Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christian Saint-Étienne
Christian Saint-Étienne affirme que la montée actuelle des tensions entre les États-Unis et la Chine donnera lieu inéluctablement, vers 2025, à l’éclatement d’un conflit majeur entre ces deux puissances. Les désillusions des Européens dans le monde de l’après-guerre froide sont immenses face à la constitution imprévisible d’un nouveau duopôle sino-américain sur la planète. Dans ces conditions, si l’Europe ne prend pas les dispositions nécessaires pour organiser sa montée en puissance, elle sera condamnée à être le champ clos de cet affrontement titanesque.
Dans l’immédiat après-guerre froide, les États-Unis étaient devenus « l’hyperpuissance » planétaire, selon l’expression de l’ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine. En 2001, cette situation changea drastiquement à la suite des attaques terroristes du 11 septembre, qui ébranlèrent la certitude des États-Unis quant à la pérennité de leur position d’hégémonie totale par rapport au reste du monde.
Après s’y être opposés pendant deux décennies, les États-Unis commirent l’erreur stratégique de laisser entrer la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001, en échange des promesses chinoises de participation à la lutte globale contre le terrorisme. À partir de ce moment crucial, la Chine entama une montée en puissance fulgurante, qui lui permit de devenir une puissance rivale des États-Unis.
Entre 2001 et 2013, cette course engagée entre les États-Unis et la Chine semblait encadrée par l’existence de contre-pouvoirs dans les deux pays. Mais, en 2013, l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping changea la donne, en raison de la volonté de ce dirigeant d’écraser tous les contre-pouvoirs susceptibles d’entraver sa volonté de hisser la Chine au rang de première puissance mondiale.
Aux États-Unis, la politique étrangère inédite menée par le président Donald Trump entre 2016 et 2020 a contribué à accroître l’intensité de l’affrontement entre les deux puissances. Il est donc à craindre, dans ces conditions, que cet affrontement ne dégénère en conflit de haute intensité dans un avenir très proche, sans que l’Europe soit en mesure d’arrêter cette évolution mortifère.
Donald Trump et Xi Jinping sont des anomalies au sein des systèmes institutionnels américain et chinois. Les États-Unis ont construit, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un ordre mondial et libéral ouvert, qui servait leurs intérêts nationaux. Or force est de constater que Donald Trump a remis en cause les fondements mêmes de l’ordre commercial et économique américain.
Alors que les analyses concordent aux États-Unis pour convenir que, dans les quinze prochaines années, la Chine sera le principal adversaire de l’Amérique dans la course pour la domination mondiale, le président américain n’a eu de cesse de malmener ses Alliés au sein de l’OTAN, mais également ses voisins régionaux tels que le Canada et le Mexique, ainsi que des États rivaux de la Chine dans la région Asie-Pacifique, à l’instar de l’Inde ou du Japon.
À titre d’exemple, au risque d’envoyer un signal erroné au président russe, Trump a remis en cause l’article 5 de la charte du Traité de l’Atlantique Nord de 1949, qui stipule notamment qu’une attaque armée survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties. Ce positionnement pourrait être interprété par Vladimir Poutine comme un blanc-seing des États-Unis à l’annexion par la Russie de l’un des États baltes, voire d’un autre pays de l’Union européenne.
Quant au président chinois Xi Jinping, Christian Saint-Étienne considère qu’il a déconstruit l’héritage de Deng Xiaoping, dont le mérite avait été de reconstruire la Chine moderne et d’être l’architecte en chef de la réforme et de l’ouverture. Bien que la Chine soit un Etat totalitaire, Deng Xiaoping avait tenté de mettre en place des contre-pouvoirs afin de réguler le fonctionnement du Parti communiste chinois. Par exemple, il fit en sorte que les président et Premier ministre soient nommés pour cinq ans, renouvelables une fois. Or Xi Jinping s’est fait élire à vie.
« Trump et Xi sont des apprentis sorciers qui sont chacun le premier ennemi de leur propre pays », conclut l’auteur : « Trump défait la puissance normative et les alliances séculaires des États-Unis tout en amoindrissant l’aura de la “nation indispensable”. Xi durcit la mainmise du Parti communiste chinois sur la population tout en initiant des aventures extérieures dangereuses en contradiction avec les enseignements de Deng Xiaoping et des dynasties chinoises qui ont bâti la Chine » (p. 233).
La disparition de l’ordre bipolaire de la guerre froide n’avait pas laissé présager la mise en place d’un nouveau duopôle. États-Unis et Chine sont à l’origine de 55% des dépenses militaires mondiales. Au plan économique, ces deux puissances représentent environ 40% du PIB mondial et, au moins jusqu’à l’épidémie de Covid-19, elles enregistraient une croissance plus rapide que dans le reste du monde, tandis que l’Europe représentait 20% du PIB mondial.
Cette réalité hégémonique est particulièrement perceptible dans le domaine de la guerre numérique mondiale, ou révolution iconomique, qui se déroule actuellement. À cet égard, les grandes plateformes de la mutation numérique (GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) contrôlent, selon l’auteur, l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’ensemble des métropoles émergentes non chinoises, soit un milliard de personnes connectées en 5G sur les plateformes américaines.
Du côté de la Chine, un milliard de Chinois sont connectés sur les grandes plateformes chinoises (BATHX – acronyme qui regroupe les géants asiatiques que sont Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Enfin, 80% des Licornes (start-ups des nouvelles technologies avec plus d’un milliard de dollars de capitalisation) étaient en 2019 chinoises ou américaines.
L’équilibre actuel entre les États-Unis et la Chine est voué à basculer. Le statu quo est impossible. Économiquement, la Chine peut se targuer d’avoir une croissance plus rapide que celle des États-Unis. C’est l’État chinois qui a permis l’essor d’entreprises telles que Huawei et ZTE dans le domaine du numérique, grâce à des prêts à taux nul, en contrevenant de manière flagrante aux règles de l’OMC. La Chine a ouvertement annoncé son intention de se hisser au rang de première puissance mondiale en 2049, année du centenaire de l’accession au pouvoir du parti communiste chinois, en remplacement des États-Unis. En fait, cet affichage dissimule la détermination de Xi Jinping, qui compte faire accéder son pays à ce statut dès la prochaine décennie.
L’historien britannique Paul Kennedy a soutenu dans Naissance et déclin des grandes puissances que les puissances suivent inéluctablement un cycle d’ascension puis de déclin, car toute grande puissance parvenant au faîte de son apogée se trouve inévitablement confrontée à deux défis majeurs : maintenir un équilibre raisonnable entre les engagements pris en matière de défense sur la scène internationale et les ressources et moyens dont elle dispose pour remplir ces engagements ; enrayer l’érosion de l’économie et de l’industrie dans un milieu international incertain où la concurrence est rude.
Or, lorsqu’un empire se trouve sur le déclin, l’intensification de la menace représentée par des puissances rivales l’incite à augmenter instinctivement ses dépenses militaires en vue de se défendre. La conséquence de cette tendance est la diminution de la part des richesses consacrées à des investissements productifs, ce qui a pour effet d’accélérer la chute tant redoutée, phénomène observable dans une certaine mesure aux États-Unis.
Christian Saint-Étienne s’appuie également sur la thèse développée par le politologue américain Graham Allison dans Vers la Guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? Lorsqu’une puissance régnante est mise au défi par une puissance ascendante, une dynamique délétère se met en place et conduit vers la guerre. Le piège de Thucydide fait référence à la configuration particulièrement dangereuse qui a conduit à la guerre du Péloponnèse, racontée par l’historien grec Thucydide : Sparte, épouvantée par l’ascension d’Athènes, s’est acheminée vers la guerre.
Le 2 janvier 2019, la Chine a annoncé qu’elle avait l’intention de reconquérir Taiwan. Les évolutions en mer de Chine méridionale sont alarmantes et annonciatrices d’une montée rapide des tensions. Face au nouveau duopôle États-Unis/Chine, l’Europe a le potentiel de devenir un acteur majeur sur la scène internationale, mais elle pâtit de l’absence d’un objectif commun entre les États-membres de l’UE.Christian Saint-Étienne propose de pas modifier le fonctionnement de l’UE et reconnaît qu’il ne soutient plus cette préconisation qu’il avait formulée dans le passé.
Il s’agirait plutôt de recentrer l’UE sur trois missions fondamentales : d’abord, le marché unique, avec l’euro et une politique commerciale fondée sur le principe de réciprocité entre les partenaires commerciaux ; ensuite, la garantie du respect des droits de l’homme, en sorte que l’Europe demeure une démocratie libérale représentative forte ; enfin, une politique de croissance propre, avec une taxe carbone commune au niveau de l’UE. Après le Brexit, on pourra envisager de conserver l’UE à 27 États-membres. Christian Saint-Étienne n’exclut pas, cependant, l’éventualité d’un dernier élargissement avec une intégration dans l’UE des pays des Balkans.
Étant donné que l’Europe n’a pas de vision stratégique, il serait nécessaire de procéder, à la suite de ce recentrage, à l’exclusion des aspects touchant à la Défense et à la politique spatiale, du champ de compétences de l’UE. En revanche, l’auteur propose la constitution d’un noyau dur d’une dizaine de pays, réunis autour de la France et de l’Allemagne, et prêts à élaborer une véritable stratégie de montée en puissance.
Au sein de ce noyau dur, des relations intergouvernementales permettraient par exemple à la France et à l’Allemagne d’œuvrer de manière bénéfique dans le domaine économique ou bien de se doter d’une réelle capacité d’action stratégique. Un accord géostratégique franco-britannique permettrait de faire face aux grands défis géopolitiques actuels. Enfin, l’auteur préconise une alliance entre l’UE et la Russie.
Les évolutions géostratégiques et économiques actuelles accréditent les avertissements de l’auteur concernant l’inévitable surgissement d’un conflit entre les États-Unis et la Chine dans un avenir proche. Il semblerait en effet que la pandémie de Covid-19, au lieu d’amoindrir ce risque, a au contraire contribué à le renforcer.
Il est vrai que le climat de forte incertitude et d’insécurité qui s’est installé au sein de tous les États de la planète pendant cette crise sanitaire désastreuse a eu pour effet d’accroître considérablement l’instabilité du monde. Cette volatilité rend encore plus probable l’éventualité d’une déflagration.
L’auteur évoque la nécessité pour l’Europe de devenir un acteur majeur sur la scène internationale, afin de faire contrepoids aux États-Unis en particulier. Cependant, il semble sous-estimer l’ampleur de l’entrisme chinois en Europe, les écueils de la coopération sino-européenne, ainsi que la dangerosité des liaisons entretenues par certains dirigeants européens avec le pouvoir chinois. Ces connivences ont été notamment mises en lumière par le journaliste français Antoine Izambard dans son récent ouvrage France-Chine. Les liaisons dangereuses.
Pour illustrer cette situation, dans le cadre d’un accord sino-européen de coopération, entre 2003 et 2007, la Chine a investi 200 millions d’euros dans le système européen de radionavigation par satellite Galileo. À l’époque, les États-Unis avaient, depuis 1999, interdit le transfert de technologies spatiales vers la Chine pour des raisons de sécurité, car ils subodoraient l’existence d’un programme chinois secret de radionavigation. À la suite de ce retrait américain, les sociétés européennes ont intensifié leur coopération spatiale avec la Chine, y voyant une opportunité inespérée. En décembre 2013, l’enthousiasme des Européens s’est soldé par d’amères désillusions. En effet, force fut de constater que la Chine avait capté, par le biais de sa coopération fructueuse (et à relativement peu de frais) avec l’UE, la technologie qui lui manquait pour mettre en œuvre son propre système national de radionavigation par satellite Beidou (également connu sous le nom de COMPASS), qui se trouve désormais en compétition avec Galileo. À noter que, le 23 juin 2020, la Chine a mis en orbite le dernier satellite de Beidou.
Le déclenchement de la pandémie de coronavirus à compter de décembre 2019 a conduit à s’interroger sur la pertinence des transferts de technologies duales par les Occidentaux à la Chine, comme le montre l’exemple des aléas de la vente finalisée en 2028 d’un laboratoire P4 de recherche sur les maladies infectieuses à la Chine par la France.
Par ailleurs, le rapprochement préconisé par Christian Saint-Étienne entre l’UE et la Russie, qui est censé faire de l’Europe une puissance mondiale capable de rivaliser avec le duopôle États-Unis/Chine, est controversé au vu de l’activisme disruptif manifesté par la Russie sur la scène internationale. De plus, si la Chine est sous la coupe d’un régime totalitaire, on peut s’interroger sur la pérennité d’une alliance Europe-Russie au vu de la nature autoritaire du régime russe actuel.
En outre, l’auteur se réjouit de la signature de l’accord de libre-échange entre l’UE et le Japon de juillet 2018, en arguant que celui-ci crée entre les deux entités la plus vaste zone de libre-échange au monde, qui rassemblera 600 millions de consommateurs après le Brexit et permettrait à l’Europe de peser face à la Chine.
Or cet accord a été violemment critiqué en Europe dans les milieux agricoles et industriels. Il prévoit notamment l’ouverture du marché européen sans droits de douane non seulement pour la production automobile japonaise, mais également pour les produits de la pêche et de l’agriculture nippones, en dépit de la contamination radioactive de ces aliments lors de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011. On se demande donc si la vision de l’auteur concernant les bienfaits supposés d’une mondialisation heureuse n’est pas teintée d’angélisme.
Ouvrage recensé– Christian Saint-Étienne, Trump et Xi Jinping. Les apprentis sorciers, Paris, L’Observatoire, 2019.
Du même auteur– Le Libéralisme stratège face au chaos du monde, Paris, Odile Jacob, 2020.– Osons l’Europe des nations, Paris, L’Observatoire, 2018.– Guerre et paix au XXIe siècle. Comprendre le monde de demain, Paris, François Bourin, 2010.
Autres pistes– Graham Allison, Vers la Guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019.– François Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, Paris, Solin/Actes Sud, 2017.– Antoine Izambard, France-Chine. Les liaisons dangereuses, Paris, Stock, 2019.– Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1988.– Valérie Niquet, La Puissance chinoise en 100 questions, Paris, Tallandier, 2017.– Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des empires, Paris, Gallimard, 2014.– François Susbielle, Chine-USA : la guerre programmée, Paris, First, 2006.– Anne Toulouse, Dans la tête de Donald Trump, Paris, Mon Poche, 2018.