Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Didier Le Fur
Les manuels d’histoire présentent souvent la Renaissance comme l’irruption des sociétés européennes dans la modernité. Cependant, malgré les nouveautés de la période, dont ils perçoivent le caractère déterminant, les contemporains attendent surtout l’âge d’or évoqué par certaines prophéties chrétiennes médiévales. En particulier, le rêve d’un empire universel et messianique, abordé ici à travers l’exemple de l’expansionnisme de la dynastie royale des Valois en Italie (1494-1559), s’avère être une clé de compréhension des pratiques politiques, religieuses et sociales pendant la Renaissance.
Selon un cliché daté, mais tenace, l’éclat de la Renaissance aurait succédé à un Moyen Âge obscurantiste. De fait, il faut rendre hommage au génie et à l’influence d’une Europe dont l’étude renouvelée du latin et du grec, les traductions en langues vernaculaires, l’essor des sciences, l’imprimerie et la découverte de l’Amérique ont stimulé l’activité intellectuelle et accentué le rayonnement ; hommage aussi à la culture occidentale où l’art et l’architecture puisèrent à la source des mythes de l’Antiquité et de l’histoire païenne tout comme ils s’inspirèrent de la Bible et d’un ésotérisme fécond, et qui, par-dessus tout, valorisaient enfin l’homme.
Pour autant, les rythmes de cette évolution furent différents d’un territoire à l’autre, ce qui pose évidemment la question des limites chronologiques de la période. Les historiens en fixent l’apogée entre la fin du XVe siècle et les années 1550. Mais n’en repère-t-on pas déjà les premiers scintillements dans l’art et la littérature de l’Italie dès le XIVe siècle, sinon plus tôt ?
A contrario, en 1600, donc au crépuscule de la Renaissance, Giordano Bruno n’est-il pas condamné au bûcher pour hérésie par l’Inquisition, une institution médiévale, à Rome, l’un des premiers foyers de la Renaissance ? Il semble donc que celle-ci ait résulté de processus complexes, qui se sont manifestés sous l’effet de l’addition des paradigmes désignés précédemment. Mais une telle émergence ne s’est pas vérifiée partout ni au même moment ou sous la même forme dans toute l’Europe.
En fait, les pouvoirs et les sociétés sont mus par des aspirations encore largement tributaires des idéaux et des rêves du Moyen Âge chrétien, même si de nouveaux protagonistes comme l’islam, porté par les Turcs ottomans, interlocuteurs des États européens, entrent désormais en compte. D’ailleurs, à l’arrière-plan de ces mutations géopolitiques, l’attente eschatologique et messianique de l’empereur chrétien des derniers temps constitue l’un de ces héritages idéologiques. Pour avoir longtemps occulté cet aspect de la Renaissance, les historiens n’ont pas offert une juste appréciation de celle-ci, selon Didier Le Fur. C’est là une lacune à laquelle il se propose de remédier dans cet ouvrage à travers l’exemple de l’expansionnisme de la dynastie des Valois en Italie, du règne de Charles VIII à celui d’Henri II (1494-1559).
La Renaissance est un concept historiographique ambigu. Le mot lui-même, toujours employé, au XIVe siècle, en Italie comme en France, pour désigner le baptême, fut utilisé par les Florentins du siècle suivant dans un autre sens, celui de renouveau littéraire gréco-latin et des arts, pour désigner un retour à l’âge d’or de l’Antiquité après un Moyen Âge appréhendé comme décadent.
En France, il fallut toutefois attendre les auteurs de la Pléiade, vers 1550, pour que soit attestée cette seconde acception. Le XVIIIe siècle marque une autre étape dans la perception de la Renaissance, les philosophes des Lumières identifiant dans les mutations culturelles des XVe-XVIe siècles un puissant facteur d’émancipation de la raison et de l’individu, donc un progrès plutôt qu’un retour. Mais en cela, ils confondirent, selon Didier Le Fur, l’apprentissage des humanités et l’individualisme : « Ce temps n’aurait été que la préface à leur triomphe » (p. 13).
Quand la monarchie fut réinstaurée en France (1815), c’est Louis XII (1498-1515), le « père du peuple », qu’elle prit pour modèle afin de montrer qu’elle s’inscrivait elle-même dans une dynamique de renaissance rattachée à un progrès. La Renaissance, cette aube lumineuse, devenait en tout cas une période à part entière, à laquelle l’historien Jules Michelet (1798-1874), le premier, mit une majuscule. Cette consécration ne résulte-t-elle donc pas d’une invention mise au point par la postérité pour ses propres besoins ?Les décalages temporels dans la réception des nouveautés de la Renaissance et l’impact limité de celles-ci sur les masses semblent l’indiquer.
Didier Le Fur le vérifie en prenant l’exemple des grandes découvertes. Commençons par dire qu’il a fallu attendre la publication de la Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu (1556) pour que les Français se fassent une idée plus précise des terres émergées. Ce progrès vint donc tard, les hommes de la Renaissance ne disposant jusqu’alors que du legs à peine actualisé de la cartographie antique et médiévale. Ensuite, parmi les Européens, ce sont les Portugais qui, au début du XVe siècle, initièrent de lointaines expéditions ultramarines. Les Espagnols les concurrencèrent peu après, à bonne distance des Français. En effet, ces derniers explorèrent peu le Nouveau Monde, les expéditions de Jacques Cartier dans le futur Canada (1534 et 1541) traduisant toutefois l’ambition tardive du roi pour ce type de projet.
Et quand ils s’installèrent au Brésil, dans la baie de Rio (1555), ce fut pour en être bien vite chassés par les Portugais (1560). Si, par manque de conviction, la France s’est longtemps tenue à l’écart de l’aventure ultramarine, c’est d’abord parce que, toujours conditionnée par les enjeux d’une construction étatique médiévale, la dynastie régnante avait assigné un objectif plus proche à son désir d’expansion : l’Italie.
Certes, les guerres d’Italie (1494-1559) ont été décriées par les historiens, mais il faut rappeler que c’est l’Italie qui a fait appel à la France. Vers 1250, le pape souhaita en effet que le royaume de Sicile échût au roi capétien plutôt qu’à un membre de la famille impériale Hohenstaufen. Louis IX l’offrit à son frère Charles d’Anjou, qui le transmit à sa descendance. En outre, depuis le mariage de Valentine, fille du comte de Milan, avec Louis d’Orléans (1389), les ducs d’Orléans revendiquaient pour eux-mêmes ce qui était entre-temps devenu le duché de Milan.
En 1442, René d’Anjou fut expulsé du royaume de Sicile et en 1489, c’est encore un pape qui proposa à Charles VIII de faire valoir ses droits en Italie. Il faut dire que le roi de France était l’homme fort du moment. Depuis le XIe siècle, les Capétiens puis les Valois avaient renforcé leur pouvoir en élargissant le domaine royal avec, en particulier, l’intégration de la Champagne, du Dauphiné, de la Bourgogne et de la Provence par mariage, guerre ou achat. Enfin, la guerre de Cent Ans, contre l’Angleterre, s’était soldée par la victoire de la France et le royaume des Valois était prospère. Contre l’avis de ses conseillers, Charles VIII conquit le royaume de Sicile (1494), mais le triomphe fut éphémère.
Quand Louis d’Orléans lui succéda sous le nom de Louis XII (1498), ce dernier pouvait prétendre au royaume de Sicile en tant que roi, mais aussi au Milanais par héritage familial. Jusqu’à Henri II (1547-1559), les rois de France poursuivirent les mêmes ambitions italiennes en affrontant des concurrents déterminés : le roi d’Aragon, l’empereur germanique et parfois le pape lui-même.
Ainsi, de la victoire française de Marignan (1515) à la mort d’Henri II (1559), les Français, tour à tour alliés ou ennemis des mercenaires suisses ou allemands, ces forces vives palliant la faiblesse des armées nationales, furent parfois vainqueurs et présents en Italie ou battus, comme François Ier à Pavie (1525), puis expulsés de ce pays, les Valois s’accrochant à leurs droits dans la péninsule durant toute cette période. Henri II fut d’ailleurs longtemps glorieux sur le plan militaire (1547-1552) avant de connaître ses premiers revers sérieux.
Puis finalement, l’Italie elle-même ne voulut plus des Français pour les gouverner. Les guerres de Religion mirent d’ailleurs un terme à cette aventure qui avait permis de démontrer « la capacité des Français à s’emparer de terres éloignées des frontières de la France » (p. 92). Il faut ajouter que l’opiniâtreté des rois de France était soutenue par une conviction politico-religieuse, celle d’incarner un règne messianique.
En effet, les publicistes des rois Valois ont insisté sur la vocation sacrée de ces derniers à prendre la tête d’une monarchie universelle depuis longtemps prédite. Selon Didier Le Fur, il ne faut pas en minimiser l’importance : « Ce mythe fut alors tout aussi inexorable dans l’imaginaire collectif que les mérites du progrès le sont pour nous aujourd’hui » (p. 241). Celui-ci provenait d’une spéculation elle-même fondée sur la prophétie biblique de Daniel, selon laquelle la dernière monarchie de l’histoire devait précéder « la venue de Dieu sur Terre » (p. 243).
Mais les Oracles sibyllins, un texte antique à caractère prophétique, ont également influencé le propos à travers la prophétie du pseudo-Méthode (fin du VIIe siècle), largement diffusée en France, Germanie et Italie dès les Xe-XIIe siècles, et qui mettait l’accent sur le règne d’un empereur-messie anticipant le retour du Christ. Au Xe siècle, le moine Adson affirma que cet « empereur du Nord » serait un Franc. Au siècle suivant, une autre prophétie avança que l’initiale de son prénom devait être un C. Enfin, l’auteur d’un autre texte de même nature, intitulé Karolus filius Karoli, affirma au XIIIe siècle qu’un prince de la lignée de Charlemagne serait appelé à ce rôle et qu’il devrait aussi délivrer Jérusalem.
Or Charles VIII, en conquérant le royaume de Sicile, auquel était également attaché le titre de roi de Jérusalem, un legs du temps des Croisades, était un bon candidat. À grand renfort de calculs astrologiques et cabalistiques, l’application de la prophétie à sa personne vint justifier son rêve d’Italie. La littérature s’en fit d’ailleurs l’écho : l’éditeur Antoine Vérard, dans le prologue de l’Arbre des batailles (1493), assigne clairement cette fonction eschatologique à Charles VIII, dont le nom commençait par la lettre C. Il fallut évidemment adapter les arguments à ses successeurs. De fait, le roi de France devint une sorte de roi-messie sous la plume des thuriféraires de la monarchie française, déjà valorisée par un autre mythe médiéval, celui des origines troyennes des Francs.
L’humaniste Marsile Ficin, à Florence, reconnut en Charles VIII l’envoyé de Dieu et pour la première fois, un roi de France était même représenté avec la couronne fermée des empereurs, tel un « impérant roi » (p. 279) unificateur. Sur fond d’affirmation nationale ou religieuse, ce mythe de l’homme providentiel, que l’empereur germanique s’estimait d’ailleurs également digne d’incarner, devait perdurer, sous des formes variables, jusqu’en plein XXe siècle, avant d’être discrédité par les totalitarismes.
Le fait est que vers 1500, de nombreux signes soulignaient l’urgence de l’unité chrétienne, à commencer par la menace de la « diabolique secte mahométane » (p. 199) dénoncée en ces termes par le pape Nicolas V (1455). L’islam, peut-être ce maléfique « roi du Sud » évoqué par le prophète Daniel, incarnait l’autre, radicalement différent, mais désormais mieux connu, et il était solidement implanté en Europe à travers l’Empire ottoman. Or la croisade continuait à hanter l’imaginaire occidental. En effet, les victoires ottomanes de Nicopolis (1396) et Varna (1444), puis la prise de Constantinople par Mehmet II (1453), avaient fait de ce nouvel empire un ennemi redoutable ; elles justifièrent les appels à la croisade adressés par les papes de la Renaissance aux princes d’Occident. Or la chrétienté était déchirée par les guerres.
La croisade supposait en effet la paix entre chrétiens. À défaut d’y parvenir, la chrétienté dut au moins composer avec l’islam, jusqu’à contracter des alliances de circonstance avec le Grand Turc. Comble du paradoxe, la papauté donna le ton sur ce point : si le pape Innocent VIII avait proposé à Charles VIII de faire valoir ses droits en Italie, son successeur Alexandre VI Borgia n’hésita pas à requérir l’aide du sultan Bayezid II contre le roi de France. Le pape était en effet aussi un chef temporel, dont les intérêts politiques, mouvants, se heurtaient à ceux des princes laïcs. Pour sa part, François Ier, qui avait son ambassadeur à Istanbul, permit à Barberousse, amiral ottoman, de séjourner avec les 30 000 hommes de sa flotte à Toulon (1543). Le sultan devint même l’allié officiel de la France sous Henri II, qui demanda à Soliman de faire le blocus de Naples (1556) pour contrer l’influence des Habsbourg, leur « adversaire commun » (p. 228). En fait, cette alliance masquait aussi l’espoir et l’impératif eschatologique de conversion de l’autre, qui s’imposaient encore à la conscience du roi chrétien.
Au demeurant, l’exigence d’unité chrétienne et l’appel des papes à la croisade étaient contrariés par un nouveau défi, celui de la Réforme, que le moine Martin Luther avait initiée (1517). Là encore, si François Ier favorisa le catholicisme dans son royaume, il n’hésita pas à soutenir les princes protestants en Allemagne contre Charles Quint. Les pouvoirs temporels et spirituels de l’Occident chrétien devraient en tout cas intégrer cet autre facteur de division que fut le protestantisme. C’est cela aussi, l’histoire de la Renaissance : la reconnaissance de l’autre (l’islam) sur fond d’une impossible unité chrétienne, à laquelle la prophétie du dernier empereur permettait toutefois de rêver encore…
Certes, les guerres d’Italie ont favorisé des échanges culturels qui engendrèrent, en France, un renouveau des lettres et des arts. L’invitation à demeurer en son royaume, faite par François Ier à Léonard de Vinci au lendemain de la victoire de Marignan (1515), en témoigne. Mais à y regarder de plus près, les motivations françaises, au niveau juridique et politique, étaient encore marquées par les conditions qui prévalurent pendant le Moyen Âge tardif en matière de construction étatique.
D’autre part, si d’incontestables indices de rupture, au plan culturel, caractérisent la Renaissance, le mythe du dernier empereur montre à quel point la monarchie sacrale s’appropria encore les enjeux chrétiens du pouvoir tels qu’ils se sont affirmés au cours du Moyen Âge. D’ailleurs, même le recours à l’Antiquité s’y déploie souvent au service de l’affirmation chrétienne.
Faut-il pour autant voir dans la Renaissance un Moyen Âge continué ? Non. L’accumulation des paradigmes qui ont conduit à l’invention du concept de « Renaissance » fut trop déterminante pour l’avenir. D’autre part, le rapport à l’autre, à travers l’islam, entame une nouvelle étape en Europe. L’historien écrit sur le passé, mais en occultant, en particulier, les prolongements d’une vision théologique chrétienne et médiévale du pouvoir au début des temps modernes ainsi que leur traduction dans l’imaginaire social, les philosophes, les historiens et le pouvoir politique ont largement fantasmé la Renaissance.
La science historique progresse notamment par la révision de ses analyses. Ce livre de Didier Le Fur en est la preuve et son contenu justifie le titre retenu : Une autre histoire de la Renaissance. Il s’inscrit d’ailleurs dans une tradition historiographique qui, depuis quelques décennies déjà, revisite le concept de « Renaissance » ; de plus, l’ouvrage révèle un aspect méconnu de la période. Il ne s’agit donc pas, pour l’auteur, de bouleverser nos connaissances sur la Renaissance, mais de les parfaire en proposant une vision plus objective de cette époque. Les développements concernant l’« homme providentiel » offrent d’ailleurs, à ce titre, un éclairage précieux sur la longue permanence des représentations dans l’imaginaire symbolique collectif.
Enfin, l’ouvrage porte à la connaissance du public un propos renouvelé sur les guerres d’Italie. Au moment où l’Europe doute d’elle-même, le citoyen peut y découvrir les fondements d’édifices politiques abordés de façon peut-être trop rapide par les programmes scolaires.
En cherchant bien, on arrive pourtant à prendre l’auteur en défaut. L’attaque d’Autun par les musulmans (725) est ainsi présentée comme un fait historique (p. 221), alors qu’il s’agit certainement d’un mythe historiographique . Ce détail ne retire évidemment rien à la qualité de cet ouvrage passionnant, original et fort bien écrit.
Ouvrage recensé– Une autre histoire de la Renaissance, Paris, Perrin, 2018.
Du même auteur– Louis XII, un autre César, Paris, Perrin, 2001.– Charles VIII, Paris, Perrin, 2006.– Henri II, Paris, Tallandier, 2009.– L’Inquisition, enquête historique : France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Tallandier, 2012.– Marignan, 1515, Paris, Perrin, 2015.– François Ier, Paris, Perrin, 2015.– Diane de Poitiers, Paris, Perrin, 2017.– Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’histoire, Paris, Passés Composés, 2019.
Autres pistes– Arlette Jouanna, « La notion de Renaissance : réflexion sur un paradoxe historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°49-4bis, 2002/5, pp .5-16.– Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches, Paris, Seuil, 2014.– André Vauchez (dir.), Les textes prophétiques et la prophétie en Occident (XIIe-XVI siècle), Paris, De Boccard, 1990.