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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Droit, nouvelle arme de guerre économique

de Ali Laïdi

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

Dans le domaine économique, les lois américaines ne s’appliquent pas seulement aux sociétés, au territoire ou aux acteurs américains. L’utilisation du dollar dans les échanges, voire un simple courriel transitant par un serveur californien, suffit pour placer une entreprise sous la juridiction de Washington. De Technip au Crédit Agricole, plusieurs multinationales l’ont appris à leurs dépens. Le droit américain permet de déstabiliser les entreprises étrangères pour mieux les racheter, de leur imposer des amendes record et de leur soustraire des informations sensibles. Comme l’illustre l’ultimatum de 2018 donné aux sociétés commerçant avec l’Iran, l’arsenal juridique de Washington est devenu une arme commerciale.

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1. Introduction

Si General Electric a pu racheter la branche énergie d’Alstom en 2014, c’est que l’entreprise avait été fragilisée par la justice américaine qui enquêtait sur des faits de corruption. Même chose pour Alcatel-Lucent, passée sous le contrôle de Nokia en 2015 après une amende de 137 millions de dollars.

Dans le cas de la BNP, et de ses 9 milliards de dollars de pénalités, c’est en raison de transactions avec l’Iran et Cuba que la banque française a été sanctionnée. En quoi le commerce avec Cuba serait-il illégal au regard du droit international, puisqu’il n’est sanctionné ni par l’ONU ni par l’OMC (Organisation mondiale du commerce), mais par un simple texte américain, la loi Helms-Burton ?

Ces exemples illustrent l’interventionnisme des États-Unis, et ce, à des fins économiques et politiques.

2. Des scandales à répétition

Au départ, il s’agissait de lutter contre la corruption, dans la foulée du Watergate (1974) et de ses scandales. Lockheed Aircraft, par exemple, vendait ses avions en achetant de hauts responsables politiques au Japon ou en Allemagne. Portant sur des fonds considérables (300 millions de dollars pour 400 entreprises), de telles affaires sont à l’origine du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), texte d’une vingtaine de pages qui réprime la corruption d’agents publics à l’étranger… Pour ne pas ternir l’image des États-Unis.

Cette criminalisation de la corruption pose un problème que les Américains ont tout de suite perçu. Comment, en effet, sanctionner la corruption dans un autre pays, par ailleurs doté de sa propre législation ? Dans l’esprit des Américains, leur loi devait s’appliquer à tous : seule solution pour éviter une distorsion de la concurrence. Commença alors un long travail de lobbying, qui aboutit en 1999. Après un échec à l’ONU, le FCPA a fait l’objet d’un copier-coller à l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques), via une convention ratifiée par 44 pays. Dans la foulée, d’autres institutions (Conseil de l’Europe, Union africaine..) ont adopté les mêmes principes (mécanismes de contrôle, standards, etc.). Joli coup, résume l’auteur : « Le droit américain se répand sur le monde et place les entreprises étrangères sous la coupe des autorités judiciaires américaines » (p. 51). Le FCPA a en effet conduit à 478 interventions entre 1977 et 2016, dont 130 à l’encontre d’étrangers (13 pour la France).

Logique : la corruption sévit en Europe, et l’exemple de la FIFA (Fédération internationale de football) montre que les Européens ne sont pas pressés de faire le ménage, même quand les rumeurs de pots-de-vin se font persistantes. Dans cette affaire, liée à l’attribution de la Coupe du monde, les États-Unis, qui font partie des candidats évincés, ont procédé à des arrestations en Suisse. Au nom du Rackeeter Influenced and Corrupt Organization Act : loi contre le crime organisé, datant de 1970.

En s’affranchissant de ses frontières, la législation américaine pose clairement un problème de droit international : celui de l’extraterritorialité. Mais Washington considère que la justice européenne est laxiste. La justice française en particulier. Depuis l’adoption de la convention de l’OCDE, seules 33 procédures ont été ouvertes en France entre 2000 et 2012. Une seule entreprise a été condamnée. Le faible empressement à combattre le crime en col blanc est flagrant dans l’affaire « Pétrole contre nourriture ». Ce programme de l’ONU (1996-2003), qui autorisait l’Irak à vendre son pétrole pour acheter aliments et médicaments, masquait un vaste système de surfacturation. Impliquant 2 200 entreprises dans 66 pays, il a permis de rétrocéder des millions de dollars en liquide aux dirigeants irakiens.

Dans cette affaire, la justice française a prononcé une relaxe générale en 2013. En appel, Total a été condamné à 750 000 euros d’amende, alors que la société affichait un bénéfice de 9 milliards.

3. Enron et la fin de l’URSS

La réglementation américaine se durcit au début du XXIe siècle, à la suite de nouveaux scandales financiers : Adelphia, Xerox, WorldCom et surtout Enron, septième société américaine en termes de capitalisation boursière. Auditée par le célèbre cabinet Arthur Andersen, Enron se révèle bâtie sur 3 000 sociétés offshore, qui masquent ses pertes. Cette fraude sans précédent jette un doute sur les bilans des grandes entreprises américaines. Le Congrès vote donc la loi dite Sarbanes-Oxley (Public Company Accounting Reforme and Investor Protection Act, 2002), qui encadre la communication comptable des entreprises en leur imposant des règles : publication des informations hors bilan, roulement des auditeurs externes, etc. Cette loi autorise les agences de contrôle à accéder à toutes leurs informations, résume l’auteur. Dès lors, le commerce avec les États-Unis expose à révéler ses secrets d’affaires.

Autre filiation, qui pèse aujourd’hui très lourd : la fin de la guerre froide, qui a rendu les services de renseignement orphelins. En 1991, via la National Security Directive 67, la Maison-Blanche a donné à ses agents une nouvelle feuille de route : combattre la corruption et l’espionnage technologique.

Les liens institutionnels entre le renseignement et le business ne sont pas nouveaux. Ronald Reagan a ainsi signé les Executive Order United States Intelligence Activities 12331, 123333 et 12334, autorisant les espions à organiser des opérations avec le concours des entreprises américaines, à faire appel au secteur privé, etc. À la CIA, James R. Woolsey, directeur de 1993 à 1995, a renforcé la collecte du renseignement économique via le Liaison Office of Executive Support, nouvelle mouture de l’Office of Intelligence, né en 1977. Ce dispositif s’accompagne d’un volet répressif : l’Economic Espionage Act et l’Economic Security Act, votés en 1996.

4. Au nom de la lutte contre le terrorisme

Les attentats de 2001 aux États-Unis ont considérablement durci cet appareil législatif. Car la guerre contre le terrorisme vise ses sources de financement. La traque de l’argent sale est même une priorité de l’US Patriot Act. Élargissant les pouvoirs des services de renseignement cette loi du 26 octobre 2001 donne une nouvelle ampleur à une disposition de 1970 : le Bank Secrecy Act (BSA), mobilisé en raison de sa portée internationale, considérable bien qu’indirecte.

Pour détecter des mouvements financiers suspects, le BSA oblige en effet les établissements financiers à se doter de programmes internes de conformité (compliance) et de contrôle (due diligence). Ces obligations portent sur les banques américaines, et par contrecoup sur leurs homologues étrangères avec qui elles sont en relation. En 2012, la Britannique HSBC a ainsi été condamnée à une amende de 1,256 milliard de dollars, pour ne pas avoir surveillé sa filière mexicaine, accusée de blanchir de l’argent (670 milliards de dollars de virements non vérifiés). Si une telle intervention est justifiée, il faut comprendre qu’avec cette loi, les banques américaines ont accès aux données des autres institutions financières, sans formalités ou justifications particulières.

Dans la foulée des attentats, le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA, 1976) a également été réactivé. Cette loi, rétroactive, ne reconnaît pas l’immunité juridictionnelle des États, pourtant à la base du droit international. Elle cible notamment les dictatures dans les cas de torture et d’exaction. Mais la SNCF, ou plutôt l’État français qui a accepté de payer, en a fait les frais pour son rôle dans le transport des victimes de la Shoah, durant la dernière guerre.

Le FSIA a d’ailleurs inspiré une législation sur mesure contre l’Iran et la Syrie (Iran Threat Reduction et Syria Human Rights Act, 2012). C’est ainsi, explique Ali Laïdi, que les survivants et les proches des victimes de l’attentat suicide attribué aux Iraniens contre le QG des forces américaines à Beyrouth en 1983 (240 morts) ont été indemnisés avec l’argent des mollahs. L’exemple est éloquent. Car les fonds iraniens de la Citybank ont été découverts durant la procédure ; il était alors difficile d’invoquer la loi pour s’en emparer.

Qu’importe : en 2015, le Congrès a ajouté à la loi de 2012 une disposition permettant de distribuer l’argent iranien. « Bank Marzaki a beau protester contre ce tour de passe-passe juridique – cette intervention du Congrès excède ses compétences et infléchit le cours d’une action judiciaire –, et saisir la Cour suprême, celle-ci lui donne tort. La plus haute juridiction des États-Unis ne constate aucune violation de la doctrine de séparation des pouvoirs législatifs et judiciaires. » (p. 99).

5. Une concurrence exacerbée

La crise économique a fait de ces différentes dispositions une arme offensive pour conquérir les marchés.Les révélations d’Edward Snowden ont montré comment les services américains espionnent les concurrents des entreprises américaines : le brésilien Petrobras, le français Thalès, etc. La méthode est payante. Surveillé par la NSA (National Security Agency), le français Thomson CSF a perdu un important contrat au Brésil (1,4 milliard de dollars) au profit de l’américain Raytheon, en raison de tentatives de corruption. La morale est-elle sauve ? De telles pratiques n’ont pas toujours de rapport avec la corruption. Le programme Dishfire permet ainsi aux agences américaines de connaître les transactions confidentielles liées aux cartes de crédit. Que dire par ailleurs de la présence d’anciens de la CIA ou de la NSA dans les cabinets d’avocats ?

Trésor, Justice, autorités boursières,… « Les Américains chassent en meute », souligne l’auteur (p. 172). Et l’administration américaine frappe au portefeuille. Entre 1977 et 2014, 30 % des enquêtes ouvertes dans le cadre du FCPA ont visé des entreprises étrangères, mais celles-ci représentent les deux tiers des amendes.

En décrétant un ultimatum envers les sociétés– essentiellement européennes – qui commercent avec l’Iran, Donald Trump ne fait finalement que mettre à jour la stratégie élaborée en 1997 par Zbigniew Brezinski, ancien conseiller du président Carter. Depuis 2018, les investissements étrangers sont d’ailleurs soumis au Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA), même ceux réalisés en dehors des États-Unis.

La même logique caractérise le Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, 2018), qui permet de puiser des données sur les serveurs installés à l’étranger. Les hébergeurs américains (Microsoft, Facebook, Google..) n’auront plus le droit de refuser une demande d’information, qui n’est même pas signalée aux intéressés. Ce texte intrusif s’oppose à la convention de La Haye (qui régule les échanges d’informations entre États) et au RGPD (règlement général sur la protection des données) européen. L’architecture juridique que les États-Unis veulent imposer à la planète commence donc à provoquer de sérieux remous.

Détaillée par l’auteur, la procédure de l’enquête pose déjà problème. Elle explique pourquoi les contentieux ne débouchent pas sur des procès, mais sur des accords. Concrètement, ce sont des procureurs, souvent animés par des motivations politiques, qui mènent les poursuites et sanctionnent les entreprises. Y compris en France, où les enquêtes sont diligentées par des avocats américains, qui ne parlent pas toujours français, et usent de méthodes peu orthodoxes : salariés non accompagnés d’un défenseur, procès-verbaux non relus... Ces dérapages inquiètent les avocats, d’autant que la transmission d’informations à une puissance étrangère tombe sous le coup de la loi française. Et que le secret professionnel n’est pas le même des deux côtés de l’Atlantique.

Les dispositions du Justice Against Sponsors of Terrorism Act (JASTA, 2016) ont fini par réveiller les Européens. Cette loi abolit en effet l’immunité judiciaire des États qui soutiennent le terrorisme ou qui, par négligence, n’ont pas pu empêcher un attentat visant des Américains. L’Arabie Saoudite est visée. Mais si l’un des 12 000 « fichés S » français perpétue un attentat, la France risquerait de se retrouver sur le banc des accusés. La crise iranienne a aggravé les tensions. « À l’hiver 2018, les agents du Department of Justice sont considérés comme persona non grata au Parquet national financier, écrit l’auteur. Les magistrats français n’apprécient pas leurs méthodes de cow-boy » (p. 319), éloignées des procédures qui régulent les mécanismes de coopération judiciaire entre États.

6. Conclusion

Airbus pourrait être la prochaine victime du droit américain et de ses prétentions à gendarmer le monde, via des procédures qui font grassement vivre les avocats anglo-saxons (27 % des cabinets d’affaires en France, 50 % du CA du secteur). Siemens a ainsi déboursé plus d’un milliard de dollars pour son enquête interne, diligentée par 100 avocats et 130 auditeurs pour 1750 auditions dans 34 pays.

Basé sur une extraterritorialité qui s’affranchit du droit international, l’arsenal juridique de Washington sert d’abord les intérêts économiques américains. S’il s’agissait de lutter contre le crime, pourquoi les États-Unis n’adhèrent-ils pas à la CPI ? La Cour internationale de justice leur a d’ailleurs ordonné de lever les « sanctions » contre l’Iran dans l’agro-alimentaire, les médicaments, et les pièces détachées pour les avions.Difficile de parler de démarche vertueuse, quand les États-Unis usent de méthodes peu avouables pour imposer leurs entreprises.

L’auteur en cite trois : un mélange public/privé, le recueil systématique de l’information économique (sur les marchés, les entreprises, les acteurs) et les réseaux d’influence. C’est ainsi que sous la pression, Taïwan est revenu sur sa commande d’Airbus en 2002, ou qu’en 2018 Bagdad a lâché Siemens pour conclure avec General Electric un contrat de 15 milliards de dollars.

7. Zone critique

Ali Laïdi détaille clairement le fonctionnement du droit américain et ses objectifs. Servie par de nombreux exemples, sa présentation saura convaincre les non-juristes, et peut-être attirer l’attention des responsables économiques ou politiques, que les mises en garde des services de renseignement et de certains parlementaires n’ont guère troublé jusqu’ici : arme économique, le droit américain est aussi une arme politique.

Mais il faut peut-être remercier nos amis américains. Certes, la progression du droit anglo-saxon (celui du contrat, pas du code) n’est pas neutre. Mais sans la pression américaine, la France aurait-elle mis en place un parquet financier en 2014, et une agence de lutte anti-corruption en 2016 ? Sans les sanctions contre l’Iran, Bruxelles aurait-elle perçu l’intérêt de régler les échanges internationaux en euros ?

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Droit, nouvelle arme de guerre économique. Comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Arles, Actes Sud, 2019.

Du même auteur

– Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Perrin, 2016.

Autres pistes

– Deux podcasts : https://www.franceinter.fr/emissions/on-n-arrete-pas-l-eco/on-n-arrete-pas-l-eco-02-mars-2019 (commencer à 35’) et https://www.franceculture.fr/emissions/les-carnets-de-leconomie/ali-laidi-14-quest-ce-que-la-guerre-economique– Frederic Pierucci et Mathieu Aron, Le Piège américain : l’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique raconte, Paris, JC Lattès, 2019.– Le grand échiquier : L'Amérique et le reste du monde, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.

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