Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Yves Michaud
Yves Michaud s’est proposé de revisiter avec des outils philosophiques « la crise de l’art contemporain » qui a eu lieu en France dans les années 1990. Elle a pris d’abord la forme d’un grand débat intellectuel et l’auteur analyse successivement les arguments développés par les principaux intervenants. Malgré la diversité des théories et des positions, les intellectuels s’accordent sur une vision très sombre de l’avènement de l’art contemporain. Michaud estime que les origines de la crise se trouvent dans la pensée moderne, qui a produit certaines attentes de la part d’une œuvre d’art. Et de telles attentes persistent à l’ère postmoderne, même si l’art récent est bouleversé par un changement radical de paradigme.
Les productions artistiques contemporaines suscitent systématiquement des réactions virulentes de la part du grand public qui n’arrive pas à les comprendre et ne ressente plus des émotions esthétiques troublantes dans les espaces d’exposition. Une longue chaîne d’intermédiaires (critiques d’art, journalistes, musées, galeries, commissaires d’exposition, biennales d’art, etc.) s’efforce de rassurer ce public de l’authenticité et de la valeur de l’art contemporain par des rituels de légitimation, sans réussir pour autant à le convaincre pleinement.
Selon Yves Michaud, ces réactions sont les symptômes d’un malentendu : non seulement le public non initié, mais aussi de nombreux théoriciens de l’art éprouvent une certaine nostalgie des critères esthétiques modernes. En effet, comment se positionner par rapport à des œuvres, certes chères, mais qui souvent ne nécessitent pas une grande maîtrise technique, en plus d’apparaître incompréhensibles et ne susciter aucune émotion immédiate ? Pour l’auteur, toutes ces réactions sont légitimes et incontestables, au sein de la nouvelle démocratie culturelle.
Depuis quelques décennies, l’art contemporain ne cesse de produire de vives réactions d’ironie ou d’indignation de la part du grand public, autant de contestations qui peuvent virer parfois à la violence (protestations, dégradations d’œuvres, insultes et menaces adressées aux artistes ou aux autorités publiques, etc.).
Si les réactions de rejet de la part de non-spécialistes sont relativement fréquentes dans beaucoup de pays, en France elles ont contaminé également, au début des années 1990, les cercles professionnels (artistes, commissaires d’exposition, théoriciens, administration culturelle) pour donner lieu à un véritable débat public que l’on appelle désormais « la crise de l’art contemporain ». Même s’il ne définit jamais le concept, lorsqu’il parle de l’art contemporain, l’auteur désigne seulement les arts visuels (peinture, sculpture, installation, art vidéo), sans prendre en compte l’intégralité de la production artistique contemporaine, excluant ainsi les œuvres conventionnelles (notamment les portraits et les paysages). Selon Yves Michaud, les premières manifestations de cette crise ont eu lieu en 1991 et sont venues de la revue Esprit qui publiera trois numéros sur ce thème sous le titre général « Quels critères d’appréciation esthétique aujourd’hui ? ». Ensuite, les revues Télérama et l’Événement du jeudi ont également publié des dossiers spéciaux sur le même thème. Les premières pistes de réflexion du débat ont été : « Quels sont les critères du jugement esthétique à l’ère contemporaine ? Qui choisit et selon quels principes les œuvres exposées dans les musées et les galeries publiques ou privées ? Qui décide les normes esthétiques et comment sont-elles ensuite intégrées et appliquées par les institutions d’art ? » Quelques années plus tard, la discussion a pris une ampleur inattendue : les journées d’étude et les colloques dédiés à la « crise » étaient de plus en plus fréquents à Paris ou en province et d’autres revues destinées à un public spécialisé ont repris les thèmes majeurs du débat (Krisis, Art press). La polémique publiée par ces revues s’est transformée en un débat médiatisé et s’est étendue auprès d’un large public. Vers la fin des années 1990, certains intellectuels ont fait de ce débat le sujet d’ouvrages de référence, à l’image de Jean Clair ou Philippe Dagen. Le succès de ces publications témoigne encore une fois de l’intérêt suscité par ce sujet, malgré le ton souvent fataliste des auteurs à l’égard de l’art contemporain.
Yves Michaud a regroupé les reproches adressés à l’art contemporain de la manière suivante : l’art contemporain est sans contenu ; il ne répond à aucun critère esthétique ; il ne suscite aucune émotion esthétique ; il est ennuyeux ; il ne nécessite aucun talent (n’importe quel non-initié est capable d’en faire autant) ; c’est un art élitiste, réservé à un cercle restreint de connaisseurs ; c’est un art coupé du public, qui ne le comprend pas ; les artistes contemporains font souvent appel aux discours intellectuels compliqués et obscurs pour dissimuler la vacuité des œuvres ; la réputation de ces artistes est due aux spéculations financières ; le prix des œuvres est souvent injustifié en regard des compétences démontrées par les artistes. Ces critiques visent en fait la question de la légitimité de l’art contemporain en relation avec un public non initié, mais qui revendique le droit de formuler des jugements esthétiques presque incontestables. Selon l’auteur, cette démocratisation du goût représente un des premiers enjeux de la crise de l’art contemporain. Graduellement, depuis le siècle des Lumières, des catégories sociales de plus en plus variées et étendues ont osé donner leur avis à l’égard de ce que les spécialistes ou les institutions leur présentent comme de l’art.
Cet avis peut prendre parfois la forme de la contestation, du rejet ou même de l’indignation. Michaud constate que si le public non initié rejette l’art contemporain, c’est notamment parce que celui-ci rejette les principales caractéristiques contre lesquelles s’élèvent la plupart des courants de l’art moderne à partir de la fin du XIXe siècle : virtuosité technique des artistes, thèmes rapidement compréhensibles (sans passer par un discours abstrait), harmonie des formes, recherche des effets agréables ou émouvants, couleurs plaisantes. L’écart entre le monde de l’art contemporain et certains segments de public introduit un autre enjeu : quels sont les nouveaux critères esthétiques et quel est leur intérêt s’ils répondent seulement aux attentes d’un cercle relativement restreint d’amateurs ? En effet, le débat résulte de la difficulté que rencontre l’art contemporain à définir et défendre ses normes esthétiques, notamment parce qu’il peine à se conformer à la représentation qu’a le grand public de l’art. Désormais, le monde de l’art contemporain doit choisir entre devenir élitiste et émettre des codes qui peuvent être décryptés uniquement par des connaisseurs ou plutôt apprendre à développer des stratégies de communication plus efficaces, pour susciter également l’intérêt des non-initiés.
Afin de comprendre les origines de la crise de l’art contemporain, Michaud s’est proposé d’analyser l’apparition et l’évolution des normes esthétiques modernes en Europe, à partir du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, quand s’est déclenché leur déclin. Pour tracer le développement, la compétition et parfois l’uniformisation des modes esthétiques modernes et contemporaines, l’auteur emploie une double approche, historique et philosophique.
Son analyse se focalise sur une question qui irrigue l’ouvrage sans être pour autant exprimée ouvertement : comment se fait-il que des sentiments s’accordent, que des goûts se rencontrent ? En remontant jusqu’au siècle des Lumières, Michaud découvre les racines de la croyance en normes esthétiques dans la pensée moderne qui a produit trois grandes utopies, à savoir : l’utopie politique de la citoyenneté démocratique, l’utopie sociale du travail et l’utopie culturelle de l’art. Cette dernière se comprend, selon l’auteur, exclusivement en termes de « sens commun » et de communauté de goût, dans l’acception du philosophe allemand Emmanuel Kant. Ainsi, dans cette perspective, l’œuvre d’art ne vise pas une finalité à atteindre, mais plutôt une communicabilité des expériences esthétiques et l’universalité de l’émotion artistique. Selon Michaud, les théories esthétiques occidentales ont été profondément marquées par cette vision de l’art brossée par Kant et la possibilité d’une norme du goût s’est transformée dans un des mythes les plus tenaces de la modernité.
La communauté de goût était un instrument essentiel de sociabilité et le corollaire de la communauté politique, imaginée comme un monde utopique des égaux. Cette définition presque politique de l’œuvre d’art n’était pas fondée sur des éléments rationnels, tels des normes esthétiques ou des codes à décrypter qui demandent des connaissances solides d’histoire de l’art de la part du public, mais plutôt sur le postulat d’une capacité irrationnelle dont seraient munis tous les êtres humains : celle de ressentir certaines émotions lorsque l’on plonge dans la contemplation esthétique. Michaud considère que la postmodernité et le paradigme de l’art contemporain ont mis un terme à ce « communisme culturel » d’origine kantienne. En effet, l’on assisterait aujourd'hui à une atomisation du goût : chaque individu ayant le droit d’exercer ses propres jugements esthétiques, ceux-ci peuvent ressembler ou bien être irréductibles et incomparables à ceux de la majorité. Le mélange unique d’expériences personnelles, politiques, culturelles, etc., d’une personne influence décisivement sa façon d’appréhender une œuvre d’art. Ajoutons à cela que les artistes contemporains essaient de transmettre par leurs œuvres plutôt des messages ambigus, mystérieux, qui s’ouvrent à une grande diversité d’interprétations.
Michaud estime que l’on ne peut pas à proprement parler de « crise de l’art contemporain », et ce, en raison de deux constatations : 1) depuis plusieurs siècles, l’histoire de l’art est traversée systématiquement par ce type de crises ; 2) les artistes ne sont pas empêchés de créer et la circulation de leurs œuvres dans le monde entier n’a jamais été aussi forte. Pour appréhender de la meilleure manière cette crise, il faut non pas chercher du côté des producteurs, mais des spectateurs, car cela questionne avant tout le problème de la représentation et de la réception de l’art contemporain. Les nouvelles productions artistiques sont de plus en plus coupées du public non-initié pour lequel il est désormais difficile de savoir ce qui est et ce qui n’est pas de l’art. Depuis quelques décennies, les plasticiens essaient d’éviter les catégories esthétiques fréquemment employées à l’ère moderne : la beauté, le sublime, le tragique, le gracieux, la grandeur, etc. Néanmoins, ces catégories étaient les plus susceptibles de provoquer des émotions esthétiques puissantes chez des publics très hétérogènes. Les univers représentés par les artistes sont presque incompréhensibles sans la médiation d’un discours théorique qui accompagne les œuvres dans les espaces d’exposition et qui fait appel à une certaine culture artistique de la part du public. Par ailleurs, ce discours rédigé par des commissaires d’exposition ou des critiques d’art est lui-même souvent très obscur et tautologique, agissant plutôt comme un instrument rituel de légitimation des œuvres. La prolifération des intermédiaires publics ou privés et des événements (expositions, foires d’art, biennales, triennales, etc.) dans la sphère de l’art contemporain prouve à la fois l’expansion du domaine, mais aussi l’importance du recours aux tiers dans le processus de définition et de validations des œuvres. Si le monde de l’art a abandonné les théories esthétiques modernes pour adopter le paradigme de l’art contemporain, les attentes du public restent parfois figées dans le passé. Ce décalage entre le renouvellement des codes esthétiques et les attentes du public produit cette « crise de l’art contemporain ». Au final, si l’auteur rejette l’universalisme esthétique kantien, il attribue au paradigme de l’art contemporain un « relativisme normé », inspiré par le philosophe écossais David Hume. Ainsi, au nom de la démocratie culturelle, chacun peut exprimer son propre avis sur les œuvres d’art et préférer, par exemple, en toute légitimité, une œuvre médiocre à une autre hautement estimée par les experts et personne n’est autorisé à imposer son goût ou ses critères.
Après avoir analysé avec attention les prises de position ayant agité la société française, Yves Michaud remonte à l’ère des Lumières pour comprendre les racines du malentendu. Il propose un changement original d’optique : au lieu de parler de la « crise de l’art contemporain », on devrait plutôt se pencher sur la question de la représentation de l’art.
Le monde de l’art évolue, il est bouleversé parfois par des mouvements révolutionnaires, mais il reste très actif et prolifique ; en revanche, les attentes du public ne vont pas toujours dans la même direction, et c’est ce décalage qui ne cesse de produire du rejet ou même de la colère. L’idéal kantien de la communauté de goût – dans laquelle chaque personne pourrait communiquer avec les autres grâce à une émotion similaire éprouvée face à l’art - est fortement remis en question. Cependant, si le consensus n’est plus possible, l’admiration, le rejet, l’indignation, etc. devant les œuvres sont des réactions esthétiques avec le même degré de légitimité, dans la démocratie culturelle contemporaine.
De nombreux intellectuels estiment que l’analyse la plus nuancée et la plus pertinente de la crise de l’art contemporain qui a eu lieu en France dans les années 1990 serait celle élaborée par Yves Michaud. Néanmoins, certains auteurs n’ont pas hésité à souligner également les failles de l’ouvrage. Ainsi, selon l’historien de l’art André Gunthert, Michaud n’est pas très convaincant lorsqu’il dit que l’art contemporain est devenu en France un « art officiel » à cause des institutions culturelles qui, dans leurs efforts de promotion des nouvelles tendances esthétiques et de médiation entre le public et les artistes, exerceraient une pression trop forte sur ces derniers. La philosophe canadienne Marie Noëlle-Ryan remet en question la thèse selon laquelle la modernité avait cherché à construire une société où règne le « communisme culturel ». Bien au contraire, selon elle, la modernité (non seulement artistique) a cherché plutôt à questionner les anciennes conventions pour fonder la communauté sur une quête partagée de nouveaux sens et de nouvelles façons de vivre, affranchies de l’autorité politique et religieuse. Cette quête collective était censée déboucher sur des résultats très variés, en fonction de chaque individu. De plus, l’art moderne a essayé vivement de ne pas réduire l’expérience esthétique au seul goût et à l’agréable, souligne Marie Noëlle-Ryan.
Ouvrage recensé – La Crise de l’art contemporain : utopie, démocratie et comédie, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.
Du même auteur– La Violence, Presses universitaires de France, Paris, 1973, coll. « Dossiers Logos ». – Enseigner l’art ? : analyses et réflexions sur les écoles d’art, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993, coll. « Rayon art ». – L’art à l’érat gazeux : Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Éditions Stock, 2003, coll. « Les essais ».
Autres pistes– Jean Clair, La responsabilité de l’artiste, Paris, Gallimard, 1997. – Philippe Dagen, La haine de l’art, Paris, Grasset, 1997.