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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Fait divers et ses fictions

de Frédérique Toudoire-Surlapierre

récension rédigée parCendrine VaretDocteure en Lettres Modernes (Université de Cergy-Pontoise).

Synopsis

Arts et littérature

Un livre peut-il nous faire changer d’avis ? Et si oui, comment ? Frédérique Toudoire-Surlapierre aborde la question du renversement d’opinion sous l’angle du récit de fait divers. À travers quelques célèbres affaires criminelles et récits des XXe et XXIe siècles, elle perce à jour le pouvoir narratif du fait divers, son influence sur chaque individu, mais également sur la collectivité. Les processus de projection et d’identification habituellement mis en œuvre lors de la lecture deviennent ici totalement inconfortables. Pour y remédier, le lecteur devra apprendre à lire différemment.

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1. Introduction

Fait social, politique et idéologique, le fait divers fascine tout autant qu’il dérange. Très rapidement, il mobilise l’opinion publique et place chaque individu dans une situation d’inconfort moral auquel il va devoir réagir et tenter de faire face. En s’attachant aux récits de faits divers criminels contemporains marquants, Frédérique Toudoire-Surlapierre entend bien soulever quelques problématiques autour des différents mécanismes d’écriture mis en œuvre par les écrivains pour entrecroiser le réel et la fiction. Partagé entre plaisir et culpabilité, le lecteur se voit soumis aux influences et aux transgressions qui jalonnent le récit.

Ce qu’il lit le rassure et le dérange, bouscule ses idées reçues, le place en contradiction avec lui-même ; alors il se pose des questions, doute, remet en cause ses croyances, finit par changer d’avis et par adopter l’opinion d’un autre. Si un livre peut nous faire changer d’avis, le changement d’opinion peut-il vraiment nous changer ? Qui est cette opinion publique dont on parle ? Pourquoi les intellectuels, les écrivains et le public s’intéressent-ils autant au fait divers ? Pour quelles raisons les récits d’affaires aussi dérangeantes nous passionnent autant ?

Avec un terrain particulièrement favorable aux changements d’opinion, le fait divers, sensible aux effets médiatiques, est régulièrement exposé à de multiples rebondissements. Mais que fait le fait divers ? Face à lui, écrivains et lecteurs se heurtent à tous les dangers, à toutes les limites et ne peuvent que constater que les frontières entre le réel et la fiction sont parfois très floues.

2. Que fait le fait divers ?

Frédérique Toudoire-Surlapierre nuance les propos de Pierre Bourdieu lorsqu’il déclare que « les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion . » En effet, si en attirant l’attention sur eux ils la détournent de toute autre information « pertinente », obstruent et dissimulent, en revanche ils ont plutôt tendance à reconduire le lecteur à lui-même. Denrée rudimentaire à la portée de tous, le fait divers réduirait la vie à l’anecdote et accentuerait la division sociale de l’information.

La dimension sociale du fait divers est incontestable : événement marquant de la société, non seulement il satisfait notre curiosité, mais il constitue un acte d’intégration sociale, un fait de communauté qui délie la parole collective. Nous ne sommes pas impliqués personnellement tout en l’étant collectivement. La lecture d’un fait divers est une expérience intense du « vivre-ensemble », elle délivre de soi et permet de s’affranchir de son ego, d’accepter de changer son opinion pour adopter celle d’un autre.

Le fait divers favorise la lecture participative et certains faits divers sont eux-mêmes participatifs, à l’instar de l’affaire Henri Girard (octobre 1941) dans laquelle le public se sentit très rapidement concerné et impliqué. La plaidoirie finale de l’avocat entérina l’acquittement de celui qui était jusqu’à présent présumé coupable. Le public applaudit et s’enthousiasma, cette victoire collective fut celle dont le public avait réellement besoin en cette sombre période de l’Occupation.

Que ce soit sous la plume de Truman Capote avec De sang-froid, d’Emmanuel Carrère avec L’Adversaire, de Marguerite Duras avec L’Amante anglaise ou encore de Philippe Jaenada avec La Serpe, le fait divers, et plus précisément le fait divers criminel, devient fait littéraire. Ainsi, par le fait divers l’écrivain cherche à se réinventer, et le lecteur du XXIe siècle, grâce aux nouvelles technologies lui permettant de mener ses propres recherches, retrouve le plaisir de la connaissance.

3. Un livre peut-il nous faire changer d’avis ?

Moralement insupportable, le fait divers est propice aux revirements de situations et le récit de fait divers, un genre qui se prête tout particulièrement au changement d’opinion. Largement mobilisée par le fait divers, l’opinion publique dont il sera ici souvent question se manifeste par une « réaction publique » face à une information ou à un événement qui, dans un certain contexte, ranime « brutalement des valeurs concrètes communes ».

Donner son opinion demeure un acte important, il s’agit pour chacun d’« être », autrement dit d’exister sur la scène sociale, et d’« avoir » un avis. Toute opinion est exposée à des fluctuations, reste soumise à des influences de toutes natures. Mais quels sont les facteurs qui déterminent un renversement d’opinion ? La théorie de la « dissonance cognitive » avancée par Leon Festinger apporte des éléments de réponse à ces questions : lorsqu’un individu est placé dans une situation d’inconfort mental, pour tenter de réduire cet inconfort il choisira soit de changer d’opinion soit de faire changer celle des autres.

En 2017, le roman de Lola Lafon Mercy, Mary, Patty met en évidence, à travers l’affaire Patricia Hearst, jeune Américaine enlevée en 1974, les revirements successifs au cœur de cette affaire. En soulevant certaines questions, Lola Lafon offre au lecteur différentes options de lecture qui l’influenceront forcément : l’intéressée a-t-elle été manipulée ou manipule-t-elle l’opinion publique ? A-t-elle simulé ou a-t-elle réellement adhéré aux opinions de ses ravisseurs ? Qui joue un rôle ? Qui est sincère ?

En cherchant à savoir si elle a été ou non manipulée, l’auteur met le lecteur dans un inconfort mental tel que celui-ci n’a d’autre choix que de changer d’opinion, et ce, parfois, à plusieurs reprises. Lorsque Jean Giono nous fait part de ses Notes sur l’affaire Dominici, il ne cherche pas à innocenter Gaston Dominici, mais plutôt à apporter au lecteur des éléments de compréhension lui permettant de se forger sa propre opinion. En laissant planer le doute, Giono réintroduit du soupçon et favorise le renversement d’opinion du public.

L’influence d’un livre sur le lecteur agit à des degrés plus ou moins importants. Son influence est relativement faible lorsqu’elle est éphémère ; elle est excessive lorsqu’elle est obsédante et annihile tout esprit critique ; elle est renversante lorsque l’opinion du lecteur s’inverse soudainement ; enfin, l’influence est juste lorsque le lecteur parvient à conserver sa capacité de jugement sur lui-même.

4. L’écrivain face au fait divers

Pourquoi les écrivains s’intéressent-ils au fait divers ? Outre la visibilité et l’audience médiatiques que le récit lui confère, sous couvert de la fiction, l’auteur peut tout dire, tout envisager, du plus inacceptable au plus ambivalent.

Celui-ci lui offre un espace de liberté et de transgression morale, sociale, juridique et littéraire qui incitera Duras à fantasmer le fait divers, et Proust à sublimer la situation lorsqu’il publie son article « Sentiments filiaux d’un parricide » dans Le Figaro du 1er février 1907. L’écrivain prend parti et oriente. Il s’agit alors de faire réagir le lecteur, de l’influencer, de le faire douter au point qu’il remette ses propres croyances en question. Il arrive ainsi que l’écrivain lui-même, une fois immergé dans son récit, se trouve confronté à la même situation que le lecteur. Le fait divers peut tout à fait se retourner contre lui dès lors qu’il devient une affaire personnelle.

Le récit d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire, le roman de Truman Capote, De sang-froid, mettent en évidence leurs relations troublantes avec les criminels, la manière dont ils s’impliquent dans ces affaires. Chacun insiste sur le coût symbolique de son livre sur sa carrière et sur l’effet que peut produire un fait divers sur un écrivain. Certains écrivains choisissent d’assister au procès, d’autres de rencontrer les personnes impliquées, à l’exemple de Duras qui va jusqu’à s’entretenir avec le juge en charge de l’affaire Grégory pour écrire son célèbre article paru le 17 juillet 1985 dans Libération.

D’autres sont à la fois impliqués dans le fait divers et écrivain. Tel est le cas d’Henri Girard qui, à l’issue de son procès, choisit de s’appeler Georges Arnaud pour signer des œuvres telles que Le Salaire de la peur, Prisons 53 ou encore Mon procès.

D’eux-mêmes, les récits analysés dans l’ouvrage de Frédérique Toudoire-Surlapierre abordent la problématique du style du fait divers. La mise en scène verbale, le recours à des figures de style dont la nature consiste à amplifier ou à intensifier la langue, valorisent le fait divers. Ces procédés permettent à l’auteur d’agir à sa guise sur le lecteur et de le perturber suffisamment pour bousculer ses idées reçues. Dans son article consacré à l’affaire Pierre Rivière, ce seront bien la qualité d’écriture et le style de Michel Foucault qui influenceront le lecteur. Comme ne manquent pas de le souligner Giono et Duras : « tout n’est jamais qu’une affaire de mots ».

5. Le lecteur face au fait divers

Le fait divers modifie les pratiques de lecture et les récits de fait divers activent des mécanismes psychiques d’identification, de projection et de sympathie qui ne sont pas forcément des plus agréables pour le lecteur, dont il doit parfois se méfier et se protéger. Il peut ainsi se retrouver totalement déstabilisé dans ses repères et ses valeurs.

À la lecture du récit d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire consacré à Jean-Claude Romand, le lecteur oscille entre répulsion et empathie, sentiments contradictoires qui lui procurent un certain inconfort. Comme a pu le constater Frédérique Toudoire-Surlapierre, notamment à travers le roman de Lola Lafon Mercy, Mary, Patty, un livre peut avoir une profonde influence sur un public au point d’agir sur son opinion. Si la nouvelle opinion alors proposée lui semble plus bénéfique, si celle-ci lui paraît plus convaincante, ou encore si elle est moralement rassurante, alors le lecteur est prompt à changer d’avis. L’erreur, le doute et la croyance sont des facteurs déterminants dans le changement d’opinion du lecteur.

En effet, le lecteur change d’autant plus facilement d’opinion qu’il se montre vigilant à l’égard de toute erreur possible. Par son caractère instable, le doute remet naturellement en question ses acquis. Et c’est parce qu’il préfère croire les arguments exposés qu’il repensera ses croyances. C’est le doute introduit par Giono dans ses Notes sur l’affaire Dominici qui favorise le renversement d’opinion à propos de cette affaire. Dans La Serpe, ce sont les croyances de Philippe Jaenada, la confiance qu’il inspire qui font adhérer le lecteur à ses propositions et lui permettent de croire à l’innocence d’Henri Girard.

Entre l’auteur et le lecteur se scelle ainsi implicitement un « pacte de lecture » équivalent à un contrat, un accord qui est parfois inhérent au genre même du récit de fait divers. L’auteur met en place sa propre stratégie ainsi que ses modalités d’écriture. À son tour le lecteur doit accepter d’être perturbé, dérangé, influencé au point de devoir revoir ses opinions, de s’affranchir de son ego et concevoir cette lecture comme un acte collectif.

Dans La Serpe, Philippe Jaenada fonde son pacte de lecture sur un procédé autofictionnel qui lui permet de créer une complicité forte avec le lecteur.

6. Quand le fait divers s’inspire de la fiction

Formidable source d’inspiration et de réflexions, le fait divers ne cesse de fasciner les écrivains et les intellectuels qui voient en lui d’inestimables ressources littéraires. Jean Baudrillard, Pierre Bourdieu, Roland Barthes, Michel Foucault, Maurice Merleau-Ponty ou encore Régis Debray n’ont pas hésité à prendre position pour les faits divers et à les appréhender comme un fait social, politique ou idéologique.

Bien ancré dans notre réalité quotidienne, le fait divers s’est totalement imposé dans le paysage littéraire durant le XXe siècle et nous incite à considérer sous un autre angle les rapports du réel et de la littérature. Il arrive ainsi que les frontières du réel et de la fiction se troublent au point qu’il demeure parfois difficile de distinguer une personne d’un personnage. Le livre de Lola Lafon fait entrer Patricia Hearst dans un espace fictif qui lui confère le statut de personnage à part entière. Et lorsque Michel Foucault sublime Pierre Rivière en tant que personnage, il s’éloigne de la personne qu’il est. Progressivement les rapports entre la réalité et la fiction vont s’inverser et se confirmer au XXIe siècle : « Ce n’est plus le fait divers qui fait le roman, mais le roman qui inspire le fait divers ».

Ce n’est donc plus la fiction qui s’inspire du réel, mais le réel qui s’inspire de la fiction. Le roman de Bertrand Schefer paru en 2018, Série noire, est un roman inspiré d’un fait divers ; fait divers lui-même inspiré d’un roman noir américain qui, le 12 avril 1960, servira de calque aux deux ravisseurs du petit Éric Peugeot, petit-fils de l’industriel français, pour accomplir leur forfait. Le réel plonge dans la fiction, ce n’est plus le personnage qui s’inspire de la personne, mais l’inverse. Et puisque les ravisseurs se sont inspirés de la fiction pour la reproduire, les inspecteurs en charge de l’enquête vont devoir lire le roman pour avancer dans leurs recherches et voir cette affaire aboutir. La littérature devient l’enquête elle-même.

Michel Foucault ira plus loin encore en soulignant la concomitance du crime et de l’écriture dans le « récit-crime » de Pierre Rivière, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… Il établit ainsi une parenté entre l’écriture et le crime, identifie une intrication entre le texte de Pierre Rivière et son crime, une trame de relations. L’un et l’autre se soutiennent et s’emportent.

7. Conclusion

Oui, un livre peut nous faire changer d’avis, avec tout ce que cela comporte comme craintes et espoirs. Le lecteur doit-il pour autant s’y abandonner et se laisser convaincre par ce qu’il lit ? Les écrivains n’hésitent pas à mettre en œuvre différents mécanismes pour inciter leurs lecteurs à modifier leur opinion, mais ces derniers doivent toutefois conserver à l’esprit que du renversement d’opinion à la manipulation d’opinion il n’y a parfois qu’un pas.

La manière dont nous lisons le fait divers est révélatrice de la manière dont nous lisons actuellement, et l’ouvrage de Frédérique Toudoire-Surlapierre s’achève sur le portrait du lecteur de demain. Celui-ci dispose désormais d’outils qui lui permettent de mener ses propres recherches, de chez lui. Le support papier n’est plus le seul support de lecture et les nouvelles technologies en font un lecteur « augmenté » et davantage impliqué dans la quête d’informations.

8. Zone critique

Paru en 2019, Le Fait divers et ses fictions étudie dans ses moindres détails le fait divers à travers la littérature ainsi que ses effets sur le lecteur et sur l’auteur. De Proust à Jaenada, en passant par Duras, Foucault, Giono ou Capote, les récits sélectionnés par Frédérique Toudoire-Sulapierre forment un jeu d’échos et de miroirs mettant en évidence des caractéristiques communes. En effet, si nous ne sommes pas directement impliqués dans le fait divers, en revanche son caractère universel nous touche. Objet de fantasme, il ne cesse de fasciner les écrivains qui ne se lassent pas de s’en inspirer pour construire leurs récits.

Cet ouvrage qui en démonte très brillamment les mécanismes nous permet de prendre conscience que le récit de fait divers est réellement un genre à part et à part entière.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le Fait divers et ses fictions, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2019.

De la même auteure– Hamlet, L’ombre et la mémoire, Paris, Rocher, coll. « Figures et Mythes », 2004.– Que fait la critique ?, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2008.– Art is fear, Neuilly-lès-Dijon, Le Murmure, coll. « Borderline », 2012.– Oui/Non, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2013.

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