Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christian Morel
Quels sont les mécanismes cognitifs et collectifs qui amènent les êtres humains à agir contre le but qu’ils se sont fixé, et à persévérer dans l’erreur ? Via l’examen approfondi d’exemples issus de domaines variés tels que l’aviation, l’entreprise ou la vie quotidienne, Morel nous invite à explorer les contrées obscures et pourtant très proches de la perte de sens. Il montre en effet que les décisions absurdes sont le lot de tous (même des plus éduqués) et qu’elles découlent de raisonnements rationnels. Ce sur quoi, il propose une typologie permettant d’identifier – et potentiellement de prévenir – les dérives fréquentes des processus de décision.
Cet ouvrage part d’une énigme pour l’entendement humain : comment des personnes intelligentes, en possession de tous leurs moyens, ont-elles pu œuvrer contre le but qu’elles s’étaient fixé, et persévérer en ce sens, parfois jusqu’à la catastrophe ?
Pour répondre à cette question, Morel part d’exemples issus de domaines très divers tels que le pilotage aérien et maritime, le management et la vie quotidienne (notamment la sienne), qu’il analyse grâce à un travail d’archives et aux apports de chercheurs en sciences sociales et en psychologie.
En ressortent des typologies, qui éclairent aussi bien les processus à l’œuvre dans les décisions absurdes que « des phénomènes cognitifs et collectifs qui sont plus difficiles à observer dans les situations normales. » (p. 15).
Il serait facile de définir comme absurdes des décisions prises par des étrangers qui vont à l’encontre de notre propre rationalité. Or, si la pratique amish qui consiste à remplacer les pneus des tracteurs par des roues nous semble absurde, elle est conforme à la rationalité des amish, qui voient dans la modernité une tentation du diable. Ainsi, seules peuvent être qualifiées d’absurdes les décisions qui vont à l’encontre du but fixé par ceux qui l’ont prise, dans le cadre de leur rationalité de référence. Les décisions absurdes doivent aussi être distinguées de trois autres types de décision qui mènent également à un résultat non conforme au but poursuivi :
- Les décisions prises en méconnaissant un élément important. - Les décisions prises sans pouvoir tenir compte d’un effet de composition qui en résulte. Par exemple, lorsqu’à l’annonce d’embouteillages prévus le vendredi, la plupart des automobilistes décident de partir le samedi, inversant la prévision.- Les décisions médiocres, qui n’impliquent pas de contradiction entre l’action et le but, mais qui ne permettent pas de l’atteindre en raison d’imperfections dans le traitement de l’information ou dans la coordination de l’équipe.
Pour leur part, les décisions absurdes se caractérisent par l’action radicale et persistante de leurs auteurs contre le but qu’ils poursuivent. Elles découlent de raisonnements rationnels, ce qui n’empêche pas l’erreur. Par exemple, lors d’un vol de la United Airlines en 1978, les pilotes ont retardé l’atterrissage de l’appareil pendant une heure alors que la piste était en vue, dans l’espoir de résoudre un problème technique. En dépit d’un raisonnement logique et du respect des procédures, ils ont omis de tenir compte d’un paramètre et l’avion s’est écrasé par manque de carburant. Un objectif peu clair ou mal défini, peut aussi donner lieu à une décision absurde.
Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous commettons des décisions absurdes ? Le bricolage cognitif est un mécanisme de la pensée à l’origine de nombre d’entre elles. Il s’agit d’un type de raisonnement intuitif, qui est inhibé à l’âge adulte afin de laisser de la place au raisonnement analytique. Les situations difficiles à comprendre, stressantes ou peu habituelles peuvent favoriser la résurgence de ce type de raisonnement enfantin, qui peut aussi apparaître dans des situations calmes et usuelles, et même coexister avec un haut degré de compétence scientifique.
En témoigne la croyance partagée par de nombreux diplômés d’études supérieures (notamment scientifiques) que les phases de la lune correspondent à l’ombre de la terre (ce qui supposerait que le soleil soit en permanence aligné avec l’axe lune-terre, que l’ombre de la terre soit de la taille de la lune, etc.).
La prégnance du bricolage cognitif peut s’expliquer par son utilité quotidienne. On peut, par exemple, y avoir recours quand on parvient à se souvenir qu’une personne s’appelle Frizell parce qu’un ami croit se souvenir que son nom commence par Z ! De plus, le bricolage cognitif remplit notre cerveau d’à prioris qui nous permettent de ne pas nous sentir désœuvrés face à l’immensité du monde et à l’étendue de notre ignorance. Ainsi, on imaginera que toutes les faces de la pyramide sont de la même couleur que celle qu’on a sous les yeux, ou encore que les hivers sont doux en Floride ; idée reçue qui a causé la mort de l’équipage de la navette Challenger, dont les joints n’ont pas été testés à des températures très basses.
Le bricolage cognitif se manifeste à travers différents mécanismes mentaux :
- Le raisonnement par proximité revient à imaginer une relation de cause à effet entre deux phénomènes proches dans l’espace ou dans le temps. Par exemple, les pilotes de la British Midland de 1989 ont vu dans la réduction des vibrations une preuve qu’ils avaient coupé le bon réacteur. En réalité, elle était due au fait qu’ils avaient initié la descente et ils se sont écrasé.- Le raisonnement non conséquentialiste découle de la difficulté à tenir compte simultanément de deux priorités, ou à prendre conscience de la possibilité de les traiter séparément. - La réduction d’un phénomène aléatoire à une pensée en termes de confiance ou de non-confiance globale. Par exemple, la faible probabilité qu’une vague de froid touche la Floride a été assimilée à une probabilité nulle par les managers responsables du lancement de la navette Challenger.- Le raccourci mental revient à se fier à une perception erronée, sans en vérifier la véracité.- La perception de la cible comme d’une plaque photographique consiste à croire qu’il suffit d’envoyer des messages pour qu’ils soient assimilés, sans adapter les méthodes pédagogiques. Ce type de bricolage cognitif est commun chez les managers, qui se croient souvent capables de former leurs équipes et d’informer leur clientèle sans faire appel à des experts en communication, ce qui débouche sur des dépenses inutiles.- La recherche du point focal consiste à chercher une solution en imaginant les intentions de l’autre. Ce procédé est responsable de nombreuses collisions de navires, dont les capitaines s’écartent du même côté en voulant s’éviter, comme cela arrive parfois à des piétons. C’est le cas quand un mari et une femme se perdent dans un supermarché et imaginent, chacun de leur côté, que l’autre attendra près de l’entrée principale.
Bien que les décisions absurdes surgissent dans tous les domaines, il est possible de repérer trois rôles sociaux qui interviennent systématiquement dans leur production :
- Le manager, qui dispose du pouvoir de choisir les informations qui seront prises en considération (ou pas) et de contrôler le timing des prises de décision.- L’expert, qui possède une connaissance approfondie d’un sujet.- Le candide, qui est soit un décideur non-spécialiste, soit un usager.
Ces rôles se combinent à un répertoire de cinq actions : produire la solution absurde, la demander, s’y opposer, être absent ou suivre (c’est-à-dire valider plus ou moins explicitement la décision absurde). Selon les combinaisons des rôles et des actions, on peut dégager différents modèles relationnels à l’origine des décisions absurdes.
En voici quelques-uns : - Dans le modèle hiérarchique autonome accepté, le manager produit la solution absurde, le candide le suit et l’expert s’y oppose. Par exemple, la direction d’une entreprise déplace la date des entretiens annuels des employés sans tenir compte de l’opposition des ressources humaines : les employés en profitent pour négocier leurs salaires tandis que la direction visait le but inverse. - Dans le modèle hiérarchique validé, le manager fait l’erreur, l’expert le suit et le candide est absent. Par exemple, un pilote fait abstraction du niveau de carburant, le mécanicien le suit dans son omission et le personnel de bord n’intervient pas : l’avion s’écrase.- Dans le modèle hiérarchique démuni, le manager fait l’erreur, l’expert s’y oppose mais sans arguments suffisants pour être entendus, et le candide est absent. En l’occurrence, les ingénieurs de la navette Challenger ont manqué de preuves pour convaincre les managers de ne pas la lancer.- Dans le modèle technique démagogique, l’expert produit l’erreur pour un candide demandeur, face à un manager suiveur. Par exemple, si un médecin prescrivait des antibiotiques à des patients atteints d’une grippe virale, pour les satisfaire.- Dans le modèle décentralisé, le candide fait l’erreur en l’absence d’expert, et le manager suit. Par exemple, en l’absence d’experts et devant le conseil syndical, des copropriétaires décident de ne sécuriser qu’une seule des entrées de l’immeuble, ce qui n’a pas de sens.- Dans le modèle décentralisé validé, l’erreur est produite par le candide, qui est suivi par le manager et par l’expert. Par exemple, des copropriétaires conçoivent un sas d’entrée et de sortie déficient et l’installateur suit leur plan.- Dans le modèle technocratique, le manager et l’expert produisent ou suivent l’erreur, tandis que le candide s’y oppose. C’est le cas des réformes, règles et produits qui sont décidés par des responsables et des experts qui se trompent sur les besoins de leurs administrés/clients, qui s’y opposent.
Il n’est pas rare que plusieurs de ces configurations relationnelles se succèdent dans les situations réelles. Par exemple, dans le cas du lancement de la navette Challenger, on est passés du modèle technique validé lorsque les experts ont omis de tester les joints à basse température, au modèle hiérarchique démuni quand les managers ont décidé de la lancer.
Aux vues des différents modèles exposés ci-dessus, équilibrer la responsabilité des trois rôles apparait comme une solution. Ainsi, certaines compagnies obligent désormais les hôtesses (candides) à intervenir auprès des pilotes (experts et managers) si elles ont le moindre doute. Néanmoins, les erreurs radicales et persistantes demeurent très difficiles à éviter, en raison de pièges inhérents à la coordination.
Dans des organisations où la division du travail n’est pas clairement explicitée, on peut croire qu’une action essentielle a été effectuée alors que ce n’est pas le cas. Par exemple, lorsque tous les passagers d’un voilier se jettent à l’eau en croyant que l’un d’eux est resté à bord pour tendre l’échelle aux autres. Ainsi, un groupe peut commettre une erreur qu’un individu seul n’aurait pas commise.
Or, si le désordre favorise les décisions absurdes, c’est aussi le cas de l’ordre. Par exemple, le fait que dans une réunion, les interventions soient minutées, que les ordres du jour ne laissent pas de place aux digressions nécessaires et qu’il faille obligatoirement aboutir à une décision, peut favoriser l’absurdité de cette dernière. En outre, une division du travail très tranchée et un fonctionnement très hiérarchisé peuvent conduire à des absurdités : des directeurs peuvent s’arroger le droit de statuer sur des questions qui ne relèvent pas de leur champ de compétence, ou piloter le débat de manière à obtenir l’aval des employés. C’est peut-être ce qu’il s’est passé lors de la réunion précédant le lancement de Challenger, où seuls ont voté les quatre plus hauts responsables, par grade décroissant : après avoir vu voter ses trois supérieurs, le directeur de l’ingénierie n’a pas eu le courage de s’opposer au lancement.
De plus, des participants qui avaient prévu d’alerter sur le danger sont restés silencieux, donnant une illusion trompeuse d’unanimité. Pourquoi se sont-ils tus ? Parce qu’ils n’ont pas cru nécessaire de répéter des choses ayant été dites ; parce qu’ils ne disposaient pas de données précises ; parce que la division du travail étant ce qu’elle est, ils ne possédaient pas une connaissance complète du problème ; parce que dans les réunions, il est mal vu d’insister ; parce qu’on ne veut pas porter atteinte à la cohésion du groupe.
Bien que des méthodes participatives aient été inventées pour rendre les réunions plus démocratiques, elles sont pour effet de multiplier les idées et de les mettre toutes au même niveau, ce qui empêche d’approfondir un problème précis et étouffe les signaux d’alertes.
Par ailleurs, des décisions absurdes peuvent naître de la volonté de concilier des objectifs, là où l’équation est en forme de tout ou rien. Par exemple, dans la copropriété qui souhaitait se protéger des cambriolages, certains propriétaires étaient opposés aux travaux. Ainsi, l’absurdité de ne fermer qu’un seul des deux accès est apparue comme un bon compromis !
La permanence des erreurs radicales et persistantes peut s’expliquer par des obstacles sociaux et cognitifs qui assurent leur étanchéité. En voici trois :
- L’auto-expertise renvoie au fait de ne pas consulter d’experts parce qu’on croit savoir.- La difficile traduction fait référence à la tâche difficile de faire prendre conscience de leur erreur à ses auteurs. En outre, de nombreuses erreurs ne sont jamais révélées parce qu’il est impossible de les signaler sans exposer leurs auteurs à des sanctions. - L’impossible immixtion renvoie aux obstacles sociaux qui empêchent les acteurs d’intervenir. Il peut s’agir d’experts travaillant hors de l’entreprise fautive ou de candides, comme les passagers qui n’ont pas osé dire qu’ils avaient vu des flammes sortir du réacteur gauche.
Enfin, la permanence des décisions absurdes est assurée par un mécanisme d’auto-légitimation. Éloignées de leur objectif initial, ces dernières peuvent se voir justifiées dans l’après-coup par une valeur noble, qui permet de les présenter comme une fin en soi et de les rendre inattaquables.
De fait, selon Morel, la perte de sens est en soi un puissant facteur de validation collective, car la non précision de l’objectif permet à chacun d’y voir ce qu’il veut : « l’ambiguïté rend possibles de nombreux modes d’acceptation » (p. 325).
L’anthropologue Georges Balandier considérait que les chercheurs en sciences sociales devaient jouer un rôle de guides pour les membres de la société. Il écrivait : « Notre métier, c’est d’être dans l’inconfort, ne pas dire ce qui est attendu, mais contribuer à faire voir autrement, aider à identifier ce qui est en devenir, le faire connaître et mettre ainsi en garde. » (2009, p. 50).
Force est de constater que Christian Morel a rempli cette fonction. En montrant que les décisions absurdes sont le fruit de raisonnements logiques, il a révélé que non seulement personne n’est à l’abri d’en commettre, mais que les systèmes de pensée rationnels – auxquels on a pris l’habitude de confier toutes les prises de décision importantes – comportent des dangers qui leur sont propres. En dévoilant les mécanismes cognitifs et collectifs qui contribuent à produire les erreurs radicales et persistantes, il a mis à notre disposition des outils permettant de les repérer et, dans la mesure du possible, de les éviter.
Les mécanismes de prises de décision absurdes mis à jour par Morel constituent un puissant rempart contre le recours facile à la pensée conspirationniste. Pourtant, on peut se demander si son expérience professionnelle ne l’a pas amené à une trop grande empathie vis-à-vis du managériat.
Par exemple, dans son analyse du lancement de Challenger, il met sur un pied d’égalité l’erreur des ingénieurs qui ont omis de tester les joints à basse température, et celle des managers qui n’ont pas tenu compte des inquiétudes des ingénieurs lorsqu’ils les ont alerté quand la vague de froid est arrivée. Cela pose la question du moment à partir duquel une erreur persistante devient une négligence condamnable.
On peut voir une forme de déresponsabilisation du managériat dans plusieurs interprétations de Morel, dont l’analyse gagnerait à réintégrer des considérations sur l’opportunisme et la responsabilité, bien qu’il l’ait volontairement focalisée sur des processus auxquels on ne pense pas spontanément.
Ouvrage recensé– Les Décisions absurdes. Tome I. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002.
Du même auteur– L'enfer de l'information ordinaire. Boutons, modes d'emploi, pictogrammes, graphisme, informations, vulgarisation, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2007.– Les décisions absurdes II. Comment les éviter, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2012.– Les Décisions absurdes III. L'enfer des règles. Les pièges relationnels, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2018.
Autres pistes– Georges Balandier, Le Dépaysement contemporain : l’immédiat et l’essentiel, Paris, PUF, 2009.