » à leur nature. Comme le formulait très justement Colette Guillaumin en 1992 dans Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature : « Plus la domination tend à l’appropriation sans limite, plus l’idée de “nature” de l’approprié sera appuyée et évidente » (pp. 81-82).

Si La Révolution antispéciste est un ouvrage fort convaincant sur le plan philosophique, un point mérite néanmoins d’être commenté. En affirmant leur souhait de voir disparaître la « prédation », les auteurs envisagent de fournir de la nourriture végane aux animaux sauvages ou de supprimer leur instinct de chasse en modifiant leur code génétique… Des pistes qui, si elles ne détonaient pas avec le sérieux de cet ouvrage, feraient presque rire !

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Révolution antispéciste, Paris, Presses Universitaires de France, 2018.

Des mêmes auteurs– Yves Bonnardel, La Domination adulte. L’oppression des mineurs, Paris, Myriadis, 2015.– Thomas Lepeltier, La Révolution végétarienne, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2013.

Autres pistes– Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, Paris, L’Échappée, coll. « Versus », 2019.– Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes, 1992.– Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].

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