Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frantz Fanon
Si l’on regarde la dernière œuvre de Frantz Fanon à la lumière du présent, on s’aperçoit que la lecture des Damnés de la terre ne se restreint pas à l’analyse de la décolonisation. Précurseur dans le champ des études postcoloniales, ce texte offre une théorie critique susceptible d’interroger plus largement les formes de domination. Engagé, Fanon appelle à la lutte, plus seulement contre un gouvernement colonial, mais contre un monde, celui de l’occident capitaliste. Éminemment politique, cette lecture permet de réactualiser la pensée décoloniale et de replacer une pensée de l’indépendance dans un monde décolonisé.
C’est au sujet de la violence que s’est concentrée une partie des critiques faites aux damnés de la terre. Par sa saisie lors de la parution en 1961, puis son interdiction sous le chef d’inculpation d’atteinte à la sécurité intérieure de l’État, nous prenons d’emblée la mesure des ressources que porte le texte.
Derrière la crainte qu’il suscite s’abritent des vérités qui trépignent. Elles parlent certes d’une violence, mais qui doit avant tout être replacée dans un contexte : celui d’un « temps mort », agonie d’une terre et de ses hommes. Or c’est bien cette violence qui caractérise l’entreprise coloniale, dont le venin s’est répandu jusque dans les muscles du colonisé. Cette figure omniprésente du colonisé incarne aussi bien la violence subie que la violence déployée, indispensable à la lutte révolutionnaire ; celle qui permettra de libérer un pays du joug colonial.
À cet égard déroutant, Les Damnés de la terre n’est pas un ouvrage construit sur un schéma scientifique classique – problématisation interrogative, résultat analytique, ouverture théorique – mais un texte de conviction, au regard démultiplié. Sa singularité réside dans l’absence de méthode ou plutôt cette pluriméthode qui emprunte à différentes disciplines – philosophie, sociologie, psychologie, anthropologie, histoire, littérature – leurs outils, leurs regards, leurs univers de sens.
Chez Fanon, le colonisé est d’abord un corps pétri de pathologies, que le colonialisme a réduit à l’état de « vie nue » : une vie dépourvue de valeur, n’existant qu’à travers une survie primaire. Ces pathologies vont en premier lieu se manifester par une violence « en interne », à savoir entre les colonisés, subtilement interprétée par le régime colonial comme une agressivité innée servant à justifier son idéologie (canaliser et contrôler ces forces agressives).
Cette manière de construire la « race » par les biais médicaux et psychiatriques, délicatement observée par Fanon lors de ses années de services psycho-médicaux, dévoile la part inconsciente de l’entreprise coloniale. Légitimer sans arrêt sa présence comme pour se rassurer et amener le colonisé à cette évidence : face aux taux de violence et de perfidie qui coulent dans ses veines, son autonomie le mènera immanquablement à sa perte.
Le colonialisme agit « sous la forme d’une mère qui, sans cesse, empêche un enfant fondamentalement pervers de réussir son suicide, de donner libre cours à ses instincts maléfiques. La mère coloniale défend l’enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique » (p. 201). Par son analyse du système médical et disciplinaire de l’entreprise coloniale, Fanon inverse l’origine de cette perversité. Le colonialisme est une gangrène. Il s’insère dans les corps et les esprits jusqu’à modeler l’univers mental de ses sujets, afin de les adapter à la servitude qu’il met en place.
La figure du colonisé est aussi celle d’une vie paralysée par la distorsion de son temps et de sa terre. Le colonialisme dit Fanon, n’est que reniement du passé, asphyxie du présent et absence de futur. Le colonisé est donc cet homme démuni de culture, cet homme tantôt abandonné à ses terres délaissées, tantôt volé pour les ressources qu’elles détiennent. En effet, le colonialisme ne s’intéresse qu’aux ressources qui « alimentent ses industries » et marginalise toute une partie des territoires, qu’il laisse mourir en l’excluant des circuits économiques. Toute cette violence qui définit si bien la figure des damnés de Fanon se révèle être celle qui maintient en vie le pays. Il ne s’agit pas, comme les critiques le dénoncent, d’un plaidoyer pour l’action violente, mais de la violence comme seule alternative de vie. Le cœur de la machine coloniale n’est constitué que d’artères agressives.
C’est ainsi que Fanon comprend que la seule issue, l’unique destruction possible de ce corps meurtrier, est celle d’une lutte qui prend toute entière ce qui est si brutalement déployé : la violence. Dans ce contexte, questionner la violence comme mode d’action par le biais de la légitimité devient désuet. Fanon ne s’interroge d’ailleurs pas, il affirme.
La violence comme pratique absolue de la lutte révolutionnaire – ici dans le cadre d’un soulèvement pour l’indépendance – s’insère dans un contexte précis, une conjoncture d’événements, qui vont déterminer le déclic insurrectionnel. Fanon observe la mise en marche du processus de décolonisation par différents biais. Le contexte géopolitique oblige les métropoles, notamment française puisque le cas sur lequel s’appuie principalement Fanon est celui de l’Algérie, à garder ses troupes pour protéger le régime de la « menace rouge » (les guerres d’indépendance éclatent en pleine Guerre froide). Les forces d’occupation militaire ne sont pas assez nombreuses pour contenir la masse colonisée. D’autant que la métropole nécessite parallèlement des forces policières pour faire face aux conflits qui ont lieu sur son sol (liés aux revendications ouvrières).
Fanon comprend ainsi que l’excédent de violence subie s’inscrit dans un contexte qui va lui permettre de s’investir ailleurs que contre elle-même. L’idée de parti politique ayant été importée de la métropole par les élites colonisées – plusieurs partis ont été créés. Ils donnent à l’idéologie nationale le cadre nécessaire à son épanouissement. Au début, loin des réalités rurales et coupées de leurs masses, l’intensification des tensions urbaines (arrestations, boycott, grèves, créations de syndicats, etc.) connecte finalement les élites, le prolétariat et la paysannerie, dont l’entrée dans la lutte sera décisive.
Pour Fanon, l’élite colonisée maintient une posture pacifique qui indique son relatif consensus vis-à-vis des colons, autour desquels elle évolue. Certains partisans débarrassés de la volonté de protéger l’intérêt de leur classe vont alors être exclus des partis nationaux pour leurs revendications « radicales » et leurs pratiques « illégalistes ». C’est à ce moment-là que ces « exilés de l’intérieur » vont rencontrer une autre misère : celle du peuple et de ses terres. Ainsi, ils comprennent « dans une sorte de vestige qui ne cessera plus de les habiter, que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial » (p. 123).
Les multiples visages du colonisé de Fanon vont former ensemble le corps de la prochaine nation. Le « réseau territorial de l’insurrection » se met en place et les paysans vont attaquer l’ennemi là où il se trouve : en ville. Arrivés d’abord aux périphéries, lieu de vie du prolétariat, ils emportent avec eux cette classe déjà idéologiquement gagnée à la révolution. Le discours national envahit chaque espace et conduit jusqu’aux interstices ce rêve nommé nation. S’ajoute à cela un élément clé pour Fanon, l’écho des autres luttes de libération qui vont entraîner un effet domino et répercuter les solidarités à tous les pays colonisés. À ces insurrections qui grondent, le colon répond « vite, décolonisons. Décolonisons le Congo avant qu’il ne se transforme en Algérie » (p. 69).
Frantz Fanon est d’autant plus percutant qu’il met en exergue les contradictions finalement inhérentes à toutes formes de luttes.
À travers l’exemple de la décolonisation, c’est la question de la mobilisation qui est à repenser. À l’échelle d’un pays comme l’Algérie, où les élites intellectuelles et commerçantes évoluent dans un monde profondément différent de celui de la paysannerie ou du prolétariat, comment penser un mouvement d’union, ou la convergence des masses, sans détruire leur hétérogénéité ? L’idée de nation, fructueuse pendant la phase guerrière, se retrouve, dès l’instant postcolonial, dans un vide idéologique et politique. Or l’histoire de ce vide passe d’abord par le parti qui devient l’instrument de la nation. Fanon se fait alors critique du mode d’organisation et de l’idéologie des partis en phases pré et post-révolutionnaire. Tout en maintenant ses convictions quant à l’existence indispensable de partis, il pointe les incohérences qui se retrouvent par extension dans le projet national.
Un évident décalage s’observe entre masses rurales, masses urbaines et bourgeoisie face à la pratique partisane. Tous n’ont pas les mêmes gestes politiques ni le même accès au politique. Dès los, la notion de parti sous-tend les enjeux auxquels se confronte l’idée de révolution. Bien qu’il se veuille mobilisateur de masses, Fanon dénonce les caractères consensuel et réformiste du parti. Selon lui, il resterait bloqué dans la théorie de ses élites et passerait à côté de la masse populaire. Paralysant ainsi la pratique, la théorie se confronte à la question du langage, pourtant essentielle à la circulation des savoirs. S’il est réduit à un vocable bourgeois, le langage politique continuera de « brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple » (p. 180).
À l’instar de Gramsci, penseur marxiste de l’entre-deux siècle (1891-1937), qui appréhende un langage commun comme seule alternative possible au regroupement des classes , Fanon exige des partis d’adopter un « langage concret ». À travers ces questions, il montre ce qui se rejoue au sein des guerres d’indépendance, à savoir la lutte des classes et la construction d’une nouvelle hégémonie. Derrière les frontières que la jeune nation échafaude se cache le vide politique de ses institutions futures. Fanon défend la nation, qu’il pense impérative face à la déstructuration totale du monde colonisé. Or pour que la nation existe, elle devra être appuyée par des organisations partisanes, auxquelles il pose une condition : qu’elles soient l’« expression directe des masses » et même leur « autonomie ».
Tel un visionnaire, Fanon décrit minutieusement l’état des sociétés à l’heure de l’indépendance. L’ensemble du champ politique postcolonial tombe dans un vide absolu, reflet du succès de l’opération coloniale.
La question économique est une des premières responsables. Tous les circuits financiers étant pendant la période coloniale tournés vers les ressources utiles à l’enrichissement des métropoles, la nouvelle nation se retrouve forcée de poursuivre l’acheminement de ses biens vers le grand capital, duquel elle se retrouve dépendante. Jetée par les colons dans un système concurrentiel, la nation perpétue l’exploitation de ses ouvriers et paysans, et capitalise leurs terres pour tenter de survivre face à la démence du système économique mondial. La caste au pouvoir rejoue le jeu de la colonisation au détriment des classes populaires. Les terres inutiles à l’époque coloniale se retrouvent à l’abandon tandis que les autres sont asphyxiées par la machine économique. La nation devient le parti, celui des anciennes élites colonisées qui évincent maintenant toute opposition politique. Construire à son tour une société bourgeoise n’est pas possible au vu du temps que cela nécessiterait et du retard qu’elle a face aux géants du capital.
La minorité au pouvoir récupère tout l’héritage de l’économie passée et s’enrichit à travers la corruption. L’illusion de sa grandeur économique se manifeste par l’immensité des buildings, des statuts, et du luxe de sa capitale et le mirage de son caractère politique par le spectacle de ses prodigieux meetings. La trajectoire décrite par Fanon est implacable : la nation postcoloniale tombe rapidement dans un système dictatorial obligé de se représenter par un « leader » pour assurer sa domination. Le politique s’effondre dans le vide et menace un pays, ses cultures et ses vies.
Discours chauvins et ultra-nationaux prennent le relais du racisme colonial. L’aspect mouvant du paysage de la libération disparaît au profit d’un néant culturel. Artistes et intellectuels tentent de faire renaître les particularismes de leurs pays et puisent dans les richesses d’un passé que le colonialisme a voulu tuer. En voulant « coller à la tradition », l’intellectuel se dote de l’instinct colon et « se contente de revêtir ces instruments d’un cachet qui se veut national, mais qui rappelle étrangement l’exotisme. L’intellectuel colonisé qui revient à son peuple à travers les œuvres culturelles se comporte en fait comme un étranger » (p. 212). Or pour Fanon, le passé est inactuel.
La culture a été incontestablement transformée par la colonisation, puis l’insurrection. C’est maintenant un double vide, politique et culturel, que ces nouvelles vies doivent combattre. Dans cette œuvre ultime, la réflexion de Fanon se découvre a-temporelle et confronte le lecteur à l’impératif d’une pensée et d’un agir critique.
Les damnés de la terre est un ouvrage éminemment politique, nécessaire à une pensée de l’auto-défense. Frantz Fanon apporte ici de nombreuses clés à l’analyse du monde postcolonial, qu’il appelle de manière urgente à vivre, et non plus subir. Pour ce faire, le fondateur du mouvement tiers-mondiste interpelle ses lecteurs face au besoin de (se) politiser, unique manière de « mettre au monde l’esprit » (p. 187).
Les damnés de la terre illustre avec brio toute la complexité des conflits qui éclatent aujourd’hui dans les pays du « tiers-monde », pour reprendre cette expression chère à Fanon. Indirectement prédits, les « printemps arabes » et plus particulièrement le conflit syrien, sont peut-être ce « réveil décisif du peuple » pressenti comme « une prise de conscience prometteuse de lendemains violents » (p. 161).
Au-delà des critiques qui lui sont faites pour son soi-disant goût pour la violence, Les damnés de la terre est un ouvrage parsemé de quelques ambiguïtés, reflets des conditions de son époque. Certes conscient des dangers que comporte l’idée de nation, Fanon ne conçoit pas d’autres manières de penser l’ensemble politique.
Quelle pourrait être sa substance si nous ne l’envisagions pas d’un point de vue national ? Ces lignes qui n’appréhendent le politique autrement que par le prisme étatique s’engagent dans une pensée de la libération qui donne pourtant à voir la décentralisation et l’autonomie comme nécessaires. L’équilibre entre un projet national – et non nationaliste – et une pensée de l’autonomie s’avère parfois confus. À cette nation s’ajoute l’idée d’une culture qui lui serait indissociable et qui pourtant s’avère néfaste si on ne l’envisage pas comme plurielle.
Mais le contexte dans lequel s’insère l’œuvre de Fanon rappelle que ces notions sont liées à une époque où il ne s’agissait pas de débattre, mais d’agir.
Ouvrage recensé
– Les Damnés de la Terre, 1961, rééd., Paris, La Découverte, 2002.
Ouvrages de Frantz Fanon
– Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2001.– L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2011.– Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La Découverte, 2006.
Ouvrages sur Frantz Fanon
– Abdelkader Benarab, Frantz Fanon, l’homme de rupture, Paris, Alfabarre, 2010.– Daniel Boukman, Frantz Fanon. Traces d’une vie exemplaire, Paris, L’Harmattan, 2016.– Pierre Bouvier, Fanon, Paris, éd. Universitaires, 1971.– Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Paris, Seuil, 2000.– Matthieu Renault, Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Paris, Amsterdam, 2011.