Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carl Gustav Jung
Dans cet essai écrit à la toute fin de sa vie, en 1956, Carl Gustav Jung synthétise les principaux éléments de sa pensée pour éclairer les problématiques cruciales de son temps : celles d’une exacerbation de la violence, de la perte de dignité et la déresponsabilisation croissante des individus que le développement de la civilisation tend à confondre en une masse indifférenciée. Née du rationalisme scientifique et du déclin de la fonction religieuse, cette réduction de l’individu à la moyenne menacerait selon lui de précipiter l’humanité à sa perte. À contre-courant de ce phénomène de massification, Jung en appelle donc ici à la connaissance et l’affirmation de soi.
Cet essai paru en 1956, Présent et avenir, est souvent présenté comme le legs testamentaire du « père » de la psychologie analytique.
Carl Gustav Jung y réalise en effet un travail remarquable de synthèse de ses idées fondamentales, dans une visée pédagogique : son intention est d’éveiller notre conscience aux problématiques urgentes de notre temps.
Après des événements historiques d’une violence sans précédent (la guerre de 1914-1918 puis celle de 1939-1945), Jung considère en effet d’un œil particulièrement inquiet la menace d’un écrasement totalitaire que représente la montée en puissance du bloc soviétique et des idéologies communistes. Ces politiques dangereuses viseraient selon lui à exacerber la tendance des hommes à se fondre dans la masse, à se départir de leur conscience critique et de leur responsabilité morale pour se conformer à la norme sociale.
Né du déclin de la religiosité et de l’avènement d’un idéal de rationalité absolue, le phénomène de la massification apparaît à Jung comme un risque majeur pour l’avenir de la civilisation humaine. Pressentant la répétition prochaine de ces désastres, Carl Gustav Jung entend donc identifier dans le fonctionnement des sociétés modernes les causes qui nous y ont, et qui peuvent aujourd’hui encore nous y entraîner.
Parmi les membres de la société, Carl Gustav Jung observe la présence de nombreux individus qui, derrière les apparences du normal, se révèlent en fait perpétuellement excités et agités, qui tendent à confondre leur désir avec la réalité.
Leur pensée est entièrement pétrie de préjugés affectifs, dépourvue de conscience critique et de jugement moral. Cet état est selon lui symptomatique d’un profond déséquilibre psychique : ces individus souffriraient de névrose, voire de psychose latente (le délire n’est pas présent, mais susceptible d’être déclenché par des facteurs extérieurs).
D’après ses analyses, Jung estime que le nombre des individus souffrant de pathologies mentales (psychose, névrose ou perversion) serait à cette époque (à la fin des années 50) plus de dix fois supérieur à celui avancé par les spécialistes. Il explique cet écart par le fait que ces individus parviennent aisément à se confondre dans la masse, dont les valeurs et le mode de fonctionnement leur seraient particulièrement adaptés.
Le comportement de masse se caractérise en effet par une agitation semblable et un mode de pensée infantile (toute puissance du désir, intolérance à la frustration, règne du pulsionnel) que seul endigue son asservissement à l’autorité d’un leader.
La sociabilité de ce type d’individu ne repose ni sur des valeurs morales, altruistes, ni sur son attachement à la communauté : elle ne tient qu’à la fascination et à la crainte éprouvées devant la puissance de l’autorité. Le leader incarne ainsi à la fois la conscience et le guide des individualités dissoutes dans la masse. Celles-ci auraient ainsi régressé d’un rapport au monde réfléchi et responsable, caractérisant l’homme adulte, conscient de soi, vers des tendances impulsives et primaires.
Dans cette culture de masse née du développement des sociétés occidentales industrialisées, déterminée par des motifs économiques, les hommes sains et les névrosés paraîtraient ainsi également « normaux ».
Mais Jung va plus loin, en affirmant que la névrose est même probablement devenue pour nos sociétés contemporaines le modèle même de cette « normalité » : le rapport compulsif à la consommation, la tendance au conformisme, le principe d’une soumission sans réserve à l’Autorité ne sont-ils pas en effet des modes de comportement parfaitement adaptés aux exigences du monde dans lequel nous vivons ?
Ces tendances qui convergent dans la définition de l’homme « moyen » donnée par l’analyse statistique se retrouvent ainsi mécaniquement dans ce que nous appelons la norme. Le danger essentiel qui menace la civilisation moderne est donc clairement, dans la pensée de Jung, celui d’une propagation de cette « folie » normale parmi ses membres.
Mais comment la névrose a-t-elle pu se répandre ainsi dans les mentalités individuelles, au point de devenir un trait caractéristique de la modernité ?
Cela s’explique selon Jung par la convergence de deux facteurs déterminants : d’une part, les pathologies mentales ont leur origine dans des motifs inconscients, lesquels tendent irrésistiblement à se propager tant qu’ils ne sont pas connus et réprimés sur le plan conscient.
L’analyse du fonctionnement de l’esprit humain a justement mis en évidence depuis plusieurs décennies – incontestablement depuis Freud – l’omniprésence et la puissance de tels processus inconscients dans la détermination de nos actions. Là où nous pensions agir suivant notre seule volonté, la psychanalyse a montré la prévalence des déterminismes inconscients dans notre impulsion à agir et jusque dans l’orientation de nos choix.
Notre liberté de penser et d’agir dépend donc directement de notre connaissance de ces processus. Leur méconnaissance favorise ainsi leur propagation non seulement dans la vie individuelle, mais aussi sur le plan social, par effet de contamination : la manifestation des instincts dans les comportements de l’autre éveille et excite en effet ces penchants en nous.
D’autre part, cet effet de contagion se trouverait accentué par l’évolution des mentalités caractéristiques du passage à la modernité. Nous vivons en effet dans un monde qui idolâtre la raison et rejette à la fois la folie, la spiritualité, les questionnements métaphysiques ou moraux au ban de l’inefficient et du méprisable. La croyance en un pouvoir de connaissance absolu et de résolution de tous les problèmes humains par la science (le scientisme) s’est généralement substituée à la religiosité. Porté par ses aspirations rationalistes, l’homme moderne tourne exclusivement son regard vers le réel, cette dimension concrète qu’il veut atteindre et maîtriser.
Notre époque serait ainsi marquée par une attitude de déni à l’égard de l’inconscient, dont la reconnaissance constituerait en quelque sorte un outrage à nos prétentions rationalistes.
Par la séparation tranchée qu’elle réalise entre spiritualité et savoir, la civilisation moderne serait selon Jung affectée de cette « dissociation mentale » qui caractérise le fonctionnement de l’esprit des névrosés (hermétisme du conscient à l’inconscient).
Avec le déclin de la religiosité, c’est la démarche scientifique qui a pris la place d’idéal dans nos sociétés occidentales rationalistes.
C’est dans ce contexte que sont nées ces jeunes disciplines constitutives des sciences humaines et sociales, comme la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, la démographie, etc. Cette appréhension rationaliste de la vie humaine a été insufflée en France par le développement particulièrement rapide du positivisme, entendant emprunter les méthodes de la science physico-chimique pour dégager d’hypothétiques lois dans l’organisation du vivant. La définition des mentalités et comportements humains, la distinction des caractères entre normal et du pathologique et donc une part considérable de nos conceptions politiques s’appuient aujourd’hui sur la méthode statistique, qui considère l’individu comme un élément interchangeable dans un tout.
Le normal, c’est l’universel ; l’exception est jugée anormale ou pathologique. Ces conceptions s’insufflent dans les esprits et ont pour conséquence l’identification des individus à ce tout, c’est-à-dire au groupe, à la masse. Jung affirme ainsi que l’homme se perd fondamentalement lui-même en se détournant de soi pour s’identifier au tout.
En quittant le monde de la croyance, du subjectif et de l’intuitif pour entrer dans celui de la connaissance objective et des savoirs experts, l’homme moderne a complètement perdu de vue sa nature instinctive originelle. Or cela revient selon Jung à une altération dangereuse de notre capacité de penser et de conférer un sens à nos expériences, puisqu’il « est extrêmement probable que toutes les fonctions psychiques de l’homme reposent sur une base instinctuelle » (p. 113).
Un tel détournement induit nécessairement une fracture, une division et un conflit de notre esprit entre conscient et inconscient. Le conscient ne plonge plus ses racines dans cette base instinctuelle qui établissait continuellement entre lui et le monde un lien unique d’intimité, par le support de son imaginaire et de ses croyances : il a ainsi perdu ses valeurs essentielles en adoptant celles du réel et de tout le monde, dépourvues de spiritualité.
Voilà selon Jung pourquoi l’homme est aujourd’hui en errance dans le monde, pourquoi il n’éprouve plus la valeur de ses expériences et se protège de l’angoisse qu’il éprouve à vivre en se réfugiant dans le conformisme. Voilà également pourquoi il est devenu un névrosé.
Si le développement inconsidéré du rationalisme est à l’origine de la division pathologique de l’esprit humain entre conscient et inconscient, entre savoir et croyance, il ne faut pas attendre de la science et de la raison la résolution des problématiques qu’elles ont créées.
Selon Jung, la guérison des névroses et des tendances pathologiques qui en découlent ne viendra pas de nos efforts pour adopter les bonnes réponses, les bons choix de vie préconisés par des prétendus experts. Ni le politicien ni le thérapeute n’ont le pouvoir d’orienter les individus vers ce qui leur correspond authentiquement et de restaurer ainsi dans leur relation au monde ce sentiment de confiance, de plénitude qui leur fait aujourd’hui défaut. Pour l'auteur, la métamorphose ne pourra venir que des individus vers l’État et non l’inverse.
À contre-courant des aspirations modernes, il en appelle ainsi à la connaissance de notre monde intime (inconscient) dans lequel résident également selon lui les éléments universels (mythes, croyances, idéaux sociaux) qui nous relient aux autres.
L’attachement authentique au monde, à la vie et aux vivants, passe selon Jung par une recherche de la transcendance en soi. C’est ce qu’il appelle l’expérience religieuse, et qu’il considère constituer la voie unique par laquelle nous pourrions sortir de l’impasse à laquelle conduit la focalisation de nos regards sur le réel.
Cette expérience religieuse est pour lui toute autre chose que la profession de foi ou l’appartenance à une Église : elle est résolument non dogmatique. Elle se dispense de Dieu. Il n’est ici question que de parvenir à rétablir en nous ce sentiment de confiance, que seule offre la croyance en ce qui transcende la vie. Or, cette croyance est inhérente au travail de liaison et de projection continuelle du sens – du soi vers le monde extérieur – que réalise l’inconscient. Ce qu’il désigne comme l’expérience religieuse consiste donc en une plongée authentique dans les profondeurs inconscientes de soi.
Cet inconscient est certes, comme nous le pressentons, la source de nos pulsions égoïstes, agressives que nous avons toutes raisons de vouloir dompter par un travail d’éducation. Mais d’une part, nous ne pourrons parvenir à cette maîtrise de nous-mêmes que lorsque nous accepterons de prendre conscience de notre nature pulsionnelle, au lieu de refouler systématiquement de notre pensée ce qui nous inspire de l’inquiétude, du dégoût ou de l’horreur. D’autre part, cet inconscient n’est pas seulement le contenant de notre « négatif » mais aussi la source du sentiment social et de l’expérience religieuse, de notre moralité, de l’imaginaire et de la créativité : il constitue notre véritable richesse intérieure.
C’est donc en fonction de l’attitude qu’adopterons les hommes à l’égard de cet inconscient – maintien du déni ou ouverture à sa connaissance – que se déterminera selon Jung l’avenir de l’humanité : soit, nous disposerons de nouvelles forces créatives pour construire ; soit, nous courrons inéluctablement à la catastrophe.
Dans cet essai, Jung entend ainsi attirer notre attention sur ce point essentiel : dans un monde devenu névrosé par la division de l’esprit entre conscient et inconscient, ayant perdu son enracinement psychologique par un mépris systématique envers ce que ne peut saisir la raison, les risques menacent de partout la vie humaine.
La principale menace réside aujourd’hui dans ce qui devrait paradoxalement constituer notre plus grande richesse : l’activité intense de notre inconscient. Ainsi placée dans l’ombre et rejetée de notre conscience, cette activité ne supporte plus notre adaptation au monde, pire elle nous conduit au contraire à sa destruction. Les instincts qui nous disposent à l’amour et à la solidarité sont écrasés par notre attachement au réel et au discours de la science. L’agitation, l’agressivité et jusqu’à nos dispositions les plus perverses bénéficient à contrario aujourd’hui d’une latitude d’expression quasi illimitée : il suffit de les orienter vers ces zones de violence que toute société tolère, voire organise : la répétition des guerres en est un exemple manifeste.
C’est à la nécessité de laisser parler notre inconscient pour découvrir notre nature profonde que Jung cherche ici à nous sensibiliser. Nous avons selon lui à nous réconcilier avec notre nature instinctive et à réunifier notre conscience avec son « ombre » : l’inconscient. La psychologie analytique constitue selon lui le seul accompagnement possible de ce travail : ici, le thérapeute ne cherche aucunement à orienter la pensée de son patient. Il ne prétend pas connaitre ce qui constituerait pour lui un « bien », mais l’invite à le découvrir par une plongée accompagnée en lui-même.
Présent et avenir intéressera particulièrement le lecteur désirant se familiariser avec la pensée de Jung et avec les fondamentaux de la psychologie analytique. Ses conceptions y sont en effet exposées avec une grande clarté pédagogique, dans un style simple et épuré.
Si cet essai peut paraître factuellement un peu daté (il a été écrit dans un contexte historique bien particulier), les éléments de réflexion qu’il apporte demeurent cependant d’une grande actualité.
Les conceptions cliniques et théoriques de Jung connaissent par ailleurs un important regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années, et constituent aujourd’hui des références majeures dans les domaines de la spiritualité et du développement personnel.
Ouvrage recensé
– Présent et avenir, Paris, Editions Denoël, 1985 [1956].
Du même auteur
– Carl Gustav Jung, L'homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, coll. « Hors collection », 1987 [1933].– Carl Gustav Jung, Problèmes de l'âme moderne, Paris, Buchet Chastel, 1994 [1943].
Autres pistes
– Charles Baudouin, L'Œuvre de Carl Jung et la psychologie complexe, Paris, Petite bibliothèque Payot, coll. « numéro 133 », 2002.– Deirdre Bair, Jung. Une biographie, Paris, Flammarion, coll. « Grandes Biographies », 2007.