Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alice Miller
Les maltraitances infligées aux enfants, des actes isolés ? Pas tant que cela si l’on en juge par le livre d’Alice Miller. Sans le savoir, nous serions presque tous victimes de mauvais traitements plus ou moins graves durant l’enfance. L’auteure nous invite à lever le voile sur ce tabou de grande envergure de nos sociétés.
Et si la maltraitance des enfants était un funeste héritage de l’éducation reçue par les parents eux-mêmes ? C’est de ce postulat que part Alice Miller pour décortiquer un mal sournois qui sévit dans notre société. L’auteur se fixe un objectif : faire prendre conscience d’un phénomène largement répandu, mais devant lequel on tend à fermer les yeux. Car ce sujet dérange et risque de nous révéler des vérités enfouies sur notre propre enfance.
Pourtant, les mauvais traitements infligés aux enfants constituent l’un des plus grands crimes de l’humanité auquel nous avons l’obligation de nous confronter pour le combattre.
Dans quelle mesure la société se rend-elle complice de ce phénomène ? Peut-on guérir des conséquences psychologiques liées aux mauvais traitements subis pendant l’enfance ? Pourquoi la lutte contre ces maltraitances est-elle une cause essentielle pour préserver l’équilibre de l’humanité ? Alice Miller bouscule les idées reçues et nous livre une analyse à contre-courant des théories les plus communément admises.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les mauvais traitements à l’égard des enfants sont nombreux, quels que soient la culture ou le pays.
On pense d’emblée aux violences physiques ou psychologiques, au premier rang desquelles l’abus sexuel. Entre inceste et trafic d’enfants, son ampleur serait largement sous-estimée puisqu’on considère qu’un cas seulement sur cinquante serait signalé. Mais pour Alice Miller, il ne faut pas minimiser certains autres actes considérés comme « normaux », et pourtant lourds de conséquences pour le bien-être de l’individu. À commencer par les conditions dans lesquelles se déroule la naissance des bébés. On sépare souvent l’enfant de sa mère pour lui administrer un certain nombre de soins.
On le manipule et le place en couveuse au mépris des souffrances occasionnées et des lois naturelles présidant au déclenchement de la relation affective. Or, c’est dans les premiers instants que se crée le lien entre le nouveau-né et sa mère, comme l’ont révélé des expériences effectuées sur les animaux : la femelle, privée de son bébé dès la naissance, ne développe aucun instinct maternel et délaisse sa progéniture. Alice Miller classe également les pratiques rituelles, telles que l’excision et la circoncision, dans la liste des violences faites aux enfants par des adultes conscients de leurs actes.
L’enfant est d’autant plus victime de ces maltraitances diverses qu’on le juge apte à tout endurer, ainsi qu’en témoignent les propos tenus par le psychiatre d’un grand établissement médical : « Il n’y a pas besoin de tant s’exciter sur les mauvais traitements infligés aux enfants ; ce que vous appelez des mauvais traitements, un enfant y survit sans grande difficulté, les enfants sont de véritables virtuoses de la survie » (p.72). Le fait que l’enfant soit dès son plus jeune âge dépendant de ses parents pour la satisfaction de ses besoins est un autre facteur sous-jacent à la maltraitance infantile.
À l’inverse de l’animal dont l’autonomie est quasi instantanée à la naissance, le nouveau-né n’est pas en mesure de se débrouiller par lui-même. Les parents sont donc détenteurs de tous les droits sur leur enfant, ce qui explique son extrême vulnérabilité. La majorité des maltraitances se jouent dans le cercle très fermé de la famille, si bien qu’elles restent souvent dans l’ombre.
Que ce soit par l’incapacité de l’enfant à s’exprimer verbalement ou par sa peur de dénoncer, il est rare qu’elles soient révélées au grand jour, d’où l’absence de statistiques fiables permettant de cerner l’ampleur du phénomène avec précision.
L’enfant soumis à des traitements violents ou humiliants est contraint de refouler ses sentiments de souffrance et de révolte, ce qui le mène à une « mutilation intérieure ». Il fait cela soit pour assurer sa survie, soit pour continuer d’idéaliser ses parents. Ce refoulement psychologique a deux conséquences. D’une part, il bloque l’aptitude à la compassion et fait naître une insensibilité plus ou moins grande à la souffrance d’autrui.
D’autre part, ce refoulement engendre une « cécité émotionnelle », c’est-à-dire qu’il va empêcher l’individu de prendre conscience de la réalité et le conduire au déni. Même une fois devenu adulte, il n’accédera pas à une interprétation juste et objective des faits dont il aura été victime pendant l’enfance, parce qu’il maintiendra le souvenir enfoui au fond de lui pour ne pas réveiller sa douleur. L’auteure note par exemple que les détenus, dont 90 % d’entre eux ont été maltraités, dédouanent systématiquement leurs parents de leurs actes. Ils rejettent la faute sur leur propre manque de discipline lorsqu’ils étaient enfants ou bien sur des facteurs extérieurs, tels que des conditions de vie difficiles.Pour Alice Miller, « la fonction salvatrice du refoulement dans l’enfance [est à double tranchant puisqu’elle] se change ultérieurement en puissance meurtrière » (p.46) ou destructrice. À l’âge adulte, une personne qui n’a connu ni affection ni protection durant son enfance considérera qu’il s’agit d’une situation normale. Elle aura par conséquent tendance à reproduire le même climat éducatif et les mêmes comportements lorsqu’elle aura à son tour des enfants.
Cette compulsion de répétition sera difficile à battre en brèche dans la mesure où le traumatisme de l’enfance a été anesthésié par le mécanisme du refoulement. C’est donc sans mauvaise conscience que le nouveau parent giflera, battra ou humiliera sa progéniture. L’auteure considère que cette charge de violence et cette puissance de destruction contenues depuis l’enfance peuvent revêtir des formes inquiétantes, voire dangereuses.
Elle n’attend qu’une occasion pour se déchaîner et nous en avons eu l’exemple le plus effroyable avec Adolf Hitler : pour l’auteure, les violences quotidiennes infligées par son père durant l’enfance, si elles n’excusent en aucun cas ses actes, ont placé en lui les germes de sa future folie de destruction.
Depuis des siècles, la société s’appuie sur des principes pédagogiques qui font de la sévérité et de la punition les figures de proue d’une bonne éducation. La maltraitance est ainsi présentée comme un outil éducatif dont on peut user pour le bien de l’enfant. Il s’agit de lui forger le caractère pour le rendre plus fort, mais aussi de lui inculquer le respect des adultes et l’obéissance aux règles. Comble de tout, elle est même perçue comme utile et indispensable par ceux qui en ont fait les frais pendant toute leur enfance. C’est dire à quel point nous sommes programmés dès le plus jeune âge pour accepter toute forme d’éducation fondée sur la brutalité psychologique ou physique.
Ces abus de pouvoir sont donc en quelque sorte institutionnalisés par la morale. Tolérés et banalisés, ils prennent corps à travers certaines traditions comme la fête de Saint Nicolas. Cette humiliation publique, orchestrée par les adultes sous couvert d’éducation, ne rencontre aucun détracteur et on y expose ses enfants sans le moindre scrupule. Celle-ci consiste pourtant à faire défiler les enfants un à un devant Saint Nicolas, qui les semonce sur leurs mauvais comportements devant l’assemblée des parents.
Cette impunité accordée aux parents est d’autant plus forte qu’elle est relayée par des spécialistes comme le professeur en psychologie, Jerome Kagan. En considérant que les châtiments corporels ne génèrent pas nécessairement de traumatisme, celui-ci disculpe en effet les parents et les dédouane de toute responsabilité dans la souffrance de leur enfant. De la même manière, les préceptes religieux et la morale les rendent intouchables en enseignant le respect que l’on doit à ses parents. Les enfants sont ainsi conditionnés pour leur témoigner considération et reconnaissance. Le fait de dénoncer ou de critiquer son père ou sa mère est d’ailleurs perçu comme une atteinte aux valeurs fondamentales de la famille et de la société.
À cet égard, l’expérience vécue par Niklas Frank, fils du criminel nazi, Hans Frank, est tout à fait révélatrice de l’omerta qui doit entourer les actes de ses parents. En 1987, il décida de publier un article dans lequel il révéla les horreurs commises par son père durant la guerre. Cette démarche choqua l’opinion publique, qui prit le parti du criminel nazi en qualifiant l’acte de son fils d’odieux.
Dans le domaine psychanalytique, l’enfant est considéré comme un être mauvais, si ce n’est un criminel en puissance comme le déclare le psychanalyste, Edward Glover. Loin d’être candide, il serait habité par des pulsions destructrices, mais aussi érotiques qui se manifestent par son besoin d’affection et de contact avec ses parents. Cette théorie donne une image négative de l’enfant qui semble justifier le peu de cas que l’on peut faire de sa parole dans le cas de soupçons de maltraitance. Souvent taxé d’affabulation, il fait l’objet d’un renversement de situation qui le fait passer de victime à coupable.
Dans le cas d’abus sexuels, il n’est pas rare qu’il soit accusé d’avoir été provocateur et d’avoir tenté de séduire l’adulte. Pour illustrer cette aberration, Alice Miller se réfère à une affaire qui a défrayé la chronique en 1985 à Los Angeles : 300 élèves furent abusés par plusieurs de leurs instituteurs. Les professeurs furent libérés, bien que les enfants aient tous témoigné des sévices qu’ils avaient subis.
Il en résulte que la psychanalyse est un miroir aux alouettes qui n’a qu’un but : enfouir encore plus profondément les blessures d’enfance de chacun. Cette « cécité psychique » est en effet bien plus confortable que la remise en question de ses parents ou la découverte d’un traumatisme d’enfance savamment refoulé. Alice Miller rappelle d’ailleurs que la théorie des fantasmes a été élaborée comme une sorte de compromis qui a permis à Sigmund Freud d’utiliser certaines de ses observations, à savoir que tous ses patients avaient été victimes d’abus sexuels.
Ses confrères ne voulant pas en entendre parler, le psychanalyste a fait de ces abus sexuels des projections fantasmatiques sans lien avec tout vécu réel. La psychanalyse propose donc des « théories-boucliers » visant à prémunir les patients du réveil de leurs blessures anciennes. Elle fait ainsi barrage à toute prise de conscience collective et individuelle sur les mauvais traitements infligés aux enfants.
L’intervention d’une tierce personne est salvatrice pour l’enfant victime de mauvais traitements. Ce témoin secourable ou rectificateur, comme l’appelle l’auteure, lui fait découvrir qu’il est possible d’établir des relations saines avec quelqu’un d’autre. En lui témoignant de l’intérêt ou de l’affection, il lui montre que la violence qu’il subit n’est pas normale. C’est grâce à ce type de témoin secourable que l’écrivain Franz Kafka a ouvert les yeux sur la façon dont il avait été traité. Le décalage entre l’amour de sa sœur et la froideur de ses parents a mis en évidence le caractère anormal du comportement parental.
Les traumatismes découlant de maltraitances ne sont pas irréversibles. On peut s’en libérer en acceptant de faire un travail sur soi dont l’objectif est de lever le blocage consécutif au refoulement. Affronter son passé est néanmoins une épreuve difficile qui exige d’être accompagné. Le choix du thérapeute doit se faire avec soin. Il doit être en mesure d’aider son patient à rétablir une image conforme à la réalité de son enfance.
Pour cela, il doit notamment être capable de le guider afin de déjouer les pièges de l’autoprotection, qui peuvent l’amener à exprimer ses griefs à des substituts, c’est-à-dire des personnes de son entourage qui l’effrayent moins que le véritable parent coupable. Loin d’éveiller un sentiment de vengeance, la découverte de la vérité refoulée est libératrice et gage d’un comportement plus respectueux à l’égard de ses propres enfants.
La question de la culpabilité des parents doit aussi être abordée de front et ne doit surtout pas être occultée. C’est le seul moyen par lequel l’enfant, puis l’adulte ayant subi des sévices quand il était jeune, peuvent se reconstruire sur des bases solides. Alice Miller reproche d’ailleurs aux associations de défense des enfants battus de vouloir leur venir en aide sans juger aucun des protagonistes. Or, c’est là que le bât blesse : ignorer la responsabilité des parents revient à dénier à la personne son statut de victime. Même si le parent n’est responsable que par l’entremise de ses propres blessures d’enfance, il commet un acte répréhensible à l’égard de son enfant en lui infligeant des brutalités.
Il est donc nécessaire que la législation évolue, qu’elle prévoie des sanctions pour punir ces actes et les considère comme des crimes. La condamnation juridique, même sous la forme d’une amende, permettra au parent coupable de prendre conscience de la gravité des traitements qu’il a infligés à son enfant.
Le salut des enfants réside dans la capacité des adultes à affronter leurs propres blessures d’enfance. C’est en brisant le sceau du silence et en ne se voilant plus la face que l’on pourra les libérer d’une grande part des maltraitances dont ils font l’objet. La pleine reconnaissance de leur statut de victimes, ainsi que de leur nature dénuée de malveillance, est également indispensable.
L’amélioration de la façon dont on traite les enfants ne se fera donc pas sans une information claire et sans l’adoption de mesures législatives fortes en leur faveur.
Alice Miller prend nettement ses distances avec la psychanalyse qu’elle accuse de répandre des théories fallacieuses, qui visent à entretenir l’aveuglement des individus sur eux-mêmes. Elle pointe notamment du doigt la théorie des pulsions de Sigmund Freud et le complexe d’Œdipe qui entravent la connaissance de soi.
Elle s’oppose également à la conception psychanalytique de l’enfant. Soumis à des fantasmes incestueux selon Sigmund Freud et doté d’une nature agressive selon Melanie Klein, l’enfant aurait besoin d’être façonné par les adultes pour devenir un être moral. Pour Alice Miller, l’enfant est au contraire un être innocent et fragile qui a besoin de protection et d’affection. Les tendances violentes qu’il peut manifester ne sont pas innées. Il les développe au contact des adultes qui en ont la charge et le maltraitent. Cette théorie est également soutenue par des spécialistes comme l’anthropologue Ashley Montagu ou la militante, Erin Pizzey, fondatrice d’un refuge pour femmes battues.
Ouvrage recensé– Alice Miller, La Connaissance interdite – Affronter les blessures de l’enfance dans la thérapie, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs Essais », 2018, p. 27-28.
De la même autrice– C’est pour ton bien, Paris, Éditions Flammarion, 2015.– L’Enfant sous terreur, Paris, Éditions Aubier, 1993.
Autres pistes– Sandor Ferenczi, L’Enfant dans l’adulte, Paris, Éditions Payot, 2018.– Sigmund Freud, « Un enfant est battu », Paris, Éditions Payot, 2019.– Melanie Klein, Le Complexe d’Œdipe, Paris, Éditions Payot, 2006.