Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Zygmunt Bauman
Le Coût humain de la mondialisation est un essai du sociologue Zygmunt Bauman paru en 1998. L’ouvrage explore le processus de la mondialisation en interrogeant l’articulation du local et du global. Pour Bauman, le processus de la mondialisation affaiblit les États-Nations, signe la domination du marché sur le politique, et affecte le lien social. Qui sont les gagnants de la mondialisation ? A-t-elle fait reculer les inégalités sociales et la pauvreté ? Le sociologue tente de comprendre comment le monde en est aujourd’hui arrivé à une profonde crise des valeurs humanistes.
Cet ouvrage est présenté par son auteur comme un essai dans lequel il questionne la mondialisation et ambitionne de montrer qu’il s’agit d’un « phénomène plus complexe qu’il n’y paraît au premier coup d’œil » (p. 8). Il tente ainsi de combler certaines lacunes que caractérise l’emploi d’un terme parfois galvaudé et mal défini.
Bauman montre que le processus de la mondialisation est une réalité où le marché domine le politique, affaiblissant les États et conduisant à l’accroissement des inégalités. Une élite minoritaire se dresse face à une large partie de la population qui vit de pauvreté, d’exclusion et de repli sur soi. Au centre de ces nouvelles formes d’inégalités : la question de la mobilité. Elle est, pour Bauman, au cœur des enjeux de la mondialisation. Le sociologue s’intéresse plus particulièrement à la manière dont la mondialisation affecte le rapport des hommes avec le temps et l’espace. Il fait le constat suivant : la condition humaine est actuellement soumise à une « compression spatio-temporelle » (ibid., p. 8). Tout va plus vite, et les distances elles-mêmes paraissent abolies.
Dans cet ouvrage critique de la mobilité, Zygmunt Bauman propose ainsi des outils théoriques pour (ré)articuler le local et le global et penser la postmodernité. Il s’agit alors d’aborder la mobilité comme un objet social et de s’interroger sur les conséquences humaines des profonds bouleversements sociaux qu’entraîne la mondialisation.
Bauman interroge les nouvelles manières d’être en déplacement et de voyager à l’ère postmoderne. Pour lui, nous sommes tous aujourd’hui des voyageurs, ne serait-ce que fictivement, en particulier grâce aux technologies de l’information et de la communication. Toutefois, « entre les expériences qui peuvent se jouer au sommet ou à la base de la liberté, il existe un abîme difficile à combler » (p. 134). C’est dans cette première perspective que le sociologue analyse l’articulation entre le local et le global.
La mobilité est donc devenue un « facteur de stratification sociale » extrêmement puissant. Bauman relève les homologies entre les élites mondiales et remarque en particulier que la culture des élites d’un État a toujours eu plus de points communs avec celle des élites des autres États qu’avec celle du peuple vivant à l’intérieur de ses frontières. Pour le sociologue, la réalité des frontières est depuis toujours un phénomène de classe sociale : « Autrefois et comme aujourd’hui d’ailleurs, les puissants et les riches ont toujours été davantage portés vers le cosmopolitisme que le reste de la population des pays qu’ils habitaient ; ils ont toujours eu tendance à créer leur propre culture, une culture qui ne tenait pas grand compte des frontières » (p. 25).
À l’image de la finance, des actionnaires et des capitaux en général, qui représentent aujourd’hui une économie émancipée des contraintes spatiales, « l’expérience de la nouvelle élite » est celle d’un « pouvoir non localisé » (p. 34). Le devoir de participer à la perpétuation de la communauté devient ainsi obsolète. Surtout, au lieu d’entraîner une homogénéisation des modes de vie, l’effacement des distances spatio-temporelles induit au contraire leur opposition. Cette déterritorialisation des élites – et, par là, des espaces de pouvoir – est aussi une manière d’introduire de la distance entre ces élites elles-mêmes et le peuple : elle est ainsi une forme de protection en soi.
À travers la question de la mobilité, enjeu au cœur de l’actuelle mondialisation, Bauman s’intéresse aux profondes inégalités et exclusions engendrées. Il brosse le portrait d’une humanité clivée et à deux vitesses. La face cachée de cette mondialisation, qui se caractérise en particulier par une société de consommation, est celle du sort réservé à ceux qui, se comptant par millions, ne peuvent jouir à leur guise de leur liberté de déplacement : migrants, déplacés, etc.
Premier constat à partir de ces « migrants » : la mobilité, symbole de la modernité, est, pour Bauman, entièrement « dévoyée » par les sociétés contemporaines. Elle devient une lame à double tranchant dans une société où certains humains (le migrant, par excellence) apparaissent comme des « déchets » de la mondialisation.
C’est dans cette perspective que Bauman soumet sa vision d’un monde scindé en deux, avec à ses extrémités des pratiques du monde et des manières d’être au monde radicalement opposées, mais malheureusement complémentaires. Il propose ainsi d’étudier deux figures paradigmatiques à travers ceux qu’il nomme les « touristes » et les « vagabonds ». Le touriste est celui qui arpente le monde à sa guise et qui n’a jamais le temps. Le vagabond n’est quant à lui « le bienvenu nulle part » (p. 134). Le vagabond est « écrasé […] par le fardeau d’un temps abondant, redondant, inutile […] dans [son] temps à [lui], rien n’arrive jamais » (p. 135). Prenons un exemple concret du sens de la marche de ce processus : l’abolition progressive des visas et, face à cela, le renforcement des contrôles d’identité concourent au même dessein : « On y voit la métaphore d’une nouvelle forme de stratification sociale qui est en train de se mettre en place » (p. 134).
Toutefois, l’analyse de Bauman n’est pas simplement binaire : si le touriste et le vagabond ne sont que des idéaux-types, le sociologue n’en oublie pas pour autant la masse immense de ceux qui se tiennent entre les deux. Par ailleurs, il insiste sur le fait que les deux catégories sont intimement liées : le vagabond est le « cauchemar » du touriste, son « démon intérieur » (p. 148) : il incarne la possibilité d’un état de déchéance sociale extrême.
Enfin, l’un n’existe que par l’autre : « Ils sont les deux faces de la même médaille » (ibid.). Or, si « les touristes voyagent parce qu’ils le veulent ; les vagabonds parce qu’ils n’ont pas le choix » (p. 142), c’est simplement de la liberté individuelle qu’il est question. Le monde est alors schématiquement divisé en deux, la liberté des uns de l’arpenter à sa guise ne reposant que sur l’exclusion des autres. Si nous sommes tous condamnés à une vie faite de choix, intrinsèque au système de la société de consommation, nous n’en avons pas tous les moyens.
Reprenant les principes de Mark C. Taylor et Esa Saarinen, Bauman rappelle le parfait profil du consommateur idéal : celui dont le désir ne vise pas la satisfaction, mais seulement le désir. Or le vagabond, autant que le touriste, est, pour Bauman, un consommateur : ce à quoi il aspire, c’est la vie du touriste.
L’idéologie mondialisée du touriste est présentée au reste du monde par le biais des médias : une majorité regarde une minorité mise en scène.
C’est ainsi que Bauman en vient à proposer un « après » de la vision panoptique des sociétés disciplinaires popularisée par Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975). Foucault s’est inspiré du projet panoptique des prisons de Jeremy Bentham (fin du XVIIIe siècle). La structure de ces prisons permet à un gardien, situé dans une tour centrale, d’observer l’ensemble des détenus placés dans des cellules individuelles autour de la tour. Le détenu ne voit pas le surveillant, mais ce dernier peut, de sa tour, surveiller chaque détenu. Foucault a utilisé le panopticon comme une métaphore de la transformation de l’État moderne. Dans ce modèle, applicable à l’ensemble d’une société, une minorité (de surveillants, par exemple) regarde la majorité (de détenus, pour suivre le même exemple).
Il s’agit de discipliner par le même, de supprimer les différences et d’imposer un modèle uniforme, en maintenant la menace d’une sanction. Mais, d’après Bauman, le modèle panoptique ne permet plus la description de la société mondialisée. Il faut, selon lui, renverser le paradigme.
S’appuyant sur les travaux de Thomas Mathiesen et son usage du synopticon, Bauman souligne que les sociétés postmodernes se caractérisent par une situation inédite dans laquelle, en particulier à travers l’usage des médias, la très large majorité (locale) regarde une petite minorité (globalisée). Ainsi, les spectateurs (la majorité) du cyberespace deviennent des spectateurs. Et, contrairement au panopticon, le synopticon n’a pas besoin de coercition, puisqu’il agit non par la contrainte, mais par la séduction. La minorité observée est « très soigneusement sélectionnée » (p. 84) : il s’agit des élites, des célébrités « qui manifestent leur univers » (p. 85). Parti d’une étude de la mondialisation et d’une critique de la société de consommation, Bauman offre ainsi une contribution aux études sur la surveillance.
C’est un sentiment de malaise à l’idée de l’existence de quelque chose d’incontrôlable et d’imprévisible dans cette déterritorialisation de l’économie et du pouvoir, qui conduit le sociologue à poser les prémisses de ce qu’il formulera plus tard comme le paradigme de la « société liquide ». Bauman trace déjà les contours d’un monde « fragmenté » (p. 91), d’un « champ de forces dispersées et disparates » (p. 91) qui semblent échapper à tout contrôle et qui, du fait de cette émancipation territoriale, se désengagent radicalement de toutes les possibles conséquences de leurs actes à l’échelle locale.
Il rejoint ici les théories du sociologue britannique Roland Robertson et de sa « glocalisation », terme permettant de mettre l’accent sur le processus de concentration des sources décisionnelles et des sources d’action dans l’articulation entre mondialisation et local. Condensé antithétique de « globalization » et de « localization », le terme a été utilisé pour décrire un produit « global » sur un marché « local ». Robertson a, dans les années 1990, popularisé un terme déjà employé dans les années 1980 pour décrire des techniques de commercialisation, selon lequel, il s’agit de « penser global et d’agir local ». L’exemple le plus souvent donné pour comprendre le concept de « glocalisation » est celui des menus de la chaîne de fast-food McDonald's : en dépit du côté uniformisé de la marque, McDonald's veille à adapter ses menus à la culture locale des pays dans lesquels il a installé ses restaurants. Aussi, les menus McDonald's de France, des États-Unis ou de Chine sont-ils traduits et adaptés pour intégrer des éléments de la cuisine locale (le menu français, peut, par exemple, proposer un burger au Camembert ou au Comté).
Pour en revenir à Bauman, la théorisation de la « société liquide » qui prolonge ces premières interrogations local/global et le constat d’un monde fragmenté n’est qu’ébauchée dans Le Coût humain de la mondialisation. Il ne la formulera que plus tard, en particulier dans La Vie liquide (2006).
L’expression de « société liquide » décrit un monde dans lequel le collectif a disparu et où ne demeurent plus que des individus. Pour Bauman, les « verticalités », les structures, se sont effondrées. Toutefois, sa réponse n’est pas une solution de verticalité : elle passe par l’horizontalité d’un geste éthique, par la bonté. Sa critique du néolibéralisme porte principalement sur son injonction à choisir. Selon Bauman, l’individu se définit non par rapport à une éthique, mais par une multiplicité de choix (S’acheter une vie, 2008).
À travers un paradigme qui met en évidence la dilution du lien social, Bauman décrit une forme d’aliénation dans la liberté. En ce sens, la lecture des travaux d’Hartmut Rosa sont complémentaires pour qui souhaite approfondir la question.
L’ambition du projet de Zygmunt Bauman est de proposer, dans les limites de cet essai, une vision d’ensemble de la mondialisation. Sa critique aiguisée de la mondialisation souligne les inégalités qu’elle engendre. Elle met en évidence le rapport nouveau que les hommes entretiennent avec le temps et l’espace, rapport que Bauman développera davantage dans les ouvrages suivants, en particulier à travers le paradigme de la « société liquide ».
Le renversement du système de contrôle du panopticon foucaldien offre aussi un intérêt sociologique indéniable. La critique corrosive de la modernité formulée dans cet ouvrage est stimulante pour qui veut mieux saisir les logiques de la mondialisation et leurs conséquences pour l’humanité.
Zygmunt Bauman est un auteur de grande envergure, très étudié dans le monde anglophone et germanophone. Toutefois, le sociologue est encore aujourd’hui peu enseigné en France, et parfois qualifié de « simple » essayiste. C’est Modernité et Holocauste, paru en 2002, qui a introduit Bauman dans l’Hexagone : ce livre propose une réflexion nouvelle sur la Shoah, mettant en évidence l’existence d’un lien organique entre le régime nazi et les structures propres à notre modernité.
Cet ouvrage a essuyé à sa sortie quelques critiques quant à la nature de l’essai, jugé parfois trop flou. Il est vrai que l’ouvrage pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, mais cela correspond à l’ambition même de l’auteur qui en avertit le lecteur dès les premières pages de l’ouvrage. Il s’agit d’un livre stimulant qui incite à penser, un ouvrage très actuel qui préfigure la crise migratoire et la montée d’internet.
Enfin, certaines analyses ébauchées dans cet ouvrage annoncent la parution d’autres livres du même auteur, qui approfondissent sa réflexion. Il en va ainsi par exemple de S’acheter une vie, qui pose Bauman comme l’un des penseurs majeurs de la consommation en tant que phénomène structurant de nos sociétés contemporaines.
Ouvrage recensé
– Le Coût humain de la mondialisation, Paris, Fayard/Pluriel, 2013.
Du même auteur
– La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, Arles, éditions du Rouergue, 2003.– Modernité et Holocauste, Paris, La Fabrique, 2008 [2002].– S’acheter une vie, Arles, Jacqueline Chambon, 2008.– L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Fayard/Pluriel, 2010.– La Vie liquide, Paris, Fayard/Pluriel, 2013.
Autres pistes
– Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993.