Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Françoise Vergès
Dans cet ouvrage, Françoise Vergès analyse les recompositions du mouvement féministe depuis les années 1960. Contre un « féminisme civilisationnel », nouvel avatar de l’impérialisme occidental, elle promeut un « féminisme décolonial », intégrant droits des femmes, combat contre le racisme et anticapitalisme.
Cet ouvrage tente de déconstruire une analyse simpliste : les luttes féministes seraient rythmées par des progrès constants. L’auteure se positionne « contre une temporalité qui décrit la libération seulement en termes de "victoire" unilatérale sur la réaction » (p. 12). Face à une lecture accommodante et linéaire, elle dévoile les recompositions et les ajustements idéologiques contemporains. Aujourd’hui, le féminisme dominant tend à se focaliser sur les discriminations de genre, au profit d’une élite occidentale bourgeoise.
Or, par cet ouvrage, elle cherche à surmonter ces exclusions en dessinant un cadre inclusif et intégrateur. Son premier objectif est de rendre visible les délaissées : ces femmes « racisées » et précaires dont on postule à travers nos préjugés, qu’elles ne participent d’aucune forme de lutte et concourent même aux mécanismes de soumission. En les rendant visibles, Vergès rappelle que la domination masculine n’est pas un phénomène culturel, mais bien un mécanisme complexe qui implique de prendre en compte différentes dimensions : économique, sociale et politique.
Ici réside la seconde ambition de l’auteure : décentrer la lutte féministe de son orientation « genrée », qui la condamne à ne dénoncer que les inégalités et les discriminations à caractère sexiste. Cet ouvrage cherche à aller au-delà des questions de genre : « [Je défends] un féminisme décolonial ayant pour objectif la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme » (Id.).
L’auteure a fréquenté de près les luttes décoloniales. Fille de Paul Vergès, fondateur du Parti communiste réunionnais, elle est aussi la nièce de l’avocat Jacques Vergès, dont elle a accompagné le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Ses premières icônes féminines, à l’instar de l’indépendantiste Jamila Bouhireb, militent contre l’impérialisme européen. Cette militante du Front de libération national (FLN) algérien sera défendue lors de son procès par l’avocat Jacques Vergès, et deviendra par la suite sa compagne. L'itinéraire intellectuel de Françoise Vergès ne l’a pas conduit directement vers le féminisme : « Longtemps je ne me suis pas dite féministe, je me disais militante anticoloniale et antiraciste dans les mouvements de libération des femmes » (p. 14).
Car, « l’existence d’un vaste monde où résistances et refus de la soumission s’opposent à un ordre mondial injuste fait partie de la [vision] » (p. 17) transmise à l’auteure. Dans ce contexte, capitalisme, impérialisme, racisme et sexisme sont des « compagnons de route » qu’il faut combattre sur le même front. L’auteure rappelle qu’il n’y a là aucune nouveauté. La lutte des femmes du « Sud global » est une histoire ancienne que l’on continue pourtant d’ignorer : à travers les siècles, ces militantes ont parsemé les continents africain, latino-américain et asiatique, de combats où les contestations d’ordre économique, social, mais aussi environnemental et racial étaient intégrées.
Ce « féminisme de marronnage » (ce terme désigne la fuite des esclaves hors des plantations) a accumulé une expérience inestimable, dont ne peut se prévaloir le féminisme européen. En effet, ces femmes « racialisées » ont dû faire face au double assujettissement des colonisateurs et des colonisés. Dans des contextes d’oppression particulièrement exacerbés, elles sont parvenues à dessiner des « territoires souverains » au cœur du système esclavagiste, puis colonial. Ces expériences de luttes permettraient de prémunir le féminisme européen contre son institutionnalisation et sa perte de radicalité. ?
Le féminisme européen n’a jamais vraiment pris en compte les problématiques coloniales. Pourtant, fait notable, il naît de l’analogie constatée entre la situation des femmes et celle des esclaves. L’auteure cite en exemple Hubertine Auclert, figure militante du XIXe siècle, pour laquelle il fallait « empêcher les Français de traiter en nègres les Françaises ». Étrangement, le combat pour l’égalité des sexes fait mine d’oublier que sa naissance est liée aux atrocités de l’époque coloniale.
Néanmoins, « il y a 10 ans, les mots "féministe" et "féminisme" portaient encore un potentiel radical, ils étaient jetés comme des insultes » (p. 13). Pour Françoise Vergès, les mouvements féministes européens, malgré leurs réticences à aborder le colonialisme, ont été prolifiques durant les années 1960. La décennie suivante consacre, elle, la victoire éclatante du néolibéralisme, et corrélativement, l’institutionnalisation du « féminisme ». Comme le prévient l’auteure, « nous ne devons pas sous-estimer la rapidité avec laquelle le capital se montre capable d’absorber des notions pour en faire des slogans vidés de leur contenu » (p. 27).
Durant les années 1970 et 1980, les institutions internationales et les fondations américaines promeuvent ainsi la cause des femmes dans un sens compatible avec le capitalisme.
On voit dès lors apparaître un cadre idéologique centré autour de la notion d’empowerment, qui encourage l’autonomie et la mobilité individuelles. Les femmes du Sud deviennent dépositaires des projets de développement pensés depuis les pays du Nord. Les grandes ONG encouragent par exemple la libération des femmes à travers le microcrédit. On voit ainsi se diffuser un « féminisme développementiste » qui néglige l’organisation collective.
Cette contre-offensive néolibérale condamne les femmes du Sud, autrefois investies dans les luttes décoloniales, « à nettoyer et à réparer sans fin les morceaux de vies brisées de leurs communautés, mais sans demander des comptes aux vrais responsables » (p. 64). Cette dynamique participe selon l’auteure d’une nouvelle forme de « colonialité ».
Cette évolution participe d’un contexte plus général de disqualification des luttes décoloniales. Les associations de défense des minorités « racisées » sont régulièrement accusées de nourrir une haine de la France, voire un « racisme anti-blanc ». En Europe, la montée de l’islamophobie témoigne de la diffusion d’un certain nombre de préjugés à l’égard des populations de confession musulmane : le patriarcat serait inséparable de l’Islam, qui imposerait le pouvoir absolu de l’homme. Françoise Vergès s’interroge quant à l’avènement de cet « intégrisme laïc » pour lequel l’indépendance des pays du Sud aurait « renvoyé les femmes à la cuisine ».
Pour l’auteure, nous assistons actuellement au passage « d’un féminisme ambivalent ou indifférent à la question raciale et coloniale à un féminisme blanc et impérialiste » (p. 11). Sous prétexte de bienveillance à l’égard des femmes des pays pauvres, ce féminisme réactionnaire s’institue comme une « mission civilisatrice blanche et bourgeoise » : « Les femmes européennes partent en croisade contre la discrimination sexiste et les symboles de soumission qui persistent dans des sociétés hors de l’Europe de l’Ouest, elles se présentent comme l’armée qui protège le continent de l’invasion d’idées, de pratiques [...] menaçant leurs acquis » (p. 74).
Cette nouvelle idéologie convainc aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier politique. Selon elle, la condition de la femme chez les communautés « racisées » serait primitive. Cette analyse exclue d’emblée les facteurs socio-économiques et géopolitiques qui expliquent pourtant, dans des contextes postcoloniaux, la configuration réactionnaire de ces sociétés. Le « féminisme civilisationnel » prétend à une sorte de « supériorité culturelle », perpétuant une « domination de classe, de genre et de race », qui s’inscrit dans la tradition coloniale. Les récents débats autour du « port du voile » ou du « burkini » annoncent ainsi le glissement de nos systèmes politiques dans un sens autoritaire, faisant des « féministes racisées » des ennemies à abattre.
Face à ce climat délétère, le « féminisme décolonial » se doit plus que jamais d’être transversal, et ne pas tout abandonner aux questions de genre – ou de sexisme. La question de l’« intersectionnalité » devient donc incontournable : ce féminisme doit focaliser son attention sur les situations où les personnes subissent simultanément plusieurs formes de dominations et de discriminations. Il doit se tourner vers une analyse multidimensionnelle qui prend en compte, à l’instar des luttes anticoloniales, la totalité des rapports sociaux. « La méthode est simple : partir d’un élément pour mettre au jour un écosystème politique, économique, culturel et social afin d’éviter la segmentation » (p. 36). Pour Françoise Vergès, l’ « industrie du nettoyage » lie entre eux tous les éléments du puzzle. « Le monde où nous circulons est nettoyé par des femmes racisées et surexploitées. Sur ces vies précarisées [...] repose celle, confortable, des classes moyennes et le monde des puissants » (p. 8). En effet, les « Trente glorieuses » voient l’accès des femmes blanches à des postes d’encadrement. Pendant ce temps, la France encourage l’immigration féminine afin de satisfaire les besoins de main-d’œuvre à des emplois subalternes, comme dans le secteur ménager. À elle seule, l’ « industrie du nettoyage » met aux prises « les femmes racisées avec les produits toxiques, le harcèlement et la violence sexuelle, l’invisibilisation, l’exploitation, l’organisation légale comme illégale de l’immigration comme le déni des droits » (p. 119).
En permettant de lier toutes les dimensions contemporaines de l’oppression, notamment celles qui ont trait au capitalisme et au patriarcat, la condition de ces femmes est au cœur des luttes contre le racisme et l’exploitation. « Pour les féministes décoloniales, l’analyse du travail de nettoyage et de soin dans les configurations actuelles du capitalisme racial et du féminisme civilisationnel est une tâche de premier ordre » (p. 125). Elle offrirait une occasion de « dépatriarcaliser » les luttes révolutionnaires futures.
Si l’ouvrage de Françoise Vergès est indéniablement militant, sa conception de la lutte est très pragmatique, et démontre une forme de prudence toute scientifique. Son ambition révolutionnaire n’appelle pas à un « grand renversement », mais bien à un « travail quotidien et infini ». La subversion du féminisme décolonial repose sur sa capacité à rendre visible ce qui avait été condamné à l’inexistence.
C’est un combat qui porte avant tout sur la production de nouvelles connaissances : « Le travail de redécouverte et de valorisation des savoirs, des philosophies, des littératures, des imaginaires ne commence pas avec nous, mais une de nos missions est de faire l’effort de les connaitre et de les diffuser » (p. 25).
De ce travail patient doit émerger de nouvelles perceptions du monde. Ainsi, le féminisme « doit réapprendre à entendre, voir, sentir, pour pouvoir penser [différemment] » (p. 33). En témoignant des luttes féministes antiracistes et anticoloniales, Françoise Vergès entend participer d’un nouveau régime de pensée où « la justice pour les femmes justifie la justice pour tous ». Loin d’un « féminisme civilisationnel » qui défend les acquis occidentaux, elle propose un féminisme décentré de l’Occident, capable de redéfinir nos universalismes.
En effet, le féminisme décolonial doit façonner de nouveaux imaginaires. La vision défendue par l’auteure est celle d’un féminisme plus global, qui appelle au rassemblement des opprimés et à la redécouverte des identités. Il s’agit ainsi de « redonner toute leur force créative aux rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, [mais aussi] de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement » (p. 127).
Le féminisme décolonial est un ouvrage important. Il rappelle que les luttes progressistes font l’objet de détournements permanents. L’apparition d’un « féminisme civilisationnel », réactionnaire et impérialiste, ranime les anciens schémas de domination de la période coloniale. Contre cette dérive, l’auteure dessine les contours d’un féminisme inclusif et intégrateur, qui s’efforce de rendre visible les luttes oubliées par le féminisme dominant. Le travail de l’auteure s’inscrit dans un contexte de remise en question des féministes. À l’instar de la philosophe américaine Nancy Fraser dans son ouvrage Le féminisme en mouvements (2012), elle pointe les limites actuelles, rappelant la nécessité d’intégrer la lutte des femmes aux problématiques de classe et de répartition des richesses. En liant combat contre le patriarcat, lutte contre le racisme, l’impérialisme et le capitalisme, Françoise Vergès appelle de ses vœux un féminisme « plus tranchant ».
Les prises de position militantes de Françoise Vergès en font une cible privilégiée. En soulignant les impensés qui alimentent notre bonne conscience, l’auteure s’expose particulièrement. Certaines critiques voient dans ses travaux, par la mobilisation d’un vocabulaire qui exacerberait les différences entre français « normaux » et « racisés », la preuve d’un « racisme anti-blanc ». Ces attaques détournent opportunément les propos de l’auteure. En effet, chez elle le terme « blanc » désigne moins une couleur de peau qu’une « classe raciale ». La volonté de lier ensemble les différentes strates de domination suscite naturellement des réticences de la part de celles et ceux qui se refusent à reconnaitre leur condition privilégiée. Cette reconnaissance s’impose néanmoins comme l’une des conditions d’un « vivre ensemble » plus apaisé.
Ouvrage recensé– Un féminisme décolonial, Paris, Éditions La fabrique, 2010.
Ouvrages de la même auteure– L'Homme prédateur, ce que nous enseigne l'esclavage sur notre temps, Paris, Albin Michel, Coll. « Bibliothèque Idées », 2011. – Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.
Autres pistes– Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 2002 [1961]. – Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements, Paris, La Découverte, 2012.