Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Le Breton
On ne dénombre plus le nombre de reportages de l’extrême ni les émissions qui emmènent célébrités ou anonymes dans des espaces de « tous les possibles », aux confins du monde. Comme si régnait, dans la société contemporaine, une force qui nous pousse à rechercher ces conditions précaires pour toucher les limites de notre vulnérabilité et puiser dans nos ressources. L’accent mis sur « le risque délibéré, choisi ou accepté » (p. 15), notamment à travers les activités à risques – sports extrêmes, vitesse, altérations de la conscience, entailles corporelles – en particulier chez les jeunes populations, donne toute son originalité à l’ouvrage.
Dans nos sociétés, les domaines de la vie sociale concernés par le risque sont multiples. Parmi les plus touchés, on peut citer l’environnement, la santé et la technologie. Pour aborder la notion de risque d’un point de vue socio-anthropologique, David Le Breton propose un retour sur l’évolution de la notion dans le champ des sciences sociales, allant du risque global qui touche des populations entières à la prise de risque individuelle qui consiste à mettre sa vie en jeu, au propre comme au figuré.
En matière de risque, tout est d’abord affaire de représentations. « Le glissement de sens du terme “risque” passant de la référence à une probabilité à celle d’une menace ou d’un danger est le symptôme d’une société hantée par la sécurité, mais simultanément lucide sur l’étendue des menaces » (p. 10).
Ici, le risque est pris dans son acception individuelle d’activité poussant à la limite, tel le sport extrême qui engage une « quête d’intensité » et qui semble venir interroger une symbolique de la mort, pour vérifier la valeur de l’existence. Mais comment notre rapport au risque s’incarne-t-il à travers cette confrontation au danger ? Que cela traduit-il de notre rapport à l’existence ?
L’étude porte particulièrement sur les conduites à risque des jeunes, à travers l’alcoolisation, la toxicomanie, les fugues, les tentatives de suicide, les troubles alimentaires, la délinquance, les sectes, ou encore la vitesse sur la route, qui constituent des sortes de « prothèses identitaires » (p. 120). Cet ouvrage d’anthropologie des risques se veut aussi un préambule à une anthropologie des limites.
L’industrialisation a considérablement modifié les représentations sociales liées au risque. Les attentats, comme les catastrophes naturelles (dont Fukushima fait figure d’exemple par excellence), tuent sans distinction de classe, mais non plus de race, d’appartenance religieuse, d’âge ni de sexe, emportant tout sur leur passage.
Certes, les possibilités de se réinventer après une catastrophe continuent de marquer l’écart social, mais un nuage toxique touche autant les quartiers aisés que les plus défavorisés. De même pour le VIH, par exemple, qui atteint « toutes les catégories de population à travers les comportements sexuels, la toxicomanie ou même à cause des soins reçus » (p. 51).
Dans cet ouvrage, David Le Breton dresse un état de l’art de la notion de risque en sciences sociales. Celle-ci s’adjoint à des notions connexes telles que la sécurité et la prévention. En sociologie, l’ouvrage fondateur d’Ulrich Beck, qui paraît l’année de la catastrophe de Tchernobyl, place le risque au cœur de la réflexion sociologique du monde moderne.
Comme l’écrit Ulrich Beck pour illustrer cette évolution, « la pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique. L’expansion des risques liés à la modernisation – menaces portant sur la nature, la santé, l’alimentation, etc. – s’accompagne d’une relativisation des différences et des barrières sociales » (2001, p. 65).Le thème sécuritaire, l’effacement de la mort et la disparition sont autant de marqueurs de l’imaginaire social actuel qui engendrent des conduites à risque, souvent exécutées pour éviter de perdre la face.
Pour l’auteur, dans une société qui subit l’effondrement des repères symboliques, la douleur et la peur deviennent des sources de plaisir et réhabilitent l’appétence à vivre. Ce que recouvre le terme risque connaît des formes variées selon le lieu et l’époque, mais aussi au sein même d’une société, entre les jeunes générations et les plus anciennes, entre les hommes et les femmes, entre les ouvriers et les cadres, etc. Les activités à risque apparaissent comme une « variation sur le thème du memento mori » qui permet à l’individu d’osciller entre risque et sécurité, pour tenir en joug la précarité et la vulnérabilité de l’existence.
Depuis les années 1970, on assiste à l’émergence de nouvelles formes de risques extrêmes ; les activités se voient détournées au profit d’une quête personnelle de l’exploit. Pour assouvir la « soif d’aventure », on cherche à se mettre « en mode survie » et se confronter à la vitesse, à la haute montagne, à la vie sauvage, au lieu désertique. Il s’agit de réunir le maximum d’éléments pour simuler au plus proche les conditions précaires et braver les éléments.
L’individu contemporain crée l’aventure comme on projette qu’elle se vit, c'est-à-dire que l’inconnu se doit toujours d’être intense, extrême, dangereux. Comme s’il préexistait une injonction à l’aventure pour qu’elle soit vécue dans un rythme effréné, de mission en mission, parfois chronométrée et récompensée. C’est aussi, bien sûr, feindre l’ensauvagement dans cette nature devenue wilderness, mais qui, là encore, n’est que le produit de l’imaginaire occidental.
Malgré l’attirail qui accompagne sa visite, 4x4, GPS, et autres technologies en poche, l’aventurier contemporain se laisse croire à lui-même qu’il vit l’aventure sauvage et la met en scène sur les réseaux, en y mettant parfois un prix non négligeable. Cette simulation de l’état sauvage demande finalement une certaine organisation et beaucoup de préparatifs.
Pour les hommes en particulier, le risque peut constituer un rite de virilité (p. 205) : il s’agit de se mettre en représentation devant les autres pour épater, ce qui pousse à décupler les exploits, à aller plus vite, en somme à prendre plus de risques. L’activité n’est alors plus pratiquée pour le plaisir qu’elle procure.
L’auteur propose, en creux, l’interprétation d’une société exigeante envers l’individu où vitesse, vertige, limites de la perte de contrôle et maîtrise in extremis prodiguent la griserie et le frisson ultime pour se régénérer dans un sentiment de toute-puissance. « Ce que l’on ne peut pas faire avec son existence, on le fait avec son corps » (p.230). Le corps est vécu comme un partenaire, un adversaire ou un alter ego ; en tout cas comme une altérité.
L’auteur retourne la perception ordinaire du risque telle que les sciences sociales contribuent d’ailleurs à la diffuser, en s’attachant à traiter la notion à travers des sujets anxiogènes et négatifs, ce qu’illustrent de façon exemplaire les catastrophes en tout genre. D.
Le Breton s’attache ici à une autre approche qui donne toute l’originalité à son travail, traitant le risque en ce qu’il peut constituer une jouissance et une passion. Il s’agit d’une gestion plus individuelle qui a trait à la question de la transgression. « Malgré une conscience relative du danger qu’il court, l’individu préfère maintenir sa position » (p. 66) et passer la barrière transgressive ou affronter l’épreuve. Il s’agit alors de côtoyer le danger et de flirter avec ses limites.
L’auteur reprend quatre figures de conduites à risque, qui s’enchevêtrent les unes aux autres, préalablement développées dans son ouvrage En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie (2007). La première de ces figures est l’ordalie, qui correspond au fait de demander à la mort une réponse sur la valeur de son existence et ainsi se démontrer, à travers la survie, que la vie a une valeur. L’ordalie équivaut d’une certaine manière à jouer le tout pour le tout dans un jeu avec la mort.
Désormais privée du jugement divin, l’ordalie devient un rite personnel, elle ne s’adresse plus à une instance divine, mais à la chance ou au destin. La deuxième forme est le sacrifice qui vise à accepter de perdre une partie pour sauver l’essentiel. En guise d’exemple, on peut citer la pratique de scarifications ou toute forme d’automutilation, c'est-à-dire un individu qui se fait mal pour diminuer sa propre souffrance.
Ensuite, on relève la « blancheur », qui consiste en un effacement de l’identité, à travers la volonté de disparaître de soi, de quitter la pesanteur et se défaire des contraintes d’identité. Parmi les exemples, on citera l’alcoolisation extrême, la quête du coma et les jeux d’étranglements sur lesquels l’auteur s’arrête longuement pour livrer une analyse de la recherche de la syncope : « Si les effets physiques suscités par la syncope apparaissent désagréables lors des premières tentatives, pour certains ils se transforment au fil du temps en sensations désirées, recherchées pour leur jouissance et leur insolite. » (p.168). L’expérience de la blancheur correspond à la « petite mort » qui suit la jouissance. Enfin, la dépendance qui consiste en la répétition d’un comportement où le temps s’inscrit dans la circularité, telle que la toxicomanie ou des formes moindres de dépendance.
En somme, les conduites à risque constituent autant de manières de gagner du temps dans un contexte de souffrance.
L’auteur s’emploie à explorer plus en profondeur les conduites à risque chez les jeunes et propose ainsi un essai d’anthropologie de l’adolescence et des jeunes adultes. L’adolescence est comprise comme une période de passage, de transition, de rupture avec l’enfance et de détachement vis-à-vis des parents pour construire ses propres désirs. L’adolescent interroge frontalement l’identité, que les questions relatives à la sexualisation accompagnent.
Par ailleurs, la question des conduites à risque chez les adolescents met sensiblement en jeu le goût de vivre, mais ne nous méprenons pas, elles « se distinguent absolument de la volonté de mourir, elles ne sont pas des formes maladroites de suicide, mais des détours symboliques pour s’assurer de la valeur de son existence » (pp.88-89). De là, il peut arriver que ces conduites prennent la forme de rite de passage conçu par l’individu souvent jeune : ils deviennent des rites proprement personnels.
On note une tendance à la distinction genrée entre les activités à risque, avec des conduites plutôt discrètes pour les filles (troubles alimentaires, absorption de médicaments privilégiée pour la tentative de suicide), tandis que chez les garçons, on assiste à des conduites plus expressives : vitesse, alcool, drogue, suicide par défenestration voire par arme à feu. On compte davantage de tentatives de suicide chez les filles, mais elles en meurent moins que les garçons. Ces derniers sont, en revanche, plus fréquemment impliqués dans des situations de violence ou de délinquance.
L’auteur étudie les jeux symboliques avec la mort pour parvenir à une intensité de vivre. Chez les jeunes en particulier, ces pratiques apparaissent comme des tentatives de donner du sens à leur existence, comme ultime moyen de garantir l’intensité de la vie et de défier la mort.
Chez les adolescents, elles prennent une forme dite négative car elles expriment une souffrance et manifestent un manque à être. Au contraire, chez les sportifs de haut niveau, par exemple, elles sont frappées d’une lecture positive puisqu’elles dénotent une appétence à vivre. Cela sonne comme le signe d’une volonté de se remettre au monde par des conduites souvent douloureuses dans leurs conséquences (blessures, mutilations, dépendance voire mort).
Pour le jeune, la question des limites symboliques dans la relation aux autres et au monde se veut fondamentale. C’est à partir de celles-ci qu’il peut se construire comme partenaire actif au sein du lien social. Ces conduites apparaissent comme des tentatives de se mettre au monde par la ritualisation personnelle du passage à l’âge d’homme.
En quête de repères symboliques sur lesquels fonder ou consolider son identité, l’individu contemporain chercher à renouveler ses significations personnelles. Pour cela, il passe souvent par une recherche de limites et une mise en jeu du corps. Comme le dit l’auteur dans son ouvrage, Passions du risque : « L’individu tend de plus en plus à s’autoréférencer, à chercher dans ses ressources propres ce qu’il trouvait auparavant dans le système social de sens et de valeurs où s’inscrivait son existence ».
Le collectif ou la simple présence d’un tiers invite l’individu à une posture de représentation de soi, notamment quand il s’agit de prendre le volant sous l’empire de l’alcool ou de se mettre en équilibre pour montrer qu’on est à la hauteur… Quant au corps, il est vécu comme un partenaire, un adversaire ou un alter ego ; en tout cas comme une altérité. « Ce que l’on ne peut pas faire avec son existence, on le fait avec son corps » (p.230), et c’est bien ce dernier qui est mis en jeu dans les conduites à risque.
« Les conduites à risque témoignent aux yeux du jeune d’un temps qui paraît figé » (p.90), ce qui pousse l’auteur à développer une anthropologie de la lenteur. Pour lui, les comportements des jeunes, et en particulier les conduites à risque, sont intimement liés au rapport au temps. À travers cette étude, elles apparaissent comme des jeux symboliques avec la mort pour affleurer une intensité de vivre.
D’une certaine manière, cet ouvrage prolonge les Passions du risque publiées en 1991 et le Que-Sais-Je sur la Sociologie du risque. De plus, il constitue un véritable état de la recherche sur la socio-anthropologie du risque.
L’ère de l’individualisation conduit à la perte des repères symboliques ; l’individu cherche à se confronter à des obstacles, et la mort en est un de taille. Ces mises à l’épreuve de soi passent par des rites personnels et permettent davantage au jeune d’instituer son existence en en mesurant la valeur. L’auteur montre que leur interprétation doit dépasser la valeur transgressive allouée à ces rites.
Dans une approche socio-anthropologique, les références psychanalytiques mériteraient d’être davantage soumises à une réflexion critique afin d’éviter des généralités qui ne s’adapteraient qu’aux modèles traditionnels, risquant de juger ce qui ne rentre pas dans le cadre comme déviant.
On note chez David Le Breton une tendance à la nostalgie face aux nouvelles formes de la vie sociale, mais cela lui permet de mettre au jour la perte des repères symboliques dont notre société fait l’épreuve.
Ouvrage recensé– Conduites à risque, Paris, PUF, collection « Quadrige », 2013.
Du même auteur– Passions du risque, Paris, Métailié, 1991.– L'adieu au corps, Paris, Métailié, 1999. – En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007. – Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2011.
Autres pistes– Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.– N. J. Bell, et R. W. Bell, Adolescent Risk Taking, Newbury Park, Sage, 1993.– François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1988.– Patrick Lagadec, La Civilisation du risque, Paris, Le Seuil, 1981.