Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Dany-Robert Dufour
Le côté pervers du capitalisme passe largement inaperçu. Non parce que Taylor, l'inventeur de l'organisation scientifique du travail, était un déséquilibré, mais parce que son logiciel repose sur la libération des pulsions et leur exploitation. C'est ce que montre Mandeville, dans un texte sulfureux écrit en 1714, à l'aube de la révolution industrielle. Pour passer de la pénurie à l'abondance, il faut laisser opérer les pervers, dit-il : ceux qui passent pour des vertueux, mais qui veulent toujours plus. C'est sans doute immoral, mais ce programme économique et politique permet la réalisation du plan divin, car il annonce le paradis sur terre.
Dans La Ruche mécontente ou les Fripons devenus honnêtes (écrit en 1705), Mandeville racontait sous forme de fable, l'histoire d'une ruche prise de repentir. Regroupant toutes sortes de métiers et de vices, elle décide de vivre honnêtement. Mais plus les vices s'évanouissent, plus les métiers disparaissent, et plus la ruche dépérit. Conclusion : « Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent si nous voulons en retirer les doux fruits ».
Le vol, la prostitution, la drogue, etc., contribuent donc « à la production de cette matière magique, ce fétiche qui a la propriété de s'auto-engendrer » : l'argent (p. 98). Il en est de même des calamités naturelles, à l'image de l'incendie de Londres de 1666. Mandeville annonçait donc il y a trois siècles ce que Schumpeter avancera vers 1950 avec son concept de destruction créatrice : les guerres et les catastrophes écologiques nourrissent le capitalisme financier. Le système tire profit de ses propres échecs. C'est toujours le cas aujourd'hui : les banques à l'origine de la crise de 2008 ont été renflouées par de l'argent public. La pollution a créé une industrie de la dépollution.
Les vices privés font la vertu publique, c'est-à-dire la richesse de tous, disait donc Mandeville. Dans le texte au cœur de cet ouvrage, Recherches sur l'origine de la vertu morale, que l'auteur a intégralement traduit, il va plus loin.
Les hommes devant échanger (des mots, des biens, des êtres…), ils doivent vivre ensemble pour survivre. Comment y parvenir, sachant qu'ils sont égoïstes et donc agressifs, car ils veulent tout (puisque nés avec rien), et que, contrairement aux animaux de bât, ils sont animés par des pulsions vigoureuses ? Donner libre cours à ses vices implique le rejet de toute limite.
S'appuyant sans doute sur La Rochefoucauld (« l'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde »), Mandeville considère qu'aucun argument raisonnable ne permet aux hommes de se modérer. Il faut donc faire appel à l'économie psychique, et leur donner une récompense sous forme de flatterie, en célébrant notamment leur sens du désintéressement et du bien public. C'est le rôle du Politique, qui va encenser les uns et stigmatiser les autres, supplantant ainsi la religion pour promouvoir l'idée de bien.
La « monnaie de la louange qui n'est que du vent » ne s'exprime pas seulement sous forme de statue ou de médaille : elle circule dans toute la société, y compris dans les écoles (il est bien de « faire comme les grands »). Les vertus morales sont donc des productions politiques. Seul moyen de faire vivre les hommes ensemble, elles font l'objet de discours et de lois, qui fondent la dynamique d'une société basée sur trois classes.
La classe dangereuse, tout d'abord, composée des réfractaires aux discours moralisateurs , qualifiés de scélérats au XVIIIe siècle : voleurs, proxénètes, trafiquants… qui courent derrière les jouissances immédiates. La classe haute, ensuite, formée par les « honnêtes gens » qui acceptent les récompenses fantasmatiques. Ils se targuent de prendre les autres en considération, s'érigeant ainsi en modèles. La troisième classe est composée des « pires d'entre tous les hommes » : ceux qui simulent l'abnégation comme ceux de la classe haute, pour profiter du prestige des vertueux et récolter un maximum de bénéfices. C'est elle qui régit l'ensemble.Ces considérations morales sont en résonance avec l'économie, car cette classe d'ambitieux n'a qu'à « prêcher l'esprit de dévouement au bien public pour contraindre à l'abnégation tous les autres et les faire ainsi travailler à leur service afin de récolter les fruits de leur labeur ».
Dufour cite Carlos Ghosn et François Pinault, mais il met surtout en avant des comportements généraux : non-respect du code du travail, évasion fiscale, entente illicite, rejet de polluants, manipulations comptables, corruption, délits d'initiés, marchés truqués, détournement de fonds… Si les premières fortunes cherchent tant à contrôler médias et organes de presse, c'est bien pour qu'on ne se mêle pas trop de leurs affaires.
Mandeville a donc compris que le destin du monde allait être confié aux pervers. « En mentant, prélevant, spéculant, amassant… ils allaient créer de la richesse. Ce qui permettrait de sortir le monde de l'état de pénurie où il s'était toujours trouvé » (p. 77).
Mandeville ajoutait qu'on se trouvait là face à une nouvelle religion. D'ailleurs, si Dieu a fait des hommes cupides et menteurs, c'est à dessein. Il ne faut pas se fier aux Saints, mais aux salauds qui veulent toujours plus, car c'est le seul moyen pour que la richesse s'accroisse et ruisselle sur tous les hommes. C'est sur la base de cette promesse, la multiplication des petits pains, que le capitalisme a supplanté les autres formes de l'échange.
Au-delà de la théologie, Mandeville rejoint ainsi Machiavel, qui énonçait deux siècles plus tôt que l'art politique apparaît au Prince quand celui-ci apprend à bien user du mal. Si pour Machiavel et son successeur, le bien et le mal n'existent pas en politique (le mal pouvant engendrer un bien), Mandeville ne fait plus du vice un privilège princier. Il devient un principe social, s'appliquant à tous. Dans la politique comme dans l'économie.
On comprend pourquoi Dany-Robert Dufour a distrait les Recherches sur l'origine de la vertu morale des contributions de Mandeville qu'il édités en 2017, la Fable des abeilles. Ce texte explosif permet de comprendre à partir de quel lien singulier entre économie marchande et économie psychique le capitalisme s'est développé.
Né à Rotterdam vers 1670, Mandeville était à la fois médecin et philosophe. Il a obtenu ses diplômes, avant de s'établir à Londres où il s'est fait connaître comme « médecin de l'âme », ce qui l'a conduit à une contestation du sujet cartésien. Deux siècles avant Freud, il a ainsi articulé une première formulation de l'inconscient, en établissant que que « les hommes ne sont pas là où ils pensent », dans la mesure où ils n'aiment tant que se prendre pour ce qu'ils ne sont pas, à savoir vertueux. Mandeville laissait ses patients s'exprimer. Aussi, bien avant la psychanalyse, il a également posé les bases de la cure.
Il avance même sur un terrain que Freud a déserté : pourquoi, si l'on peut libérer les patients individuellement, ne pourrait-on pas les libérer collectivement ? En répondant à cette interrogation, explique Dufour, Mandeville s'est transformé en économiste et en théoricien du capitalisme.
Posant l'existence d'une division subjective chez l'homme (ce qu'il veut bien savoir versus ce qu'il refuse de savoir, affirmant ainsi l'existence d'un insu), Mandeville met cette division en relation avec la division de la société en classes. Considérant que les pulsions ne sont pas cantonnées à la sexualité, comme chez Freud, il établit ainsi le lien entre processus sociaux et processus psychiques qu'ont toujours recherché les partisans d'un rapprochement entre Freud et Marx, l'école de Francfort en particulier (Marcuse, Adorno, Horkheimer...)
Dans Malaise dans la civilisation, Freud soutenait que la civilisation reposait sur une répression pulsionnelle. Les deux classes de Mandeville, névrosés et non-névrosés, correspondent à ce schéma, mais pas la troisième. Peu importante quantitativement, elle regroupe ceux qu'on appellerait aujourd'hui des pervers au sens psychanalytique : ils simulent l'abnégation et dissimulent leurs désirs insatiables, tout en cherchant à les assouvir. Le titre de l'ouvrage pourrait être sa maxime : « Baise ton prochain et tu feras le mieux que tu puisses faire pour faire jouir Dieu et le monde ! »
Pour l'économie, Mandeville est le témoin de la première révolution industrielle : il est au bon endroit, au bon moment, pour appréhender les transformations fondatrices du capitalisme. La machine à vapeur de Newcomen révolutionne l'industrie à partir de 1712. Quelques années plus tard, John Kay invente la navette volante, qui prive de travail des milliers de tisserands. C'est également à cette époque que sont créées la première banque centrale au monde, le Lloyd's, et les bourses de valeurs.
Mandeville analyse ces bouleversements en s'appuyant sur des considérations que la psychanalyse formalisera plus tard par les notions d'inconscient, de fétiche, de perversion, et de fantasme.
La définition de ce dernier qu'en donne Lacan (« un arrangement […] pour parer à la carence du désir ») correspond à la flatterie de Mandeville, récompense qui procure aux hommes le plaisir de passer pour ce qu'ils ne sont pas. La psychanalyse moderne va dans le même sens. Le fantasme permet au sujet de faire face à une réalité refoulée, en l'occurrence renoncer à ses appétences, au profit d'un monde imaginaire. Il s'agit ici de jouir du plaisir de paraître vertueux.
Le fétichisme est évidemment celui de l'argent. Mandeville observe que les hommes se mettent à regarder l'argent comme le « sauvage » contemplait une idole. Il comprend aussitôt que c'est un fonds convertissable en jouissances de toute nature – notion que l'auteur met en relation avec le concept de « plus de jouir » apparu chez Lacan en 1968. D'autant que les monnaies ne sont plus convertibles en or depuis 1971 (Bretton Woods). L'argent est ainsi devenu une puissance transcendante qui ne se définit que par elle-même. Il se prête parfaitement à la logique du déni pervers, qui implique simulation et dissimulation.
Dufour poursuit par une réflexion qui s'appuie sur la phase sadique-anale de Freud, « dilemme entre rétention et évacuation et de la merde » que l'auteur assimile à un équivalent, archaïque, de toutes les transactions. Il le relie au super-fétiche de l'argent, qui permet au pervers capitaliste de cacher le trou du monde – la pénurie permanente – « comme le pervers sexuel cache le trou de la femme en le recouvrant d'un fétiche en forme de pénis » (p. 104).
Conclusion : « L'argent, c'est de la merde. C'est de la merde, parce ce que la merde, c'est de l'argent » (p. 135). La formule s'entend aussi au sens premier : la croissance capitaliste recouvre la planète d'un tas de déchets. Elle conduit à la destruction du monde, alors que les techniques informatiques donnent de nouvelles formes à la flatterie. Le web permet de multiplier les récompenses imaginaires pendant que le big data piste les comportements scélérats.
Les textes de Mandeville ont été diffusés sous le manteau avant d'être condamnés et brûlés par le bourreau, le nom de l'auteur devenant à cette occasion Man Devil : l'homme du diable. Mais cet autodafé n'explique pas pourquoi, après avoir inspiré Voltaire, Mandeville a été oublié.
Il a d'abord été refoulé, écrit Dufour, car en affirmant que le désir de l'homme est d'être reconnu comme vertueux, qu'il le soit ou non, il signale que la vertu n'est qu'une façade. Pis : elle procède du vice, ce qui allait bien au-delà de Sade, qui se contentait, si l'on peut dire, d'opter pour le mal contre le bien.
Si son nom s'est effacé, c'est aussi parce que la réception de ses textes a conduit à leur neutralisation. Le philosophe Adam Smith (1723-1790), père de la science économique et première référence du libéralisme, a remplacé le vice de Mandeville par un self love (amour de soi) moins sulfureux. D'où une formulation acceptable : l'égoïsme des individus, pour être moralement condamnable, n'en est pas moins économiquement souhaitable.
Max Weber (1864-1920), bien connu pour avoir expliqué la naissance du capitalisme par l'éthique protestante (la réussite matérielle étant signe d'élection divine) a évité de considérer l'idéal puritain des fondateurs du capitalisme comme un masque. Mais cette « cécité un peu tartuffe » semble s'être dissipée, Weber avouant à la fin de sa vie que la religion ascétique des débuts s'était muée en « un réalisme pessimiste, celui de la Fable des abeilles de Mandeville ». Cela ne serait pas sans lien avec le « désenchantement » du monde.
Mais deux penseurs de poids ne s'y sont pas trompés : Marx et surtout Hayek. Comme Smith, Marx (1818-1883) a fait des emprunts à Mandeville, le classant à côté de Fourier, pensant qu'il dénonçait, et non pas énonçait, les lois du capitalisme. Le Lumpenprolétariat a d'ailleurs des traits communs avec la classe des scélérats.
Considérant Mandeville comme un maître à penser, Hayek (1899-1992), théoricien de l'école néolibérale, a directement inspiré Reagan et Thatcher. Sa théorie du marché renvoie à un ordre spontané dont l'auteur du XVIIIe siècle serait le précurseur : le marché permet d'harmoniser ces passions humaines que Mandeville a mises en avant. Autre manière de répéter, signale Dufour, que les vices privés font la vertu publique, ou plutôt la richesse de quelques-uns.
Car la « richesse des nations » est d'abord celle des banquiers. Quel que soit le vocabulaire, « premiers de cordée » ou « théorie du ruissellement », les formules de l'abondance renvoient au même principe : les pauvres profiteraient du fait que les riches soient plus riches encore. Mais les chiffrent disent le contraire. En 2014 aux États-Unis, les 0,1 % les plus riches détenaient à eux seuls davantage que 85 % de la population.
« L'échange à somme positive » fait toujours un perdant, relève Mandeville, constatant que le peu d'argent qui ruisselle vers le bas de la pyramide est issu d'un prélèvement sur le dos des « pauvres laborieux ». Il ajoutait même, avant Marx, que cette plus-value initiale était le levier permettant à l'argent d'engendrer l'argent.
Dany-Robert Dufour nous fait découvrir un texte oublié, qui analyse le capitalisme en s'appuyant sur l'économie marchande, la monnaie, l'économie politique et, ce qui est plus rare, sur l'économie psychique. Sur ce point, Mandeville fait appel à des notions ou pré-notions qui ne seront formulées que bien plus tard.
Les choix opérés par la troisième classe mandévillienne font aujourd'hui deux grandes victimes : le prolétaire et la nature. Le capitalisme est même au bord de l'implosion, car une richesse infinie dans un monde fini relève désormais d'un authentique délire. Cette limite a d'ailleurs son équivalent psychique : la perversion est souvent la dernière défense contre la psychose. Si cette défense cède, le système craque.
Dans ce livre très dense, axé sur les mécanismes psychiques, Dany-Robert Dufour s'attache à montrer que le capitalisme actuel communique avec les thèses de Mandeville.
En d'autres termes, que Mandeville n'a pas seulement analysé l'origine du capitalisme. Mais on n'est pas obligé de le suivre quand il fait de Bretton Woods l'acte fondateur du capitalisme financier, quand il caricature les informaticiens, et quand il impute la crise de 2008 à quelques traders ayant forcé sur la cocaïne. Certes, il est question de perversité au sens de Mandeville, mais dans le cas présent, celle-ci se loge dans les mécanismes du système financier et dans sa logique (mis en lumière dans le récent Crashed, d'Adam Tooze).
Cet exemple met donc au jour un vieux questionnement qui concerne tout l'ouvrage : peut-on expliquer le fonctionnement collectif de l'économie par des comportements individuels ? Incidemment, que les appétences des hommes soient satisfaites par des objets qui font signe, suffit-il à fonder une théorie subjective de la valeur, procédant de la séduction ?
Ouvrage recensé– Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme, Arles, Actes sud, 2019.
Du même auteur– Le divin marché, Paris, Gallimard, 2012.– L’art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l'ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2007.– L’individu qui vient... Après le libéralisme, Paris, Gallimard, 2015– Plénoexie, Lormont, le Bord de l'eau, 2015.
Autres pistes– Bernard Mandeville, La Fable des abeilles, Paris, Pocket, 2017.– Karl Marx, Le Capital, livre 1, Paris, Éditions sociales, 2016.– Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905], Paris, Plon, coll. « Recherches en sciences humaines », 1964.– Adam Tooze, Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Paris, Les Belles Lettres, 2018.