Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Graeber
Que pensez-vous de votre travail ? Avez-vous l’impression d‘œuvrer dans le vide ?, de brasser du vent ?, de ne servir en rien à la société ? En un mot, votre boulot est-il à vos yeux un « job à la con » (bullshit job) ? Dans ce cas, vous faites partie du gros tiers d’individus qui, selon certaines études rapportées par David Graeber dans ce best-seller, pense n’apporter rien d’utile au monde. Le phénomène des bullshit jobs est-il l’un des maux qui rongent secrètement notre société ?
Coordinatrice de portefeuilles ou d’activités de détente, délégué qualité et performance, consultant en stratégie numérique, manager intermédiaire, leadership stratégique, co-directrice ou responsable adjointe de ceci, de cela ou d’autre chose… Voici une liste – non exhaustive – de tous les « jobs à la con » répertoriés par David Graeber dans son livre phénomène Bullshit Jobs.
Qu’est-ce qu’un « job à la con » ? s’interroge l’auteur.
Alors que la question ne se pose pas pour un infirmier ou une enseignante, dont l’utilité pour la société se comprend immédiatement, de nombreux métiers aux terminologies nébuleuses cachent leur totale vacuité. David Graeber nous explique comment, dans une société capitaliste qui prétend à l’efficacité et à la rationalité, une foule de postes stériles en est venue à scléroser le fonctionnement des institutions et des entreprises privées. Il s’attarde aussi sur la violence psychologique profonde qui en découle pour les intéressés, prenant au passage le contre-pied de l’argument généralement invoqué selon lequel l’homme serait fondamentalement fainéant et ne produirait rien si sa survie n’en dépendait pas.
Et si l’individu souffre autant de ne pas œuvrer au service des autres, c’est aussi à cause de la prégnance d’une valeur-travail qui déforme le regard posé sur celui-ci ainsi que sur le plaisir qui lui est par la force des choses devenu antinomique. Pourtant, cette situation génératrice de souffrance est largement acceptée : nous verrons en dernier point pourquoi.
Qu’est-ce qu’un « job à la con » ? Peut-on, par exemple, le reléguer au rang de « job de merde » ? Non, nous explique l’auteur, même s’« il est très fréquent qu’on les confonde » (p. 43). « Les jobs de merde (…) consistent dans des tâches nécessaires et indiscutablement bénéfiques à la société ; seulement, ceux qui en sont chargés sont mal payés et mal traité. » (p. 43) C’est typiquement le cas des agents d’entretien, qui sont indispensables à la bonne tenue d’un organisme, mais que celui-ci ignore ou méprise le plus souvent.
Les « jobs à la con » sont en général bien payés et bien considérés. Cependant, dans le meilleur des cas, ils ne servent à rien, dans le pire des cas ils sont néfastes à la société. Pour les repérer, quel meilleur juge que ceux qui les exercent ? David Graeber s’appuie sur les témoignages de nombreux individus qui lui ont écrit pour révéler leur situation dans des « bullshit jobs » suite à son article paru en 2013 dans la revue Strike?!. Grâce à leurs témoignages, l’auteur a développé cette définition du « job à la con » : c’est une « forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (p. 37).
Toujours grâce à ces témoins, il a développé une classification du bullshit job :
• les larbins permettent « à quelqu’un de paraître ou de se sentir important », comme Bill, réceptionniste, qui passe ses journées à appuyer sur un bouton pour ouvrir une porte que les résidents pourraient ouvrir eux-mêmes sans problème (p. 63) ;• les porte-flingues assument un boulot à composante agressive pour le bénéfice de supérieurs, comme Tom, qui retouche hommes et femmes dans des spots publicitaires pour tromper le spectateur et l’inciter à acheter des produits soi-disant miracles (p. 76) ;• les rafistoleurs règlent les dysfonctionnements récurrents d’organisations défaillantes, comme Pablo, développeur, qui passe son temps à réparer au « gros Scotch » (p.79) des technologies mal conçues ;• les cocheurs de cases recueillent les preuves qu’une structure initie des actions alors que, dans les faits, aucune suite n’est donnée à celles-ci, comme Betsy, qui interroge continuellement les résidents d’une maison de repos sur leurs préférences personnelles alors que les données ne sont jamais prises en compte pour améliorer leur vie (p. 85) ;• enfin, les petits chefs ne servent qu’à assigner des tâches à d’autres, voire, dans le pire des cas, à générer eux-mêmes des « jobs à la con » qu’ils confient ensuite à des subalternes, comme Ben qui, en tant que manager intermédiaire, reçoit des consignes d’en haut et doit ensuite les redistribuer à son équipe (p. 94).
Mais enfin, disent les économistes d’obédience libérale, il est impossible que les entreprises privées génèrent des emplois qui ne servent à rien ! « La dernière chose qu’on attende d’une boîte privée mise en concurrence avec d’autres boîtes privées, c’est bien qu’elle embauche des gens dont elle n’a pas réellement besoin. » (p. 48) Ce gâchis ne peut donc être que l’œuvre des administrations publiques qui, en une version à peine édulcorée de l’ancienne URSS, essaie de « créer des jobs pour tout le monde » (p. 48).
Cela, nous dit David Graeber, serait vrai si nous nous trouvions dans un système capitaliste au sens classique du terme. Or, ce n’est pas le cas. Notre société ressemble à ces féodalités anciennes dans lesquelles le politique et l’économique s’entremêlent. Les paysans produisent, puis les seigneurs siphonnent les biens produits pour les répartir autour d’eux, à leurs larbins, à leurs porte-flingues, à leurs petits chefs… Pourquoi ? Pour briller, pour acheter des insatisfaits, pour récompenser des alliés ou encore pour élaborer « une classification compliquée d’honneurs et de titres pour lesquels les nobles de rang inférieur pourront se chamailler » (p. 247) au lieu d’essayer de conspirer contre le seigneur.
Ainsi fonctionnent en interne les plus grandes entreprises. L’exemple le plus parlant évoqué par l’auteur est celui de la finance, qui fournit notamment pléthore de jobs de type « porte-flingue ». Les lobbyistes qui n’ont pas d’autre but que de protéger les intérêts de leur société auprès des gouvernements : bullshit job. Les avocats d’affaires qui défendent ces mêmes intérêts devant les tribunaux : bullshit job. Les chargés d’audit, comme Elliot, auxquels on demande de faire traîner les dossiers d’indemnisation pour siphonner le maximum de l’argent affecté à ces affaires : bullshit job.
Au passage, précise l’auteur, il s’agit d’emplois non seulement inutiles, mais néfastes à la société. Ainsi se retrouve-t-on avec 48 000 postes inutiles sur les 60 000 employés que compte une banque, selon l’analyse prudente de Simon, chargé d’analyser les procédures internes des établissements pour en identifier les problèmes (p. 243-244).
Inutiles ? Pas tout à fait ou, plutôt, pas pour tout le monde. Pas pour les seigneurs des temps modernes qui se créent ainsi un cortège de domestiques variés aux frais du consommateur ou du contribuable.
Selon une théorie fantasmagorique, l’être humain est fondamentalement un fainéant qui s’abandonne à une totale oisiveté si la société lui en donne les moyens. Le fondement de ce postulat ? Il dérive de « la théorie économique classique [qui veut que] l’Homo œconomicus (…) [soit] mû prioritairement par un calcul coûts-bénéfices. » (p. 129) Autrement dit, l’être humain cherche à acquérir le maximum de bienfaits en faisant le minimum d’efforts. C’est cette théorie qui justifie la politique de plein emploi, le refus du revenu universel et le mépris accordé aux chômeurs.
Or, elle s’avère, dans les faits, inexacte ; et la souffrance ressentie par les personnes qui exercent un bullshit job le prouve. Le témoignage d’Éric est ainsi exemplaire. Ce jeune homme diplômé en histoire et sans aucune expérience informatique avait été embauché pour faire fonctionner l’interface du système intranet d’une grosse entreprise. Cette interface devait donner un accès partagé à plusieurs succursales, mais les gérants des diverses antennes n’en voulaient pas, car ils avaient l’impression qu’elle limiterait leur liberté d’action. Éric avait été donc été choisi car il n’était pas en capacité de faire fonctionner correctement l’interface fonctionnelle. Il était ainsi rémunéré à ne rien faire.
Pour occuper ses journées, il lisait, il se baladait, il a même fini par s’inventer des voyages d’affaires grassement payés ponctués de nuits de beuveries. Son but ? Se faire licencier. Sans effet. « Quand j’ai essayé de présenter ma démission, mon boss m’a offert une augmentation de 2 600 livres, que j’ai acceptée à contrecœur. » (p. 117) Éric était payé pour jouir de la vie : selon la théorie économique traditionnelle, il aurait dû être pleinement heureux, mais ce n’était pas le cas. « Un après-midi d’été, j’ai brusquement fondu en larmes (…) [J’ai réalisé] combien cette existence stérile, sans rime ni raison, me foutait en l’air. » (p. 118)
Pourquoi de nombreuses personnes ne peuvent-elles pas être épanouies dans un bullshit job ? David Graeber remonte à la source du malaise : l’être humain éprouve de la « joie à être cause ». Cela se manifeste dès la naissance selon une étude du psychologue allemand Karl Groos (p. 132). Le bébé est heureux de constater les conséquences de ses gestes sur son environnement, car il prend la pleine conscience d’être une entité distincte. Or, le bullshit job agresse cette conscience d’être au monde, puisque toutes les actions effectuées par l’individu sont sans effet sur celui-ci. « Un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister. » (p. 134)
Il ressort de cela que l’être humain a besoin d’agir et de voir les conséquences de ses actes sur son environnement. Cela doit-il en passer nécessairement par le travail ? Pas du tout : l’associatif, le culturel, l’art, les loisirs sont des domaines dans lesquels l’individu peut s’épanouir. D’ailleurs, nous venons de démontrer avec David Graeber que l’être humain peut posséder un travail (« à la con ») et n’avoir aucun impact sur le monde qui l’entoure.
Pourtant, la valeur-travail est hautement considérée dans nos sociétés occidentales et les politiques ne cessent d’évoquer la nécessité du plein emploi. Avec les progrès de la technologie et de l’automatisation, nous pourrions aisément nous en passer et avoir des semaines très allégées avec du temps libre consacré à d‘autres activités.
Si nous ne le faisons pas, c’est parce que le travail est considéré comme une fin de soi et non comme un outil permettant d’obtenir quelque chose de supérieur, « l’idée communément admise étant que tout travail, quel qu’il soit, est un devoir sacré, par conséquent forcément préférable à pas de travail du tout » (p. 272). Voilà comment nous en arrivons à porter un regard accusateur sur certaines catégories de population accusé de ne pas en faire assez.
Cette vision du travail a un autre effet pervers qui est lié à la valeur même accordée à un travail donné. La plupart des gens, par exemple, admettent volontiers qu’une infirmière, un pompier ou un professeur des écoles rend un service beaucoup plus grand à la société qu’un chargé d’affaires, un expert en marketing ou un trader. David Graeber nous explique que cela est dû à une différence de valeur accordée au travail : la valeur économique (la valeur) et la valeur sociale (les valeurs au sens de principes moraux). Or, il est très difficile de mesurer la valeur sociale : qui oserait mettre un prix sur les soins d’une mère à son enfant ?
D’où cette conclusion abracadabrantesque, mais largement acceptée dans notre société : des bullshit jobs très bien payés, car chiffrables en termes de valeur économique (le trader, par exemple), et des professions indispensables à la bonne marche de la société (ce que l’auteur appelle les « classes aidantes »), mal rémunérées et quelquefois mal considérées, comme les éboueurs.
Comme nous l’avons vu, l’auteur a déjà expliqué le foisonnement d’emplois inutiles par la féodalité managériale. Dans un second temps, il s’interroge : pourquoi ce phénomène est-il si largement accepté ? Pour le comprendre, David Graeber se fonde sur l’histoire sociologique, culturelle et économique du monde. Il décrypte d’abord les « fondements théologiques de notre conception du travail » (p. 306). Celui-ci a été imposé aux hommes par Dieu lorsqu’Adam et Ève ont désobéi dans le jardin d’Éden. Originellement, le travail est donc une punition. De plus, la production est synonyme de souffrance : la femme n’accouche-t-elle pas (ne produit-elle pas la vie) dans la douleur ?
Pour autant, le travail n’est pas censé être déshonorant au Moyen-Âge. En Europe du Nord, la plupart des individus, toutes classes sociales confondues, se mettent au service d’un « patron » durant leur jeunesse. Les écuyers servent un chevalier, les jeunes filles nobles sont les suivantes d’une noble dame, les apprentis apprennent le métier auprès d’un maître, les fils de paysans vont travailler à la journée chez un voisin. Puis, un jour, forts de l’expérience acquise, ils se mettent à leur compte (en devenant chevalier ou maître-artisan, en reprenant la ferme ou en épousant un seigneur et en régissant la maisonnée). Dans cette perspective, le travail est donc éprouvant, mais il est utile et gratifiant.
Cela change lorsque la société mute d’un schéma de relations de services temporaires à un schéma de relations de travail permanentes, c’est-à-dire au salariat imposé par le capitalisme. L’individu ne peut plus espérer accéder un jour à un statut de travailleur libre produisant pour lui-même. Pour étouffer son mécontentement, les classes possédantes reprennent les préceptes religieux qui enseignent que le travail est punition, mais aussi rédemption et qu’il se suffit en lui-même.
D’ailleurs, plus il est utile à la société, plus il est moralement valorisant et valorisé, et moins il nécessite d’être rémunéré. Ne trouve-t-il pas sa récompense en lui-même ? Si, donc, un individu souhaite exercer un métier qui l’épanouira et aura un effet bénéfique pour la société (s’occuper d’enfants, par exemple), qu’il ne se plaigne pas d’être payé au lance-pierre. En revanche, s’il ne veut pas peiner à chaque fin de mois à payer ses factures, qu’il aille rejoindre la légion des bullshit jobs générés par la féodalisation managériale.
Bullshit Jobs est un ouvrage qui se veut une dénonciation de « problèmes sociaux » liés au monde du travail et à l’organisation globale de nos sociétés. Pour les révéler, il s’appuie sur des témoignages rassemblés de manière empirique et en tire une définition de son sujet, le « job à la con ». Les témoignages en question sont au cœur de son essai et David Graeber les considère comme symptomatiques d’un mal-être qui gangrène le monde du travail.
En dernière analyse, il va chercher loin dans le passé les fondements sociologiques et économiques qui sous-tendent d’après lui le phénomène : comment en est-on arrivé là ? David Graeber affirme ainsi alerter sur un phénomène ignoré et ouvrir la voie à un domaine d’études selon lui d’une grande importance pour l’avenir.
La réaction à cet ouvrage a été très forte. Bullshit Jobs est en effet un essai qui ne peut échapper au positionnement politique de son auteur : David Graeber se considère lui-même comme anarchiste. Chaque nouvel ouvrage de cet auteur soulève son lot de contempteurs. Certains ont désapprouvé la méthode, qui ne s’appuie que sur quelques 200 témoignages d’individus. Ceux-ci sont en outre des followers de David Graeber, c’est-à-dire des personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux et sont donc sensibilisés à ses propos.
D’autres ont dénoncé la subjectivité de la définition de bullshit job, cette dernière ne se basant que sur le ressenti personnel des individus en question.
L’ouvrage a en tout cas eu un fort retentissement dans les médias. Si le sujet est très controversé, le terme semble quant à lui amené à entrer dans le langage courant.
Ouvrage recensé–Bullshit Jobs, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018.
Du même auteur– Dette. 5 000 ans d’histoire, Éditions Les Liens qui libèrent, 2013.– La Démocratie Aux Marges, Le Bord de l'eau, 2014. – Bureaucratie. L’Utopie des règles, Éditions Les Liens qui libèrent, 2015.
Autres pistes– Bob Black, Travailler, moi ? Jamais !, Éditions L’insomniaque, 2010.– Olivier Cyran, Julien Brygo, Boulots de merde !, Éditions La Découverte, 2016.– Martin Ford, L’Avènement des machines, Robots & intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, Éditions Fyp, 2017.