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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de François Dupuy
Fers de lance de l’économie moderne, choyés et accomplis, les cadres sont aujourd’hui désabusés et démotivés. Ils deviennent même au sein des entreprises des forces contraires. Peuvent-ils redevenir des éléments moteurs et si oui comment ? La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres pose ce constat dès 2005 et tente d’apporter des solutions. François Dupuy lance le débat, livrant sa connaissance, son analyse et son interprétation du phénomène de « malaise des cadres ». Qu’on rejette ou non ses thèses, force est de constater la puissance du diagnostic de ce sociologue, agitateur d’idées.
Selon François Dupuy, les élites économiques seraient fatiguées… Mais qui sont ces paresseux, apathiques ou déprimés ainsi décrits ? Problèmes existentiels individuels ou errements collectifs de l’économie moderne ?
Catégorie socioprofessionnelle assez large définie par l’INSEE, l’auteur choisit de centrer son analyse sur les cadres intermédiaires, non dirigeants ou indépendants, ayant une fonction « organisationnelle » au sein des grandes entreprises : « individus à qui est confiée, au moins en théorie, une mission d’encadrement, et qui occupent une position intermédiaire entre la direction de l’entreprise et l’ensemble des salariés » (p. 5).
François Dupuy note toutefois une nette évolution, le nombre de cadres encadrants diminuant tandis que les cadres spécialistes augmentent fortement.
En 2003, un cadre sur deux a vu son pouvoir d’achat diminuer alors qu’au même moment les dirigeants d’entreprises ont vu le leur doubler en quatre ans. Aujourd’hui l’écart n’a jamais été aussi important et un fossé s’est creusé entre direction et management intermédiaire. Longtemps silencieux, le malaise des cadres est devenu une réalité médiatique aux multiples déclinaisons : burn-out, bore-out, dépression, perte de motivation, droit à la déconnexion, arrêts de travail, absentéisme, reconversion professionnelle tardive…
Jamais les cadres n’ont été tant syndiqués, portant souvent leurs contentieux aux prudhommes, exigeant face à la pression et l’instabilité des contreparties financières. Ainsi les cadres seraient progressivement rentrés dans le rang du salariat ordinaire…
Pourtant dès 2005, le sociologue et consultant François Dupuy alerte les spécialistes des ressources humaines et également le grand public de cette potentielle « révolte des cadres ».
Dans ce court essai, il fait le constat de la baisse de motivation, de leur faible protection et des erreurs managériales, proposant dans une ultime partie quelques pistes de solutions. Quelle est l’origine de ce déclassement des cadres ? Perception ou réalité ? Avec les quatorze années passées, le phénomène s’est-il atténué ou au contraire aggravé ? Revenons synthétiquement sur les constats et solutions proposées sur ce sujet actuel, générant un mauvais climat social et transformant les « compétitifs » en opposants internes.
Pendant la période des Trente Glorieuses (1946-1975), les producteurs dominent leurs clients. Ce rapport de force favorable aux entreprises donne aux salariés une grande autonomie et une triple protection : garantie de l’emploi face aux aléas de la vie, organisation segmentée et séquentielle et protection face aux clients et face aux autres.
Plus spécifiquement, le modèle organisationnel français repose sur l’évitement du contact direct dans les relations de travail et une peur du face-à-face, d’où la mise en place d’une bureaucratie protectrice. Face aux effets pervers de la segmentation du taylorisme, les fonctions de coordination se multiplient. Avec le premier choc pétrolier (1971), la rationalisation des coûts et la concurrence à l’échelle mondiale, l’organisation du travail est devenue une nouvelle variable d’ajustement essentielle pour l’actionnaire. Cette ingérence dans l’organisation et cette perte de protection ont entraîné des confrontations permanentes dans l’entreprise, notamment pour les cadres assumant les missions d’encadrement.
L’effritement de la société salariale mise en évidence par Robert Castel touche depuis les années 1990 le cadre faisant face à son tour à une détérioration de ses statuts. La rupture avec l’entreprise est consommée d’où un fort sentiment de déclassement de ceux qui se pensaient « élites ». Ce n’est plus seulement un malaise, mais une perte d’identité par rapport aux quatre dimensions traditionnelles : proximité avec les instances dirigeantes, investissement dans l’entreprise, statut et réserve face à l’action collective.
Dès lors, les cadres prennent leurs distances sur la stratégie de l’entreprise qu’ils apprennent le plus souvent par la presse. Ils sont rentrés dans des pratiques quotidiennes de confrontation et de dépendance. On est passé d’un modèle de « loyauté/protection » à « concurrence/évaluation », d’une logique « d’honneur » à « contractuelle ». « La grande masse des cadres entre bien aujourd’hui dans la catégorie de ceux pour lesquels le travail est une douleur avant d’être un honneur » (p. 93).
Si en 1974, la question de la rémunération n’était même pas évoquée, elle figure depuis les années 2000 au premier rang avec l’intérêt porté aux fonctions occupées.
Avec l’instauration des 35 h, les cadres ont eu un sursaut. Supposés ne pas compter leurs heures, ils s’organisaient pour l’obtention d’un résultat, travaillant en moyenne 4,3 heures de plus que les autres salariés. Conscientes de l’apport décisif des fonctionnements transversaux pour l’amélioration de la qualité et la réduction des coûts, les entreprises ont exigé de leurs cadres de la polyvalence.
Accroissant leur productivité pour faire « le travail des autres », les cadres ont profité de la mise en place des 35 h pour diminuer la durée effective de leur travail, faute de pouvoir en réduire la charge ou d’augmenter les salaires. Finalement, ils ont développé de fortes exigences pour un faible engagement.
Sous l’effet de la globalisation, le travail et donc le management se sont déstructurés. Si des voix se sont levées pour affirmer que la seule richesse des entreprises, c’est leur capital humain, en l’état, c’est resté un vœu pieux. Le débat est d’ailleurs passé du thème du « travail » à celui de la « valeur travail », proclamant que ce sont les hommes qui « ont changé et non le contexte dans lequel ils évoluent » (p. 58).
La controverse sur la mondialisation est ainsi esquivée ; le mal être et la souffrance au travail deviennent une affaire médicale. Quelques palliatifs ont été mis en place via la formation permanente des cadres. Mais ces événements sont davantage centrés sur « ce qu’il faut faire » plutôt que sur le « comment comprendre ». Conviviaux, ces formations participent au désenchantement des cadres conscients qu’ils n’y trouveront pas de solutions à la détérioration de leur situation.
Pour s’adapter les entreprises ont commencé par changer leurs structures. Des fonctionnements « par équipes projets » ou « transversaux » sont apparues. Ces nouvelles structures ont isolé davantage les cadres, les prenant à leur propre piège, celui de l’individualisme et de la comparaison. Le cadre en charge d’un produit assume la responsabilité individuelle du résultat de son unité. Ces nouvelles situations de travail sont suivies à travers des outils d’évaluation et de gestion des cadres. Jugés tant sur le résultat personnel que sur la capacité d’action collective, cette gestion est jugée très politique, voire incompréhensible. « Jugés sur des critères de performance dont la réalisation est loin de ne dépendre que d’eux-mêmes, ils ne savent plus très bien sur quoi ils sont évalués et sans doute les entreprises ne le savent pas non plus » (p. 71).
Souvent purement économiques, ces critères ne tiennent souvent pas compte de la performance sociale du cadre et donc de son management.
Les organisations mettent en avant le volontarisme, élément clé du management moderne. Dans leurs efforts pour rassembler leurs troupes autour d’un objectif commun et partagé, elles publient chartes, visions et valeurs sans vérifier la compatibilité avec les situations réelles. On assène aux cadres ce qu’ils devraient faire sans se soucier de savoir s’ils en ont les moyens. Car ceux qui occupaient jusque-là des fonctions d’intermédiation se sont trouvés progressivement démunis de pouvoir réel. Ils se sont vu confier des missions d’intégration transversale toujours plus difficiles à réaliser. Enfin, il convient de ne pas oublier le paradoxe du manager, souvent contraint d’appliquer et de faire partager des politiques qu’il réprouve.
Durant des décennies, la grande entreprise était très protectrice pour ses cadres. « Nous seulement la fidélité y était récompensée […] mais on y apprenait la vie collective dans une relative douceur » (p. 26). Cet état est remis en cause notamment par le développement des stages, travail gratuit et passage obligé du début de carrière.
Précarité, diminution de l’écart des salaires et maigre reconnaissance ont abouti à une faible distinction entre cadres et non-cadres mise en évidence dès 1992. « La loi du marché ne leur est finalement pas plus favorable qu’aux autres salariés » (p. 15). Il devient ainsi urgent, stratégique et nécessaire de redéfinir l’ « offre de travail », de rebâtir le contrat qui unit l’entreprise à ses cadres.
Face à leur désinvestissement et à l’exigence accrue des organisations, les cadres ont développé une stratégie de « résistance passive », en reconstituant en leur sein de « mini bureaucraties ». Dès qu’un rouage se grippe, la réponse du cadre devient « not paid for that » pour justifier sa non implication. En exigeant une définition de fonctions précises, le cadre individuellement a développé un mécanisme de « protection ».
Les départements se sont spécialisés, devenant de facto des monopoles internes. Les plans de carrière ont disparu des pratiques des entreprises, remplacés par de la gestion au coup par coup. Ils sont ainsi nombreux à refuser des affectations qu’ils considèrent comme contraires à la préservation de leur équilibre socio-familial. Pour l’auteur, il convient de redonner des perspectives aux cadres.
Afin de promouvoir une gestion plus ouverte de la place des cadres dans l’entreprise, il existe selon Dupuy trois axes de réflexion : déspécialisation, apprentissage permanent et parcours professionnel horizontal et négocié. Dans un monde où les technologies évoluent rapidement, la question des expertises et spécialités est somme toute non essentielle.
D’où un recours à l’apprentissage permanent pour maîtriser son destin professionnel. Par les politiques de gestion de ressources humaines, il s’agit de créer une « mobilité apprenante » qui ne peut se réduire à une flexibilité inconditionnelle et subie. Les entreprises et les cadres pourront alors reconstruire une relation adulte, dans laquelle aucun ne sacrifiera ses intérêts essentiels à ceux de l’autre.
Au final, les cadres sont confrontés au quotidien à la pression des actionnaires et clients.
L’explosion de la structure hiérarchique traditionnelle devenue plus transverse et moins hiérarchique les contraint à assurer des responsabilités managériales, mais sans réels moyens. Ce constat explique leur désaffection et leur manque de loyauté vis-à-vis de leur entreprise. Éléments moteurs, ils deviennent une force contraire.
Ainsi en privant d’autonomie et de protection, cette révolution des organisations a transformé « ses messagers auprès des autres salariés » en opposants internes, conscients ou inconscients. Avec une telle force contraire et un tel danger pour les organisations, François Dupuy émet l’hypothèse de la disparition effective des cadres, accélérés par l’intégration des technologies modernes.
S’adapter ou succomber ? Et si leurs souffrances n’étaient imputables qu’à cette douloureuse transition ? Face à cette évolution, les cadres ont-ils encore les ressources pour surmonter ce nécessaire changement ?
Comprendre pour agir ne suffit pas ; il faut recevoir les moyens nécessaires à l’intégration harmonieuse aux nouvelles organisations. Finalement, la responsabilité de cette situation revient aux dirigeants et à la pression financière exercée.
En première ligne, la gestion des ressources humaines a l’obligation de juguler ou du moins de contenir ce problème. Ce n’est pas seulement « moral » car ce problème à un coût important pour l’entreprise qui ne fera que s’accentuer. Il faut parier sur le renforcement des compétences et l’autonomie par la maîtrise des carrières.
Finalement, le cadre aura certainement le dernier mot vis-à-vis des conditions de travail et de son entreprise par sa capacité à être à la fois engagé et distant.
Mêlant cas réels et analyses des comportements, cet ouvrage a le mérite de poser un regard sociologique sur des faits discernés encore confidentiels en 2005.
Perçue alors par certains comme une satire, mais vue par d’autres comme visionnaire, l’analyse de François Dupuy a depuis trouvé sa pertinence, complétée par d’autres études notamment psychologiques et neuroscientifiques. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la non-anticipation des directeurs, décideurs et législateurs.
Mais au-delà de, l’analyse et des solutions apportées, il convient de rester critique vis-à-vis du parcours de l’auteur.
À la fois observateur (sociologue) et acteur (consultant), François Dupuy est de fait juge et partie malgré son désir de présenter « la connaissance sans esprit partisan » (titre de son blog). Mais il est indéniablement proche du néolibéralisme économique, proposant une adaptation individuelle à un problème plus général. Il est tel un médecin qui pose le diagnostic et demande à son patient de vaincre sa pathologie, éventuellement avec quelques encouragements et placebos.
François Dupuy développe au scalpel sa vision quasi fataliste d’une économie qui asservit plutôt qu’émancipe, le seul espoir durable du cadre étant de devenir entrepreneur. Quitter le système plutôt que de l’affronter ou le réformer. On préfèrerait un ouvrage porteur d’espoirs et éventuellement d’utopies, capable d’ouvrir le « champ des possibles ».
Inutile de se voiler la face, cet ouvrage est là, au contraire, pour montrer la réalité et susciter le débat. Tel Cassandre, l’auteur a raison, même s’il aurait été si simple en 2005 de ne donner aucun crédit à ce constat.
Ouvrage recensé
– La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Paris, Éditions du Seuil et de La République des Idées, 2005.
Du même auteur
– L'Alchimie du changement. Problématique, étapes et mise en œuvre, Paris, Dunod, 2001.– Lost in Management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Paris, Éd du Seuil, 2011.– La faillite de la pensée managériale. Lost in management 2, Paris, Éd du Seuil, 2015.
Autres pistes
– Philippe Bernoux, La sociologie des organisations. Initiation théorique suivie de douze cas pratiques, 6e édition revue et corrigée, Paris, Points, 2014.– Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, Paris, Éditions du Seuil et de La République des Idées, 2007.– François Pichault, Gestion du changement. Vers un management polyphonique, 2e édition, Bruxelles, De Boeck, 2013.